« Les droits d’organisation et d’expression des partis politiques sur le lieu du travail seront reconnus et garantis. » C’est dans le programme commun, page 110. Mais c’est aussi dans la réalité d’aujourd’hui, avec les interventions d’élus socialistes et communistes dans ou hors les entreprises.
Nous ne voulons pas parler simplement des rapports entre les partis et les syndicats mais voir comment les tentatives d’application par les partis de gauche de cette revendication peuvent modifier la situation dans les entreprises. Il s’agit de savoir aussi quelle peut être la réaction des militants syndicalistes.
La présence et l’intervention des partis politiques à l’entreprise ne sont pas un phénomène nouveau, La création des cellules d’entreprise du P.C. à partir de 1924, a été, au niveau de la méthode, un point de rupture avec la social-démocratie traditionnelle. Celle-ci était déjà relativement bien implantée, organisée en sections par localité, et n’intervenait pas en direction d’une classe sociale précise. Pour ceux qui avaient suivi Moscou, il était important de s’appuyer sur la classe ouvrière, le mythe d’une révolution prolétarienne en Russie servant de support idéologique.
À la fin des années cinquante, la clientèle électorale de la S.F.I.O. commence à l’abandonner. Ce Parti de notables devient un Parti parlementaire sans députés ou presque.
Le P.C., quant à lui, a légèrement modifié sa tactique : l’entreprise demeure le lieu privilégié de son action, mais il s’adresse directement au « peuple », patriotes après la guerre, femmes – elles ont le droit de vote, mais le travail féminin est moins développé qu’aujourd’hui –, jeunes non salariés, commerçants. Avec le gaullisme, sa presse périclite, son influence dans la classe ouvrière diminue.
À la recherche d’une « chair ouvrière »
Aujourd’hui, le P.C. et le P.S. orientent tous deux leur propagande vers les entreprises. La S.F.I.O. a été complètement rénovée. On sait par qui. Dès 1955, la tendance vers la constitution d’une force socialiste disposant d’une implantation ouvrière s’affirme :
« Tout cet ensemble de faits concourt à montrer qu’il est indispensable de créer une opinion ouvrière qui, informée par les organisations syndicales, puissamment animée par elles, serait susceptible de créer dans le pays un regroupement d’hommes et d’organisations qui, sans avoir pour eux-mêmes de préoccupations purement politiques, pourraient cependant créer les conditions indispensables d’un renouveau. » (Rapport moral du XXVIIIe Congrès de la C.F.T.C., mai 1955).
Le courant qui travaille à la rénovation de la C.F.T.C. semble en fait avoir pour but de rénover la S.F.I.O. en passant par les syndicats :
«…Il ne peut y avoir de force politique de gauche suffisamment puissante à la fois pour être efficace et pour échapper à la domination du communisme, si le syndicalisme libre ne trouve pas les moyens de favoriser la constitution de cette force. » (rapport d’Eugène Descamps au Congrès de novembre 1964.)
Ce n’est donc pas d’hier que la direction de la C.F.D.T. travaille à la « Reconstruction » du P.S.
Le P.C. peut craindre l’arrivée d’un concurrent disposant de moyens importants dans les entreprises. P.C. et P.S. peuvent craindre également que les travailleurs, réalisant l’impasse des méthodes parlementaires que la Ve République met particulièrement en évidence –, ne s’en remettent au syndicat pour la défense de leurs intérêts. La situation en Italie constitue à ce propos un exemple significatif.
Les députés en première ligne
On a donc vu ces derniers temps P.C. et P.S. tenir ou tenter de tenir des réunions dans les entreprises en la présence active de députés. Le mot d’ordre à long terme « reconnaissance de la section politique d’entreprise » signifie à court terme l’affirmation du rôle moteur du parti, y compris dans le domaine de la défense économique. Ces actions d’implantation des partis de gauche dans les entreprises sont la suite logique des méthodes de délégations, de pétitions aux députés, aux sénateurs, aux conseillers généraux, aux ministres, à l’Elysée, aux préfets, qui ont bien souvent détourné l’action des travailleurs en lutte contre les licenciements.
Ce rôle moteur du Parti est réaffirmé, tant par le P.C. que par les dirigeants du secteur Entreprises du P.S. Le P.C. le fait sans nuance :
« L’action syndicale est d’une fécondité exemplaire. Par elle, les salariés se défendent quotidiennement. Mais nous savons qu’elle a des limites, que le syndicat ne remplacera jamais le Parti ouvrier, que la classe ouvrière a un besoin vital de ce Parti pour remplir sa fonction historique.
« À lui de faire de la politique dans l’entreprise, de ne pas laisser à d’autres le soin d’être lui-même, de ne céder à personne son rôle ou plutôt sa mission. À lui d’affronter à la fois patronat et pouvoir sur le terrain où se décide la victoire.
«…Qui dit parti dit action politique. Lui seul peut la mener, lui seul le doit.
«…Dans les entreprises avant tout, dans les entreprises où il y a un monde à gagner aux idées de la démocratie et du socialisme. » (Laurent Salini, L’Humanité du 2 mars 1974.)
Mais au P.S. aussi, certains affirment leurs désaccords avec l’idée de l’égalité entre le Parti et le syndicat :
« Comment mener la lutte pour le socialisme sans ouvrir des perspectives politiques concrètes ? la dynamique de la prise de conscience des masses débouche nécessairement sur la conquête du pouvoir d’Etat. C’est donc l’affaire du Parti. Dès lors, son intervention, notamment dans les entreprises, ne doit pas se borner à saluer les luttes, elle doit les relier à une perspective globale.
« En conséquence, si le Parti aussi bien que le syndicat conduisent leur action, l’un et l’autre, en toute indépendance, ils ne sont pas autonomes l’un par rapport à l’autre. Ils ont en commun une perspective et surtout des responsabilités vis-à-vis des travailleurs, même si la nature de ces responsabilités diffère…» (Georges Sarre, secrétaire national du secteur Entreprise du P.S., Le Monde, août. 75).
Après ces affirmations, admises au niveau des organes dirigeants des partis et des confédérations C.G.T. et C.F.D.T., il faut savoir comment s’opère l’implantation du Parti dans l’entreprise. Le P.C. dispose d’une implantation ancienne, qui a parfois été mise en sommeil, les militants se contentant d’assumer les responsabilités syndicales, mais qui redémarre dès que la nécessité pour le Parti le dicte. Les communistes savent alors dans leur grande majorité prendre des initiatives spectaculaires.
Pour le P.S., les choses ne sont pas aussi simples. Dans la plupart des cas, le travail préparatoire d’implantation est à faire. Pour pénétrer l’entreprise, deux voies sont possibles : passer par la direction ou par les syndicats. Une brochure est éditée à cet effet par le secrétariat du secteur Entreprises du P.S., intitulée « Présence et intervention des socialistes dans l’entreprise ». On y conseille, dans le cas où aucun adhérent n’est signalé à l’intérieur, de contacter les syndicalistes. Au milieu d’autres directives sur l’attitude à adopter vis-à-vis des sections syndicales – directives qui ressemblent fort à l’autonomie engagée chère aux dirigeants cédétistes – on y apprend que
« Lorsqu’une lutte se produit dans l’entreprise, le militant socialiste doit réagir en militant politique ».
«…il faut démontrer aux travailleurs que l’action politique dépasse et prolonge l’action syndicale. »
La direction cédétiste actuelle, qui a tout de même un peu plus d’information sur le monde de l’entreprise que le P.S., a tout mis en œuvre pour lui faciliter la tâche, poursuivant en cela la mission qu’elle s’était fixée il y a quelques années.
Deux pas en avant, un pas en arrière
Pour habituer les travailleurs à la présence. des partis politiques dans l’entreprise, des députés y ont été parachutés. La fosse de réception était constituée par les sections C.G.T. et C.F.D.T. Lorsque les réunions se sont tenues dans l’entreprise, ce sont les délégués C.G.T. et C.F.D.T. au Comité d’entreprise qui ont été utilisés. Cela a provoqué en quelques endroits comme au Crédit Lyonnais à Paris, des mesures disciplinaires et de diminution de salaire contre ces délégués. Premier résultat pratique de l’action des partis dans l’entreprise : des délégués sanctionnés.
Après avoir, comme à son habitude lancé un ballon d’essai, la direction de la C.F.D.T. a fait machine arrière, sous la plume de Jeannette Laot dans Syndicalisme Hebdo du 18 septembre. Après avoir rappelé la position confédérale :
« La C.F.D.T. considère que les militants politiques devraient pouvoir prendre contact avec les travailleurs qui le désirent dans un local prévu à cet effet, dans l’entreprise elle-même. »
Jeannette Laot, évoquant les sanctions et l’absence d’un rapport de force favorable sur ce problème, rectifie le tir :
« Il convient d’y voir clair dans les priorités, en fonction du rapport de force.
« L’attribution aux travailleurs du droit d’expression pour s’informer et discuter de leurs affaires avec leurs sections syndicales est première.
« Sur la base de la mobilisation et de l’action menée sur ce droit d’expression, il sera possible de faire sauter le verrou patronal qui s’oppose à l’entrée de responsables syndicaux dans l’entreprise et de généraliser cette pratique.
« Alors les conditions seront meilleures pour imposer la liberté d’expression politique dans l’entreprise, surtout si les sections politiques agissent de leur côté pour imposer le droit pour les militants politiques d’y pénétrer. »
Comme on le voit, la direction confédérale est mise dans l’embarras, peut-être pas tant par les sanctions qui ont frappé des délégués que par le peu d’enthousiasme des travailleurs – constaté dans la majorité des cas – à se rendre aux réunions et surtout à se mobiliser pour le droit d’expression politique. La direction confédérale ne peut qu’apporter une fois de plus la preuve de sa méconnaissance quasi totale des réactions ouvrières.
Quant aux gauchistes, qui ont une fois de plus foncé dans la brèche ouverte par leurs aînés social-démocrates, ils ne peuvent ignorer que la reconnaissance juridique de la section politique d’entreprise ne pourrait s’effectuer – en toute démocratie bourgeoise – qu’au bénéfice des partis politiques « représentatifs », le critère de représentativité étant un résultat électoral. Ils ne pourraient y gagner que des possibilités d’intervention « gauche » dans les meetings des autres, en réclamant vingt nationalisations au lieu de dix.
Les conséquences de la « politisation »
Nous n’allons pas revenir sur la concurrence qui existe entre le parti et le syndicat. Les tentatives actuelles des partis de gauche en direction de la classe ouvrière en sont une preuve supplémentaire. Et nous nous employons à accentuer cette concurrence.
Mais dans la pratique, la présence réaffirmée, légale ou non, des partis politiques dans les entreprises va poser de nouveaux problèmes aux militant syndicalistes.
La première conséquence prévisible, c’est la désaffection des travailleurs pour les syndicats qui auront fait entrer les partis. Cela se traduira au niveau des élections et au niveau des adhérents par une baisse de leur influence. On verra se renforcer des syndicats comme F.O. ou la C.F.T.C., voire des organisations comme la C.F.T.
La deuxième conséquence, c’est que les luttes d’influence qui auront lieu entre partis accentueront la division des travailleurs, auxquels on fera jouer directement dans l’entreprise le jeu soit des intérêts du bloc capitaliste atlantique soit des intérêts du capitalisme d’État.
Dans cette confusion, les travailleurs syndicalistes réagiront selon leurs intérêts de classe et n’accepteront pas que leur combat syndical soit limité encore plus que par le passé par les directions petites bourgeoises ou bourgeoises des partis dits ouvriers. Il est en effet certain qu’une implantation des partis de gauche dans les entreprises permettrait, en cas de victoire électorale, de lancer la fameuse « bataille de la production ». L’organisation de classe des travailleurs doit donc tenter de les concurrencer. C’est par un travail d’explication et d’action en s’organisant dans les structures syndicales, pour maintenir le niveau de lutte contre le capitalisme et pour affirmer les intérêts ouvriers face aux partis jusque dans les réunions qu’ils organiseront que les anarcho-syndicalistes pourront permettre que se dégage dans la nécessité de l’autonomie ouvrière pour le combat de la classe des travailleurs salariés. Autonomie théorique et d’organisation, seul moyen pour réaliser le socialisme qui est l’abolition du salariat par la direction, sur la société, des organisations de classe du prolétariat.
Extension des droits syndicaux
Aujourd’hui, nous n’en sommes qu’aux préliminaires de l’implantation active et reconnue dans l’entreprise des partis. Les militants syndicalistes doivent répondre aux problèmes qui leur sont posés, tels que vote au C.E. sur le prêt d’une salle, etc. Cette demande leur sera souvent présentée au nom de la liberté, de la démocratie. Ils ne voudront pas refuser pour ne pas voter avec le patron. S’ils votent pour, ils s’exposent à des sanctions sans rapport de force, il faudra perdre un temps précieux à expliquer cette position aux travailleurs. En bref, du temps perdu pour l’organisation des travailleurs.
Nous pensons que si la situation se présente, les sections syndicales doivent poser comme préalable à toute discussion sur le droit d’expression des partis politiques l’extension des droits syndicaux. Elles revendiqueront la création ou l’extension d’heures d’information syndicale payées, sur le temps de travail, la libre circulation des militants syndicaux sur les lieux de travail.
Les syndicalistes sauront contraindre les travailleurs actuellement égarés dans des organisations de citoyens à s’exprimer directement en tant que travailleurs avec les autres travailleurs. Lorsque le syndicat jouera pleinement son rôle de seule organisation de classe, qu’il aura conquis les moyens de mobiliser, d’informer, d’organiser tous les travailleurs, ce sera peut-être le patronat qui réclamera, l’expression des partis politiques dans les entreprises. Mais les travailleurs en voudront-ils ?