« Îlots démocratiques » dans l’océan capitaliste ou « modalités particulières de l’interventionnisme de l’État capitaliste », les entreprises publiques et nationalisées sont un fait général dans la plupart des pays capitalistes du bloc atlantique.
D’importance variable selon les pays étudiés, le secteur public et nationalisé des pays capitalistes du bloc atlantique présente deux caractéristiques fondamentales :
– Poids considérable de ses investissements par rapport au total des investissements nationaux (21 % pour la R.F.A., 33 % pour l’Autriche, 35 % pour la France);
– Faiblesse de sa production marchande dans la production totale (9 % pour la R.F.A., 13 % pour l’Autriche et 12 % pour la France).
En devenant l’agent économique principal des pays capitalistes, et un centre de décisions modifiant directement les données immédiates de l’équilibre des économies capitalistes, l’État agit sur les composantes de cet équilibre : produit national brut, investissements, emploi, politique salariale et financière…
Cette action est cependant récente, car à la veille de la première guerre mondiale l’intervention de l’État dans le domaine de la gestion des entreprises industrielles et commerciales était, somme toute, d’une portée limitée.
La naissance d’un débat politique sur cette question date, dans le mouvement ouvrier, de l’immédiat entre-deux-guerres.
Le retour aux sources démontre, à l’évidence, l’intérêt des travailleurs pour une telle question qui allait devenir réalité au moment de la « grande dépression » des années trente.
Par ses interrogations et ses réponses, le mouvement ouvrier, dès cette époque, pose les jalons du grand débat historique relancé depuis le 27 juin 1972 par le Programme commun de gouvernement des partis de la gauche parlementaire.
Sous ce double aspect, la question des nationalisations mérite qu’on s’y arrête sérieusement.
La toile le fond de ce débat est la suivante : la classe ouvrière doit-elle se battre pour étendre le secteur nationalisé ?
Le préalable à toute réponse claire consiste, pour les syndicalistes révolutionnaires, à analyser les origines de l’idée de nationalisation dans le mouvement ouvrier et en France en particulier.
Un accouchement difficile
L’idée de nationalisation comme « gestion autonome d’unités de production au bénéfice de la collectivité », collectivité qui ne saurait s’identifier nécessairement avec l’État, est une idée neuve dans le mouvement ouvrier.
Elle n’est apparue en France de façon claire et distincte qu’en 1919 à l’occasion du congrès confédéral de la C.G.T. réuni à Lyon.
Avant la guerre de 1914, le mot existait. Il signifiait purement et simplement « appropriation par l’État des moyens de production ». Pour la petite histoire et pour montrer l’impact d’un tel mot d’ordre sur les travailleurs, citons le « marxiste français » Jules Guesde au congrès confédéral de 1910 :
« Vous multipliez la force du capital par la force de l’État en les coalisant contre les travailleurs. L’État, c’est l’ennemi, c’est l’arsenal et la forteresse de la classe ennemie que le prolétariat devra emporter s’il veut s’affranchir pour s’affranchir. Et lorsque vous voulez étendre le domaine de cet État, doubler l’État gendarme de l’État patron, je ne comprends plus. C’est un véritable suicide que vous voulez provoquer. »
L’immédiat après-guerre vit la direction de la C.G.T. réclamer le débat sur cette question. La volonté de « réconcilier le syndicalisme avec la nation », c’est-à-dire la volonté d’aider au relèvement économique de la bourgeoisie française tout en prétendant défendre les travailleurs conduisit la direction confédérale d’alors à un double refus ;
1) Refus de placer sous contrôle ouvrier ou en « régie ouvrière », pour reprendre le terme de Proudhon (Idée générale de la Révolution au XIXe siècle – 1851), les entreprises-clé.
« Il n’est donc pas question de donner la mine aux mineurs et les chemins de fer aux cheminots » dira alors Jouhaux, l’homme qui avait donné le soutien de la C.G.T. à la politique de « défense nationale » du patronat.
2) Refus de l’étatisation ou, pour reprendre le vocabulaire de l’époque, refus de la régie d’État à l’instar des nationalisations des chemins de fer en Allemagne et en Autriche pendant la guerre.
Ce double refus de cette volonté de la direction confédérale de « réconcilier le syndicalisme avec la nation » aboutit à la régie coopératrice, c’est-à-dire à des « entreprises d’utilité publique gérées de manière bipartite », c’est-à-dire par les producteurs et les usagers (capitalistes et consommateurs). Tel est le modèle intermédiaire caractérisant la gestion des entreprises publiques défendu par la Fédération de cheminots lors de son congrès ouvert le 28 juin 1918 à Bellivoise. L’objectif visé par la nationalisation est alors clairement exprimé :
« Un grand service public ne doit avoir pour but que l’administration des choses. »
Pour les dirigeants de la Fédération des cheminots, la nationalisation permettrait une rénovation des réseaux, une unification des signaux et la fin de la guerre des tarifs entre chemins de fer et canaux.
Bipartisme et lutte contre le gaspillage sont les deux pendants de cette politique. On est bien loin, comme on voit, du pouvoir ouvrier ! Le congrès de Lyon (1919) donnera la sanction confédérale à cette politique :
« La nationalisation industrialisée sous le contrôle des producteurs et des consommateurs des grands services de l’économie moderne : les transports terrestres et maritimes, les mines, la houille blanche, les grands organismes de crédit… Par la nationalisation, nous entendons confier la propriété nationale aux intéressés eux-mêmes : producteurs et consommateurs associés. »
Les choses se précisent : du bipartisme au tripartisme
En refusant de donner le pouvoir de décision, le pouvoir politique, aux masses ouvrières et à leur organisation représentative, la C.G.T., la direction confédérale ne put résister longtemps contre ceux qui, comme Léon Blum, le défendaient au Parlement, c’est-à-dire en dehors de tout contrôle ouvrier. Ainsi Léon Blum écrivait-il dans L’Humanité du 6 octobre 1919 :
« Comment le syndicalisme, s’il part en guerre contre les régies d’État, conçoit et entend-il opérer la nationalisation des grandes industries régulatrices : crédit, transports, forces motrices ? »
Eh oui, Blum mettait ainsi les pieds dans le plat.
Si le politique dépasse les masses ouvrières organisées et qu’en plus on veut les réconcilier avec la nation, alors l’action parlementaire et légaliste devient le moyen d’accéder aux réformes désirées par la direction confédérale. Mais le bipartisme de la C.G.T. exclut tout contrôle des parlementaires. Pourquoi les exclure ? dira Blum.
De plus « les consommateurs n’ont pas à être représentés en dehors de l’État », donc des parlementaires.
En résumé, le tripartisme naîtra d’un triple refus :
- Éviter le bipartisme avec l’État-patron comme en Grande-Bretagne où la Fédération des mineurs, dans son rapport publié le 20 juin 1919, proposait la création d’un Conseil des mines composé de dix parlementaires et de dix représentants ouvriers.
- Éviter d’exclure les parlementaires, c’est-à-dire le « moyen de faire des lois ».
- Éviter que les masses ouvrières et leur représentant, la C.G.T., soient les seuls à avoir le pouvoir, autrement dit que l’action nécessaire aux transformations se situe sur un terrain extra-parlementaire, et pose le problème de la contrainte de la classe ouvrière sur le patronat.
Ce triple refus est à l’origine du passage du bipartisme au tripartisme, tel qu’il apparaît pour la première fois le 6 mai 1910 avec la publication du texte C.G.T. tendant à la nationalisation des chemins de fer. Cette fois, les principes sont nettement arrêtés :
- Partout où il y a service d’utilité publique, la nationalisation doit reposer sur la gestion tripartite.
– L’organisation de ces services sera dirigée par un Conseil d’administration composé de trois parties égales : par exemple, six producteurs désignés par leurs organisations représentatives (ouvriers et techniciens), six consommateurs (la moitié représentant la consommation « domestique », l’autre les usagers industriels), six représentant la « collectivité » désignés par la direction générale de l’économie nationale.
Ainsi se mettait en place l’idée de nationalisation « secteur d’utilité publique géré de façon tripartite » qui devait être reprise dans le plan élaboré par la C.G.T. en 1935, puis dans le programme du Conseil national de la Résistance, avant d’inspirer un certain nombre de nationalisations entre 1945 et 1946.
Le mot d’ordre de gestion tripartite marque dans le mouvement ouvrier la conjonction de trois courants défendant tous avec une même ardeur leurs patrons nationaux ;
- La social-démocratie autrichienne avec son chef de file Otto Bauer, véritable théoricien du tripartisme, voire du quadripartisme, à l’instar de ce que fut le mode d’organisation des houillères en Allemagne dans l’immédiat après-guerre ;
– Le socialiste français d’Albert Thomas, qui fut pendant la Première Guerre mondiale d’abord sous-secrétaire d’État à l’artillerie et aux munitions puis ministre de l’Armement (fin 1916-septembre 1917),
– Enfin la droite syndicale, grande conciliatrice des ouvriers et des patrons pendant et après la guerre. Ce courant se trouva représenté dans la personne de Léon Jouhaux.
Pour ces socialistes nationaux ;
- L’intérêt national est supérieur aux intérêts de classe. Nous sommes loin de la formule du Manifeste communiste « les prolétaires n’ont pas de patrie ».
- Il n’est pas question de donner le pouvoir aux travailleurs (mineurs ou cheminots).
- Le secteur nationalisé est un îlot socialiste au milieu de l’océan capitaliste.
- Le socialisme n’est rien d’autre qu’un changement de forme de la propriété capitaliste, les ouvriers ne doivent pas y avoir le pouvoir de décision.
- Le contrôle et la centralisation de la propriété nationalisée doivent s’effectuer non par les organisations de masse de la classe ouvrière mais par les organisations interclassistes de type parlementaire.
- L’organisation syndicale devient donc le lieu où se conforte l’illusion démocratique bourgeoise qui veut que l’État soit au-dessus des classes et que le pouvoir soit au Parlement. Dans cette perspective, la tâche des organisations ouvrières est de soutenir les députés ouvriers. L’organisation de classe n’est donc pas un organe de pouvoir extra-parlementaire des masses, ni l’organisation construite pour contraindre le patronat par la force de la grève et de la lutte permanente des travailleurs.
Et quand Albert Thomas déposera le 19 avril 1919 sur le bureau de l’Assemblée nationale ses propositions tendant à l’autonomie financière et industrielle des établissements d’État, il dénoncera dans son projet la lourdeur de l’appareil économique de l’État, sa centralisation administrative excessive et la médiocrité des salaires publics, employant avec cinquante ans d’avance le même type d’arguments que le gaulliste Simon Nora. Mais, alors que le premier tentait de démontrer la nécessité du tripartisme par rapport aux régies d’État, l’autre fera l’éloge de la libre entreprise par rapport au tripartisme. Les temps changent.