« Non à la privatisation ! Tel est le dénominateur commun des luttes des travailleurs des entreprises publiques. Ces luttes, qui intéressent plus de deux millions de salariés, mettent le doigt sur une des questions les plus déterminantes de la lutte socialiste révolutionnaire aujourd’hui : doit-on lutter pour le maintien et l’extension des entreprises nationalisées, doit-on lutter contre la privatisation ?
S’engager dans cette direction revient à proposer un retour à cet âge d’or où le secteur nationalisé, par son importance économique et le type particulier de sa gestion, s’opposait à la rationalité profiteuse d’un secteur privé sans grand pouvoir. Dans cette optique, les nationalisations auraient constitué un secteur industriel homogène, différent par nature des entreprises privées et possédant des caractéristiques de gestion différentes parce que publiques.
À partir de ces positions, tout s’explique :
- demander l’extension des nationalisations devient la réponse cohérente à la politique de défense des acquis ;
– demander l’extension des nationalisations, c’est proposer et lutter pour la mise en place d’une économie à rationalité supérieure, donc capable de sortir le pays de la crise ;
– demander l’extension des nationalisations, c’est faire valoir les intérêts de la majorité sur ceux de la minorité exploiteuse… et la boucle est bouclée !
Tout ce raisonnement s’appuie sur un postulat simple : le secteur nationalisé et un corps étranger dans le mode de production capitaliste, la forme étatique de l’appropriation des moyens de production s’oppose fondamentalement à la forme privée.
Pour prendre position dans ce débat. un rapide retour en arrière nous a paru déterminant. Cela fait. nous pourrons dégager les tendances historiques afin de bien comprendre les positions syndicales sur cette question.
L’utilité de la gestion publique après-guerre
Contrairement à la guerre de 1939 – 40 qui entraîna surtout une désorganisation de l’appareil de production, le côté destruction devait l’emporter en 1944 au point que la « reconstruction » fut considérée comme un impératif national par les trois partis de la coalition gouvernementale (M.R.P., S.F.I.O. et P.C.F.). Ce ménage à trois repose sur un contrat, un protocole d’accord signé le 24 janvier 1946. On s’y promet « d’éviter toute polémique de caractère offensant ou injurieux », on s’engage « à développer au gouvernement, dans l’Assemblée, la presse et le pays un esprit de solidarité loyal pour la défense des décisions prises en commun ». C’est dans ce contexte que seront nationalisées les industries du gaz, de l’électricité, les houillères et les grandes compagnies d’assurances. La délégation des gauches avait demandé également les nationalisations des mines de fer, de la sidérurgie, de la marine marchande, de l’industrie, des métaux légers et encore de l’air liquide, du ciment, des explosifs et enfin de la soude. Socialistes et communistes auront le bon goût (il faut soigner le langage… ) de ne pas l’exiger du M.R.P.
Pourquoi un grand parti bourgeois comme le M.R.P. ne repoussa-t-il pas ces premières nationalisations ? Par rapport à la subvention publique des mêmes industries en exploitation privée, la nationalisation constituait une rationalisation et une mesure d’économie : rationalisation des méthodes de gestion ainsi que des plans de développement limités dans le cadre d’une gestion privée, vu l’insuffisance de rentabilité des formidables capitaux nécessaires à ces secteurs, et mesure d’économie parce que les subventions aux entreprises privées revenaient plus cher que la couverture de leur déficit par l’État, la différence étant constituée par la masse des intérêts sur capitaux à assurer aux anciens propriétaires.
L’utilité de la gestion publique était donc double :
- comprimer certains des coûts des entreprises privées ;
– créer des produits indispensables au développement économique que la gestion privée n’aurait pu assurer avec profit. Comme on peut le remarquer, tout cela ne sort pas du mode de production capitaliste ; mieux même, permet d’y entrer avec le minimum de frais.
L’importance spécialement grande des investissements des entreprises publiques durant les premières années de l’après-guerre provient de l’ampleur des destructions qu’elles avaient subies et de la nécessité de leur croissance rapide comme condition à celle des autres secteurs. C’est « l’effet d’entraînement ». Leur caractère vital pour le développement des autres activités économiques leur fit bénéficier de la priorité absolue au cours du premier plan de modernisation de l’équipement (1948 – 52).
Leur croissance fut pendant cette période largement en tête devant les autres secteurs. Ainsi, alors que le taux de croissance annuel de la production intérieure brute est en moyenne de 4,16 %, les chiffres sont 12,7 % pour l’électricité, 17,75 % pour le gaz naturel et 4,26 % pour les transports et les télécommunications.
Cependant, si la croissance de la production des entreprises est en général exceptionnelle – la demande étant particulièrement forte pour les produits de ces secteurs – la croissance des recettes fut freinée par le retard des tarifs publics par rapport aux prix industriels et par rapport à la moyenne des prix de la production nationale brute.
Pour fixer les idées, dans la période 1950 – 52, les prix industriels connaissent un rythme d’environ 50 % par an, le charbon et l’électricité respectivement 18 % et 12,5 %. Ce retard général des tarifs sur l’indice des prix industriels inaugure les pratiques actuelles, utilisation des tarifs publics dans la politique conjoncturelle, utilisation des tarifs publics pour peser sur le niveau des prix.
Mais à côté de l’utilisation conjoncturelle de la tarification (qui est la cause de graves déséquilibres dans la gestion de grandes unités productives comme le sont les entreprises publiques) signalons la pratique de la tarification préférentielle – le retard pris par les tarifs ED.F. haute tension et S.N.C.F. marchandises est supérieur à celui que prennent les tarifs E.D.F. basse tension et S.N.C.F. voyageurs.
Lorsque les entreprises publiques à prix réglementés (E.D.F., G.D.F., C.D.F., S.N.C.F. et R.AT.P.) soumettent à leurs ministres de tutelle un projet de hausse des tarifs, la question immédiate de ces derniers est d’en demander la répercussion sur le niveau général des prix. Or, lorsque les ministres calculent l’incidence d’une hausse des tarifs publics sur les prix, ils ne pensent qu’au comportement des patrons. C’est pourquoi ils bloquent d’abord les tarifs à usage industriel. Quant aux revendications des travailleurs, c’est aux patrons d’y faire face, pas à eux ! Un exemple : sur la période 1947 – 1952, les prix haute tension ont connu une hausse annuelle moyenne de 11,62 % contre 12,6 % pour la basse tension.
Du point de vue des investissements, les hausses de prix de l’immédiat après-guerre posèrent aux entreprises publiques des difficultés de financement car le retard de leurs propres hausses de tarifs rendait leurs possibilités d’autofinancement insuffisantes. Autre difficulté qui s’ajoute aux précédentes, l’indemnisation des anciens propriétaires : à l’instar de ce qui s’était fait en 1937 lors de la nationalisation des chemins de fer, sous le gouvernement réactionnaire Chautemps, les lois de 1946 portant nationalisation de l’électricité, du gaz et des houillères décidèrent l’émission d’obligations dont le produit servirait à indemniser les anciens propriétaires. Dans cette situation, les entreprises publiques recoururent aux subventions (fonds de modernisation et d’équipement, avances du Trésor et dotations budgétaires en capital) et aux emprunts à moyen terme.
Le recours aux emprunts à moyen terme fera sentir ses effets sur la gestion des entreprises publiques d’une manière dramatique : les frais financiers représentent 20 % du total des ressources destinées à investir l’E.D.F. en 1952. La privatisation des investissements, on le voit, ne date pas d’aujourd’hui.
Le secteur d’appropriation privée tire profit dès cette époque des entreprises publiques :
– par les tarifs préférentiels ;
– par la mise en place des infrastructures indispensables à son développement ;
– par le biais des intérêts versés sur les emprunts émis par les entreprises publiques.
Le début des années 50 consacrait le changement d’orientation tant attendu par le patronat. La politique financière de l’État donnait maintenant un rôle moteur au secteur privé. Le but clairement exprimé était la relance du marché des capitaux. Alors que la priorité aux investissements du secteur d’État entraîne logiquement leur financement par l’impôt, financement le moins coûteux en période d’inflation galopante (les années 1947 et 1949 sont significatives à cet égard), donner le rôle moteur au secteur privé implique :
- stabilisation des dépenses publiques ;
– réduction des dépenses en capital du budget ainsi que des recettes fiscales ;
– développement de l’épargne privée et du marché des capitaux par des politiques d’emprunts publics.
Ainsi se vérifie dès cette époque la fameuse mise en garde lancée par Jules Guesde au congrès de Lyon de la C.G.T. en 1910 : « Vous multipliez la force du capital par la force de l’État en les coalisant contre les travailleurs…»
Et la privatisation ?
La pratique du transfert des bénéfices des entreprises d’appropriation étatique en direction des entreprises d’appropriation privée est aussi vieille que les entreprises publiques elles-mêmes. Qu’elle se réalise par l’intermédiaire des bas tarifs préférentiels ou de l’appel aux capitaux privés pour le financement des investissements, la relation public-privé s’est toujours passée au bénéfice de ce dernier. S’agit-il de cela lorsqu’on parle de privatisation ? Pour éviter la confusion dans l’emploi d’un tel concept, essayons d’en donner une définition. Pour nous, privatisation ne peut signifier que deux choses :
- Domination de la forme d’appropriation privée des moyens de production et d’échanges sur les autres dans le procès de production et de circulation des richesses, donc domination de cette forme d’appropriation sur les autres, en particulier sur le secteur d’appropriation étatique ;
– Glissement de la gestion des entreprises d’appropriation étatique dans le sens capitaliste, c’est-à-dire domination progressive de leur gestion par des critères tels que profit, rentabilité, autofinancement, compétition, c’est-à-dire des critères de gestion qui entretiennent la séparation des travailleurs avec les conditions objectives de leur existence, marché du travail, hiérarchie des rapports sociaux et des revenus, exclusion de tout pouvoir des travailleurs.
Si la première définition s’en tient à la forme de propriété uniquement, la deuxième pose la question fondamentale de toute nationalisation, la question fondamentale de la lutte de classes, la question du pouvoir. Les faits économiques sont des faits sociaux avant tout !
Si on s’en tient à la première définition – entretenue par la direction de la G.G.T. –, la privatisation peut être constatée à quatre niveaux :
- Privatisation de l’économie, ce qui signifie domination de la forme privée de l’appropriation des moyens de production dans le procès de la production sociale, ce qui est confirmé par les indications suivantes : l’importance du secteur public dans l’investissement et la population active est respectivement de 40,2 % et de 12,8 % en 1947, de 37 % et 11,8 % en 1952 pour tomber à 27,2 % et 10,7 % en 1966. Ce recul est donc tendanciel depuis les origines des nationalisations. La cinquième République n’a fait qu’accélérer un processus en cours dans la période antérieure. Mais n’était-ce pas le but déclaré du secteur nationalisé que de développer la forme privée d’appropriation ?
– Privatisation du capital. Il s’agit dans ce cas d’une nouveauté inaugurée dans les années 60. Il s’agit de la participation d’entreprises privées au capital d’entreprises publiques, ou généralement de la constitution de filiales communes. Citons par exemple le cas de Renault et de C.D.F. Pour Renault, les filiales créées en commun avec Peugeot, Chausson et Volvo, pour C.D.F. la participation des mines de la Sarre à 10 % dans le capital de la société chimique des charbonnages. Cette pratique constitue l’innovation majeure de la cinquième république dans les années 60.
– Privatisation des investissements. Cette privatisation se réalise par le recours à l’emprunt pour le financement des investissements du secteur public. L’emprunt est plus coûteux que les prêts d’État (avances du Trésor, prêts du Fonds de développement économique et social). Par ce biais, l’entreprise publique verse une sur-rémunération à des personnes ou à des groupes privés. Nous avons pu voir que cette pratique n’a rien de récent. Elle fut inaugurée pendant l’immédiat après-guerre, et à cette époque, il faut le souligner, l’économie et la politique françaises étaient gérées par des camarades ministres socialistes ou communistes.
– Privatisation des approvisionnements et de la commercialisation. Le fait que les entreprises publiques doivent s’approvisionner auprès de groupes privés qui profitent de leur situation de monopoles pour maximiser leurs prix est la conséquence directe de la privatisation de l’économie. Nous avons montré plus haut le caractère tendanciel de cette première forme de privatisation. Quant à la privatisation des livraisons et de la politique tarifaire, elle s’inscrit, elle aussi, aux origines des nationalisations. La pratique de la tarification préférentielle est l’élément essentiel de cette privatisation. Par exemple : tarification haute tension favorable aux capitalistes pour E.D.F., multiplication des tarifs marchandises à des taux intéressants pour les capitalistes pour la S.N.C.F., trafic des travailleurs à perte pour la R.A.T.P.
Ces quatre dimensions du phénomène de privatisation – si on s’en tient à la première définition parce qu’elles accompagnent le phénomène de nationalisation depuis ses origines, réfutent à elles seules la prétendue période d’âge d’or d’un secteur nationalisé indépendant des relations de pouvoir dans la société. Il y a privatisation des entreprises publiques comme il y a des capitalistes et des travailleurs salariés, comme il y a domination du mode de production capitaliste dans la production des richesses matérielles. Il faut s’attaquer non à la forme de propriété des entreprises, mais aux rapports sociaux, aux rapports de classes qui régissent notre société.
Nationalisations et pouvoir des travailleurs
Si on entend par privatisation domination des rapports de production capitaliste dans les entreprises publiques, c’est-à-dire de rapports sociaux tels que les travailleurs se trouvent exclus de tout contrôle sur la détermination de l’objet de la production, de l’organisation de celle-ci, ainsi que sur la répartition de la production, on met le doigt sur le cœur de la question, on dépassionne l’analyse, on parle de la réalité vécue par les travailleurs de ce secteur pour lesquels la forme de propriété importe peu quand ils n’ont aucun pouvoir sur leur sort. La question essentielle est alors posée : le secteur public a‑t-il été à ses débuts porteur d’un type de rapports sociaux nouveaux ?
Au début de l’après-guerre, le secteur nationalisé dominera fondamentalement l’économie française, et pourtant les travailleurs ne domineront pas pour autant les prix de leurs produits, les rémunérations et les conditions de travail. Sans aucune garantie de contre-pouvoir réel, les travailleurs seront mobilisés dans la bataille de la production – la grève, pour Monmousseau, est l’arme des trusts –, avec les salaires au rendement et la compétition entre les travailleurs. « Est-il juste que le mineur qui fait preuve d’initiative, qui dépense une partie de son temps et de son énergie à trouver de nouveaux procédés pour accroître son rendement, soit récompensé de son effort ? Qui oserait prétendre qu’il doit être traité de la même façon que le freineur qui passe son temps à décourager ses camarades ? », dira Benoît Frachon en 1947. Ode à la hiérarchie des salaires, au rendement, à la division et à la compétition entre les travailleurs, est-ce là quelque chose de nouveau par rapport aux méthodes de gestion capitaliste classiques ?
Cette absence de contrôle des travailleurs sur l’économie nationale s’exprimera le 25 avril 1947 dans la grève des travailleurs de la Régie Renault – entreprise nationalisée par excellence. Le 25 avril, 1.500 ouvriers de la Régie cesseront le travail malgré les mises en garde et l’opposition farouche des élus C.G.T. Quatre jours après, ils seront 10.000. C’est le premier mouvement de cette importance depuis la guerre, il impressionne d’autant plus que c’est l’État et non le secteur privé qui est en cause.
La bataille de la production n’avait pas entamé les positions du patronat ; au contraire, elle ne pouvait que les renforcer. La situation économique du pays ne s’était pas améliorée depuis le début de l’année. La production plafonne, celle du charbon a même baissé. L’inflation, un moment endiguée, va de nouveau déferler. Elle pousse les prix en avant, et les salaires tentent difficilement de les rattraper. C’est de cette grève que date la fameuse revendication du rattrapage des salaires du secteur public sur ceux du secteur privé.
Non, le secteur des entreprises à forme étatique d’appropriation n’a jamais été le creuset où se seraient forgés à une époque lointaine de nouveaux rapports de production, n’en déplaise à ceux qui en revendiquent aujourd’hui l’extension pure et simple. Dans ces conditions, on peut se demander ce qui motive ces derniers. Certainement des intérêts étrangers à ceux de la classe ouvrière.