Fondamentalement, la politique suivie par ces deux centrales correspond à deux démarches distinctes ; défense des travailleurs de ce secteur, extension de ce secteur. Ainsi le débat proposé aux travailleurs ne porte plus sur le bien-fondé ou non des nationalisations, mais sur la meilleure façon de les utiliser. Cet escamotage s’appuie sur l’idée force d’un « âge d’or » des nationalisations dont la réalité historique échappe totalement à tout historien scrupuleux.
Ce qui est critiqué, c’est la gestion capitaliste des entreprises nationalisées par opposition à d’autres modes de gestion. Pour la C.G.T., il s’agit de la gestion démocratique : tripartisme et planification. Pour la C.F.D.T., d’autogestion et de plan démocratique. Dans les deux cas est confirmé le refus de l’hégémonie des travailleurs sur les entreprises socialistes, donc le refus d’une stratégie de contrôle fondée sur le droit de veto des organisations représentatives des travailleurs en tant que classe, les syndicats ou conseils ouvriers.
Entre la fin de la seconde guerre mondiale et la période actuelle, la « grande centrale ouvrière de ce pays » aura traversé trois phases majeures, trois moments décisifs.
Fin 1944-fin 1947, nous sommes en pleine euphorie. La confédération syndicale est au zénith de son développement et de son influence dans les rangs ouvriers. Pour résumer en trois mots la politique C.G.T. à cette époque, nous dirons « nationalisations-production-nationalisme ».
Les militants et cadres du P.C.F. (le grand parti des fusillés), devenus progressivement majoritaires dans cette C.G.T. enfin réunifiée, font triompher leur credo : les nationalisations ne sont pas autre chose qu’un « moyen d’empêcher la reconstitution des forces conservatrices pesant sur l’État et sur le corps électoral, un barrage à la pénétration du capitalisme américain ».
C’est dans ce climat que seront nationalisés les mines de charbon (de 1944 à 1946), le gaz et l’électricité (avril 1946), quatre banques de dépôt (1945 – 46) et Renault (1946). Le patronat, comme nous avons eu l’occasion de le préciser par ailleurs, ne s’opposa pas réellement à ces mesures, et pour cause : la plupart de ces industries travaillaient à perte.
Après la grève des travailleurs de la Régie Renault qui précipitèrent, hors du gouvernement les « camarades ministres », la C.G.T. change rapidement son fusil d’épaule. Elle entre ainsi dans sa deuxième période.
Entre 1948 et 1958, ce sera au Centre confédéral d’études économiques C.G.T. que reviendra le douloureux privilège de dénoncer alors l’utilisation capitaliste du secteur nationalisé :
- tarification préférentielle au bénéfice des trusts privés ;
– retard des salaires du secteur nationalisé par rapport à l’évolution des prix ;
– dégradation accélérée des conditions de travail.
Au sommet comme à la base de l’organisation syndicale, les militants font l’apprentissage d’une vérité élémentaire : loin d’empêcher les superprofits des trusts, les nationalisations leur permettent de s’approprier une masse de plus en plus importante de fonds publics.
Cette critique à l’égard de l’utilisation des nationalisations par les trusts capitalistes se transforme alors imperceptiblement en une critique à l’égard des nationalisations elles-mêmes.
La résolution générale adoptée par le XXXe congrès affirme de la manière la plus brutale :
« Les trusts en ont repris le contrôle en les exploitant au détriment de la classe ouvrière et de la nation. »
Face à cette situation de « reprise en mains du secteur nationalisé par les monopoles capitalistes », la direction de la C.G.T. élaborera la revendication d’un « statut particulier » assurant l’indépendance de ces entreprises à l’égard des trusts. Remarquons par la même occasion l’absence complète de revendication visant l’extension du secteur nationalisé dans les revendications confédérales.
La « déstalinisation », l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, en remettant à l’ordre du jour la nécessité d’une entente de gauche contre le pouvoir personnel et les grands monopoles, redonneront une nouvelle jeunesse au thème des nationalisations.
S’ouvre alors la troisième période. La C.G.T. avance cette fois des arguments nouveaux. Il faut, semble-il, soignerl’emballage :
- Les nationalisations constituent un levier indispensable pour réaliser une meilleure utilisation du progrès technique et scientifique et pour rapprocher la structure du pays des exigences actuelles de son développement ;
– La nationalisation est le moyen permettant la poursuite d’un taux de croissance élevé, véritable condition d’un accroissement du bien-être social ;
– L’extension des nationalisations à d’autres secteurs permet de briser la domination des grands monopoles qui pillent le pays et les travailleurs.
Ces arguments « nouveaux » constitueront l’épine dorsale du document présenté au XXXIVe congrès (Saint-Denis, 1963). À côté des nationalisations proposées pour l’immédiat (Crédit, sidérurgie, industries du pétrole et de l’atome, produits chimiques et pharmaceutiques), est abordé l’épineux problème de la gestion desdites entreprises. Le retour au tripartisme des années d’après-guerre était consommé.
Pour ne pas prêter le flanc à ceux des militants qui auraient pu contester ce retour en arrière ; les, dirigeants mirent en place un certain nombre de garde-fous, dont voici un exemple tiré du document d’orientation :
« Il devra être précisé qu’en aucun cas les administrateurs des sociétés nationales ne puissent être choisis parmi ceux ayant des intérêts dans les entreprises ou sociétés appartenant au secteur privé »
Ainsi, la seule garantie donnée aux travailleurs de ce secteur d’empêcher la mise en coupe réglée de leurs acquis (les nationalisations en l’occurrence) par les monopoles privés réside en fin d’analyse dans le choix des dirigeants, un point c’est tout.
On remarquera au passage que les travailleurs ne sont pas maîtres de leurs entreprises, loin s’en faut ! D’ailleurs, il n’en fut jamais question. Les organisations syndicales, si on s’en tient au document d’orientation, n’ont du pouvoir que la portion congrue.
Le tripartisme permet élégamment d’écarter démocratiquement le pouvoir des travailleurs sur la société. La devise du tripartisme reste : on ne contrôle pas, on participe au contrôle. La nuance est de taille.
Toutes ces idées-forces seront ordonnées et systématisées en 1967 lors du XXXVIe congrès (Nanterre). La crise « sectaire » des années 50 ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
C.G.T. et formes de propriété
Au cours de ces trois phases majeures, la C.G.T. aura établi un certain nombre de postulats indispensables à la compréhension de ses positions actuelles :
- L’appropriation nationale des moyens de production (et en particulier des grands) met un terme à l’exploitation capitaliste, laquelle repose sur la propriété privée des moyens de production. Autrement dit, une société se définit par la forme que prend l’appropriation des moyens de production ;
– Les nationalisations sont indispensables à l’édification d’une économie socialiste ;
– La réalité des luttes ouvrières dans les entreprises nationalisées conduit alors à la question centrale : quel est la partie qui actionne les leviers de commande ? Tout est question de direction. Exemple, quand les camarades ministres étaient au pouvoir, la grève était contre-révolutionnaire, la tâche des travailleurs consistait à renforcer la bataille de la production. Une fois évincés du pouvoir, les camarades ministres trouveront que les nationalisations « changent de nature ».
En identifiant socialisme avec centre unique d’appropriation et capitalisme avec propriété privée des moyens de production, on est conduit très rapidement, pour répondre aux revendications des travailleurs de ce secteur, à ne plus parler que d’utilisation capitaliste du secteur nationalisé. On déplace le débat, on change de clavier. Et alors, la critique de l’utilisation des nationalisations par les trusts du privé n’a plus aucun sens. Car on pourrait tout aussi bien parler de l’utilisation par les capitalistes des richesses produites par les travailleurs dans le secteur privé.
À la C.F.D.T., une préoccupation : les rapports sociaux
Telles sont les contradictions relevées par la jeune C.F.D.T. lors des discussions interconfédérales sur la lutte socialiste en novembre 1971.
Après guerre, on vit la C.F.T.C. mettre des bâtons dans les roues du train des nationalisations et s’opposer officiellement à l’économie planifiée et dirigée ; les années 50 voient se produire des changements fondamentaux consacrés par le célèbre rapport sur la « planification démocratique » de 1959.
Dès 1955, la fraction»Reconstruction » engage le débat sur le secteur public et la perspective politique de son extension. Leur effort ralliera alors la majorité confédérale. Le congrès de 1959 marquera le premier point de rupture idéologique dans cette centrale confessionnelle. Si les discussions entre tendances prennent parfois un caractère de grande violence – l’exemple du congrès de 1957 où E. Descamps avait accusé les dirigeants confédéraux de trahison est révélateur à cet égard – une chose reste entendue : il ne s’agit pas pour la C.F.T.C. d’engager la lutte syndicale sur le terrain du socialisme. Les nationalisations sont conçues comme moyen de correction des injustices flagrantes de la société capitaliste. Nous en voulons pour preuve cet extrait de l’intervention de G. Declerc devant les militants présents à ce XXXe congrès de 1959 :
« Abandonner l’économie à la spontanéité aveugle de ce qu’il est convenu d’appeler le libéralisme aboutit à l’injustice sociale, au gaspillage des ressources productrices, au déséquilibre des différents secteurs d’activité et finalement provoque le désordre social et politique…»
Les années 60 précipiteront une évolution entamée depuis quelques années déjà au sein dela C.F.T.C. d’une part et de la classe ouvrière d’autre part. A l’intérieur, ce seront la critique des plans gaullistes et leur impact sur la systématisation des conceptions en matière de nationalisations. À l’intérieur, ce sera aussi et surtout la scission de 1964 et la création de la C.F.D.T., c’est-à-dire l’abandon formel du vocabulaire confessionnel et l’ouverture de la centrale ouvrière à tous les travailleurs sans distinction. À l’extérieur, le mouvement des masses en 1968 fera de cette centrale la deuxième centrale syndicale du pays. L’occasion de clarifier et de systématiser ses positions sera donnée à la C.F.D.T. lors du XXXVe congrès.
En rejetant la collaboration de classes pour admettre le fait et l’objectif des luttes, la C.F.D.T. s’engage cette fois dans le débat historique visant à définir le socialisme à construire.
Les trois piliers théoriques de ce socialisme s’articulent ainsi : appropriation sociale des moyens de production – autogestion planification – démocratique.
Dans ce qui nous intéresse ici, à savoir les conceptions de la C.F.D.T. en matière de nationalisations, tout cet arsenal politique s’exprime de la manière suivante :
– référence faite à l’histoire :
« Les nationalisations d’après-guerre n’ont pas changé radicalement la situation des travailleurs…»
– rejet du socialisme comme forme de propriété :
« Ceux qui parlent d’étatisation, de nationalisation ou de propriété coopérative restent trop souvent prisonniers d’une conception très partielle de la propriété hérité du droit bourgeois, institué par le Code Napoléon. »
– Le socialisme est avant tout un rapport social :
« Dans le socialisme, la réalité de l’exercice du pouvoir aux différents échelons ne doit pas être entravée par une approche formelle qui tendrait inévitablement soit à engendrer un socialisme étatique (propriété collective centralisée), soit à retomber dans les ornières d’une sorte de capitalisme populaire. »
– et, plus loin :
« La transformation des rapports de production, le développement économique fondé sur la satisfaction des besoins, la remise en cause puis la disparition de la division sociale du travail qui valorise le travail intellectuel et le sépare du travail manuel, le passage de rapports sociaux hiérarchiques à des rapports égalitaires, la répartition plus égalitaire des revenus, la rupture avec l’individualisme…»
ont priorité avant tout dans la C.F.D.T., du moins dans les textes, sur les formes de propriété de l’avenir socialiste.
Une telle conception conduit la C.F.D.T. à poser le socialisme en termes de rapports sociaux. Ce qui constitue une divergence de poids avec la C.G.T. Tout en refusant d’assumer une quelconque direction sur ces rapports et ce d’après l’idée extrêmement « récente » selon laquelle les partis ont vocation de gouverner, pas les syndicats !
Une telle politique aboutit quelquefois, il est vrai, à des résultats pour le moins curieux. En novembre 1971, au cours du débat de fond mené avec la C.G.T. sur les questions relevant du socialisme à construire, la C.F.D.T. reprochera à la « gestion démocratique » préconisée par la C.G.T. de ne donner pratiquement pas de pouvoir aux travailleurs, ces derniers n’étant pas majoritaires dans les conseils d’administration des entreprises nationalisées. Le plus drôle dans cette affaire réside dans la crainte aussi que l’organisation représentative des travailleurs ne soit associée directement au pouvoir et perde alors son rôle de contestation.
On pourra juger ainsi le côté sérieux, responsable et constructif d’une telle position !
Néanmoins, à côté de ces subtiles insuffisances, permettant à la direction de cette centrale de faire avaler aux syndiqués les plus combatifs les bonnes vieilles couleuvres du socialisme dans la légalité – c’est-à-dire du socialisme démocratique-bourgeois qui exclut les masses ouvrières de tout pouvoir de contrôle et de coercition sur les autres classes de la société – on peut porter au crédit de la C.F.D.T. le fait d’avoir abordé de la manière la plus solide la question centrale des rapports sociaux de production dans la perspective du socialisme.
Mais la question du pouvoir du travail sur le capital, de ceux qui travaillent sur la richesse matérielle qu’ils produisent et administrent restent en suspens. Tous les délires sont permis.
Nous verrons ultérieurement que l’anarchosyndicalisme, en posant le socialisme en termes de rapports sociaux de production, apporte des réponses réalistes à la question du pouvoir dans la société socialiste envisagé comme pouvoir des travailleurs, pouvoir extra-parlementaire des masses ouvrières sous la direction de leurs organisations représentatives, conseils, syndicats.