Entre mars 1974 et avril 1976 Solidarité ouvrière, le mensuel de l’Alliance syndicaliste, publia une série de 15 articles (numérotés de 1 à 14 mais avec deux numéros 14!) sur l’anarcho-syndicalisme.
En 1976 également nous avons publié une brochure d’une soixantaine de pages intitulée elle aussi : « L’anarcho-syndicalisme ».
Ces deux initiatives, presque indépendantes, répondaient à un réel besoin. En effet, il existait bien des textes sur notre mouvement, mais ils étaient anciens. Il fallait redéfinir en quelque sorte la doctrine anarcho-syndicaliste en la dépoussiérant quelque peu. En cette période où on commençait intuitivement à comprendre que les Trente Glorieuses étaient finies, on ne pouvait pas considérer les choses comme Émile Pouget en 1910, Pierre Besnard en 1926 ou les camarades espagnols en 1936.
L’objectif de la série d’articles était une tentative de répondre à ce besoin de redéfinition en termes plus « modernes ». La brochure, quant à elle, était destinée à fournir un outil de propagande pratique dans lequel les nouveaux militants – issus en grande majorité du mouvement syndical et peu en contact avec le mouvement libertaire – auraient pu trouver les informations de base. Malheureusement, sa réalisation technique fut une catastrophe : elle était remplie de coquilles et, graphiquement parlant, elle était presque illisible. Bien entendu, nous n’avions pas les moyens de refaire un tirage.
La brochure reste parfaitement « orthodoxe » dans ce sens qu’elle ne s’écarte pas du discours anarcho-syndicaliste traditionnel. La série d’articles en revanche avait un côté « expérimental » dans son discours, et traduit assez bien le niveau de réflexion auquel le groupe parisien, responsable du journal, était parvenu [[Les articles sont le résultat d’une réflexion collective, mais les rédacteurs sont : Articles 1 et 2 René Berthier ; Article 3 Jacky Toublet ; Article 4 Jacky Toublet, René Berthier ; Articles 5 et 6 René Berthier ; Article 7 Pierre Michalak ; Article 8 Jacky Toublet, René Berthier ; Articles 9 à 15 René Berthier.]].
Le fait que le premier article commence par la définition de l’organisation de classe n’est pas fortuit. Contrairement aux nombreux groupes gauchistes, il n’y avait pas d’étudiants à l’Alliance. Non pas que nous n’en voulions pas, au contraire, mais ils ne restaient pas. Les problèmes auxquels nous avions à faire face et les leurs étaient trop différents. Nous comprenions nos camarades espagnols qui avaient créé un mouvement de jeunesses libertaires séparé de la confédération syndicale, mais évidemment, nous n’étions pas dans la même situation ne serait-ce que numériquement [[Cf. Solidarité ouvrière n° 70 – 71-72 mai-juillet 1977 : « Pour une coordination libertaire étudiante ».]]…
La lecture de ces textes à plus de trente ans de distance peut parfois prêter à sourire pour leur ton parfois prétentieux, pour le « dogmatisme prolétarien » et le côté un peu « classe contre classe » qui s’en dégage. Ainsi, la « Une » de Solidarité ouvrière titra un jour, de manière péremptoire : « Les travailleurs n’ont pas d’alliés » (n° 54, janvier 1976). C’est que nous voulions précisément réagir contre la pénétration, que nous constations tous les jours, de la petite bourgeoisie intellectuelle dans le mouvement révolutionnaire.
Proposer une définition claire de ce qu’était pour nous une organisation de classe nous semblait donc le meilleur moyen de définir la place de chacun et de situer les enjeux. L’organisation des travailleurs se fonde sur leur rôle dans le processus de production, et aucune direction extérieure à la classe ouvrière n’y avait sa place. Ce n’est pas un hasard si nous avons illustré notre propos par une citation d’Anton Pannekoek (article 7), marxiste hollandais qui avait, selon nous, proposé la meilleure définition de l’organisation de classe. Le livre de Pannekoek sur les conseils ouvriers était sorti peu auparavant et nous l’avions lu avec avidité. Mais si nous étions d’accord avec ses développements sur la structure de l’organisation prolétarienne, nous ne partagions pas du tout son point de vue sur le refus de toute organisation permanente. Néanmoins, nous nous plongeâmes dans la lecture de tout ce que nous pouvions trouver de la gauche révolutionnaire germano-hollandaise, chez qui nous avons largement « pioché » pour développer une critique du bolchevisme et du régime bureaucratique issu de la révolution de 1917 en Russie. Encore que cette critique ne disait pas autre chose, si elle le disait de manière mieux argumentée, que ce que les libertaires russes, en particulier les anarcho-syndicalistes, avaient dit dix ou vingt ans auparavant dans la chaleur de l’action.
On commençait à cette époque à trouver chez les bouquinistes des exemplaires de la revue Socialisme ou barbarie. J’avais pratiquement reconstitué la collection entière, qui circulait parmi nous, et qui a également contribué à forger notre position sur la bureaucratie soviétique.
La réflexion sur cette question était alors importante, mais pour en comprendre l’enjeu, il faut se replacer dans le contexte.
L’union soviétique était un régime de capitalisme d’État dans lequel tous les critères définissant le capitalisme étaient présents (article 1). Et d’ailleurs, Lénine lui-même n’avait-il pas défendu ce système ? Le nœud de la critique du trotskisme passait par là. Les trotskistes s’en tenaient à une définition très formelle de ce qu’était le capitalisme : en Union soviétique il n’y avait pas de bourse de valeurs ni de propriété privée des moyens de production, disaient-ils schématiquement. C’était donc une société objectivement socialiste. Il ne s’agissait donc pas d’y faire une révolution sociale mais une révolution politique pour remplacer la direction en place par une « bonne » direction. D’ailleurs, disaient-ils, la crise du mouvement ouvrier international était la crise de la direction du mouvement ouvrier.
Il nous fallait donc démontrer que ce n’étaient pas les titres de propriété qui définissaient le capitalisme mais les rapports sociaux de production, ce qui nous conduisait à la nécessité d’une révolution sociale en Union soviétique parce que la bureaucratie était une classe sociale dominante. Nous considérions que les trotskistes n’allaient pas au fond du problème en se limitant à l’aspect formel du capitalisme (les titres de propriété ou d’une façon générale le statut de la propriété – étatique en l’occurrence) et en refusant d’aborder la question sous l’angle des rapports sociaux de production. Incontestablement, nous utilisions contre les trotskistes leurs propres arguments.
L’originalité de l’Union soviétique était que la bureaucratie détenait de manière oligarchique les moyens de production, qu’elle monopolisait l’affectation des ressources et que la classe ouvrière n’avait pas son mot à dire. D’une certaine façon, nous nous montrions meilleurs marxistes que les trotskistes… La concentration du capital, dont l’Union soviétique était le modèle achevé, conduisait à remettre en cause la notion traditionnelle de propriété privée des moyens de production (article 13).
À l’époque, le capitalisme français n’avait pas du tout le même caractère qu’aujourd’hui. C’était un système mixte dans lequel l’État jouait un rôle important. Il y avait même des plans (quinquennaux, je crois), élaborés par l’État et qui définissaient de grands objectifs. Deux grandes tendances se faisaient jour au sein du système, analysés par Nikos Poulantsas : un « capitalisme national » autour de la banque de Paris et des Pays-Bas, et un courant multinational autour de la banque Indo-Suez. Significativement, la première banque soutenait Chirac et l’héritage gaulliste, tandis que la seconde soutenait Giscard d’Estaing.
La guerre froide n’était pas terminée, même si l’atmosphère s’était un peu « réchauffée » sous la forme de « coexistence pacifique ». Le monde était divisé en deux blocs antagonistes et on savait de quel côté était le Parti communiste. Leonid Brejnev était à la tête de l’union soviétique (de 1964 à 1982) et régnait d’une main de fer. À cette époque-là, personne ne pouvait deviner que le système allait s’effondrer. Le communisme en Union soviétique était là pour longtemps, très longtemps. En France le parti communiste était extrêmement puissant. Les marxistes révolutionnaires, et en particulier les trotskistes, répétaient à satiété que l’Union soviétique était un État ouvrier, « dégénéré », certes, mais un État ouvrier quand même. Il était donc nécessaire non seulement d’expliquer que la notion d’État ouvrier n’avait pas de sens, mais aussi que la bureaucratie soviétique était une classe sociale, d’un type différent de la bourgeoisie des pays occidentaux, mais une classe dominante tout de même.
À ce moment-là, on en tenait pour la thèse selon laquelle la concentration du capital – idée qu’on trouve aussi bien chez Proudhon que chez Marx, soit dit en passant – conduisait au renforcement progressif du rôle de l’État et à une forme de capitalisme d’État, même dans les pays occidentaux. Il y avait beaucoup d’éléments qui plaidaient en faveur de cette thèse, et une série d’articles sur les nationalisations montrait que « le secteur public et nationalisé des pays capitalistes du bloc atlantique » se caractérisait par le poids considérable des investissements par rapport au total des investissements nationaux. L’État devenait ainsi « l’agent économique principal des pays capitalistes et un centre de décision modifiant directement les données immédiates de l’équilibre des économies capitalistes » (Solidarité ouvrière n° 50, juin 1975, « Socialistes français et gestion ouvrière ».) Il nous paraissait évident alors que si le système capitaliste se renforçait, c’était grâce au rôle progressivement accru de l’État.
C’était aussi l’époque où des théoriciens qui avaient inventé le concept de « technostructure » expliquaient que le système capitaliste allait vers la constitution d’appareils bureaucratiques qui finissaient par avoir une logique interne propre. À l’époque, des analystes américains avaient constaté que les dirigeants des grandes firmes multinationales étaient motivés beaucoup plus par le désir de développer l’entreprise en tant qu’organisation que par celui de verser des dividendes aux actionnaires. Le versement de dividendes était plus ou moins consciemment considéré comme un coût que les gestionnaires étaient tentés de minimiser. Ce constat renforçait la thèse de la technostructure. Une telle logique conduisait le système capitaliste à une véritable crise. En effet, les actionnaires des grandes firmes multinationales semblaient se faire en quelque sorte exproprier – relativement, s’entend – par la « technostructure », c’est-à-dire les appareils dirigeants des grandes firmes. Le versement des dividendes n’était pas et de loin la priorité de ces appareils.
On ignorait bien sûr que le système trouverait la parade avec l’intéressement des dirigeants des entreprises aux résultats de celles-ci sous forme de stock options, ce qui a conduisit en quelque sorte à un retour du pouvoir des actionnaires sur les grandes entreprises.
Un certain Samuel Pisar (qui n’est pas explicitement mentionné dans la série d’articles, mais qui l’est ailleurs – Solidarité ouvrière n° 27 – 28, juillet-août 1973, « Le capital US en union soviétique ») avait fait grand bruit en suggérant que le système capitaliste et le régime soviétique étaient progressivement en train de se rapprocher, le premier par l’intervention croissante de l’État dans l’économie, le second en privatisant progressivement l’économie. Un jour, disait-il, ils finiront peut-être par se fondre (article 11).
L’époque était aussi celle des débuts du programme commun de la gauche – PS, PCF et radicaux de gauche. Le parti communiste, hégémonique dans la classe ouvrière, avait lancé l’idée de « capitalisme monopolistique d’État » (article 12).
Enfin, on constate à la lecture de ces articles que ce qu’on appelle aujourd’hui « mondialisation » n’a rien d’un scoop : on peut lire dans l’article 11 que « l’économie mondiale va de façon constante vers une intégration croissante de la production. Chaque pays du globe fait partie d’un ensemble où il joue un rôle dans la division internationale du travail ; chaque secteur d’industrie est étroitement dépendant d’autres secteurs, et lui-même est indispensable à d’autres secteurs ; chaque entreprise est liée par des liens étroits à un réseau complexe de production dont chaque élément est dépendant des autres. »
La principale originalité de ces articles réside sans doute dans la tentative de définir les grandes lignes d’un programme fondé sur l’abolition du salariat (article 9) auquel est substitué la détermination collective de l’objet du travail, des conditions de travail et de l’affectation des ressources.
On pourrait cependant faire deux reproches à cette série d’articles : d’abord, rédigés sur deux ans, ils auraient eu besoin d’être retravaillés pour leur donner une plus grande cohésion quant à la forme ; ensuite, les derniers articles sur l’abolition de l’économie de marché et l’abolition de la propriété auraient mérité d’être complétés par des développements sur l’organisation et les institutions qui auraient été appelées à les remplacer. La série se termine en quelque sorte en queue de poisson, sans conclusion générale.
Pour conclure : dans la mesure où cette série d’articles répondait à un besoin à un moment précis de notre histoire contemporaine et où elle s’attache à analyser une situation vieille de plus de trente ans, présente-t-elle encore un intérêt aujourd’hui ?
Je pense que oui, précisément parce qu’elle est une « photo » prise à un moment précis de notre histoire.
D’une façon générale, l’ensemble des articles de Solidarité ouvrière, parus pendant la décennie 70 – 80, constitue un étonnant témoignage de la montée de la gauche et de la réaction des anarcho-syndicalistes qui se trouvaient alors sur le terrain de la lutte des classes.
Le lecteur jugera [[Certains articles ne sont pas datés. Cette lacune est due au fait que je n’ai pas noté les références sur tous les articles que j’ai conservés. La série n’a pas été publiée de manière ininterrompue : il y eut parfois plusieurs numéros séparant deux articles.]].
René Berthier