La Presse Anarchiste

Anarcho-syndicalisme

Si on excepte la voie élec­to­ra­liste des par­tis réfor­mistes, l’alternative devant laquelle nous nous trou­vons se réduit à la solu­tion jaco­bine, repré­sen­tée par les héri­tiers du léni­nisme, et à celle des libertaires. 

Les pre­miers, hyp­no­ti­sés par les sché­mas de la révo­lu­tion russe, appliquent à la socié­té indus­trielle déve­lop­pée la même démarche que les bol­che­viks appli­quaient à la Rus­sie sous-déve­lop­pée domi­née par l’impérialisme, et où le pro­lé­ta­riat, embryon­naire, était sans tra­di­tion d’organisation permanente. 

Ils ne voient pas que leurs sché­mas, appli­cables dans les socié­tés peu indus­tria­li­sées, ne cor­res­pondent pas aux struc­tures sociales des pays indus­triels déve­lop­pés. De plus, les carac­té­ris­tiques du pou­voir poli­tique de la bour­geoi­sie dif­fèrent radi­ca­le­ment selon le type de socié­té auquel on a affaire. 

Le mythe de la prise du palais d’Hiver sur lequel vivent nos bol­che­viks d’aujourd’hui est carac­té­ris­tique de la révo­lu­tion du XIXe siècle : on prend d’assaut le siège du pou­voir cen­tral et le tour est joué. 

Aujourd’hui, les choses sont quelque peu plus com­plexes. Si le pou­voir est cen­tra­li­sé glo­ba­le­ment, il pos­sède des ins­tances régio­nales qui sont de véri­tables États minia­tures dis­po­sant de leurs propres outils de répres­sion et d’administration. La cohé­sion de l’appareil poli­tique et son exten­sion inter­disent toute action révo­lu­tion­naire de type put­schiste et rendent peu pro­bable, pour l’instant, une décom­po­si­tion interne com­pa­rable à celle qui était sur­ve­nue en Rus­sie et qui a pré­ci­sé­ment per­mis à la révo­lu­tion d’octobre de réussir. 

1. Les conditions actuelles

Les néo-bol­che­viks d’aujourd’hui se trompent tout sim­ple­ment de révo­lu­tion, et cela de plu­sieurs points de vue. 

- Du point de vue de leur théo­rie, qui offre ce para­doxe de se pré­tendre la théo­rie d’une classe (le pro­lé­ta­riat), mais éla­bo­rée par des indi­vi­dus d’une autre classe, les intel­lec­tuels bourgeois ;
– Du point de vue de l’organisation, qui se pré­tend l’organisation d’une classe, mais diri­gée par des indi­vi­dus d’une autre ;
– Du point de vue de la stra­té­gie poli­tique qui pré­tend abou­tir à la des­truc­tion du capi­ta­lisme mais qui mène en fait la révo­lu­tion à la forme la plus pous­sée, la plus concen­trée du capi­ta­lisme ; le capi­ta­lisme d’État.

En cela, mal­gré le ver­nis ouvrié­riste que le recouvre, le léni­nisme montre sa véri­table nature : c’est la théo­rie de classe de l’intelligentsia petite bour­geoise radi­ca­li­sée, sans pos­si­bi­li­té d’accéder à la pro­prié­té et au pou­voir dans le cadre d’une socié­té domi­née par le capi­ta­lisme mono­po­liste natio­nal ou étran­ger – et qui ne voit de pers­pec­tive que dans le capi­ta­lisme d’État et dans la pro­prié­té oli­gar­chique des moyens de production. 

Dans leurs ten­ta­tives d’adapter leur stra­té­gie aux socié­tés indus­trielles déve­lop­pées, les néo-bol­che­viks ont tout sim­ple­ment trans­plan­té l’idée des soviets pour les pré­co­ni­ser en Europe occi­den­tale. Rap­pe­lons ce que disait C. Ridel dans Le Liber­taire du 17 juillet 1937 : 

« …si en Rus­sie l’idée de soviets de sol­dats, de pay­sans, d’ouvriers appa­rais­sait comme évi­dente, indis­pen­sable, étant don­né que toute autre orga­ni­sa­tion était inexis­tante, il n’en est pas de même dans les pays où le mou­ve­ment ouvrier a pu se déve­lop­per dans un mini­mum de léga­li­té et où par consé­quent il existe des formes de grou­pe­ment pro­fon­dé­ment ancrées qui joue­ront un rôle pré­do­mi­nant dans le déve­lop­pe­ment des luttes révolutionnaires… 

« Pour notre part, nous croyons que la place des mili­tants révo­lu­tion­naires est par­mi le pro­lé­ta­riat, par­mi les ouvriers orga­ni­sés dans les grou­pe­ments syndicaux. 

« Si cela peut paraître moins éle­vé, plus oppor­tu­niste ou peu en rap­port avec cer­tains prin­cipes intan­gibles, c’est en tout cas la seule façon de se lier avec le pro­lé­ta­riat, de l’influencer, de lui faire admettre des mots d’ordre qui répondent à des cir­cons­tances don­nées et non à défendre des tac­tiques qui, pour essayer d’avoir un carac­tère « scien­ti­fique », n’en sont pas moins fausses et inapplicables. »

Mais Ridel n’était pas un naïf. Il savait le poids des appa­reils syndicaux : 

« …au cas où l’appareil bureau­cra­tique arri­ve­rait à peser de telle façon qu’il étouf­fe­rait auto­ma­ti­que­ment tout mou­ve­ment de reven­di­ca­tion ou de révolte, il n’est pas exclu de voir une action révo­lu­tion­naire extra-syn­di­cale se faire jour et par consé­quent de nou­velles formes de grou­pe­ments pro­lé­ta­riens surgir… »

2. Quelles formes ?

Nous ne défen­dons pas les formes syn­di­cales d’organisation par prin­cipe. ni n’attaquons par prin­cipe les autres formes. Nos posi­tions se fondent sur deux consta­ta­tions essentielles : 

  1. Une par­tie impor­tante du pro­lé­ta­riat est orga­ni­sée aujourd’hui dans les syn­di­cats. Ces syn­di­cats conti­nuent d’avoir la confiance d’une masse impor­tante de tra­vailleurs, et l’influence du mou­ve­ment syn­di­cal dépasse lar­ge­ment le cadre strict de ses adhé­rents. En outre, la situa­tion n’est pas encore telle qu’il soit impos­sible d’impulser une dyna­mique révo­lu­tion­naire dans les syndicats. 
  2. La posi­tion stra­té­gique fon­da­men­tale du syn­di­cat pour tous les groupes poli­tiques qui sont ou aspirent à sa direc­tion inter­dit d’abandonner un ter­rain de lutte aus­si impor­tant aux adver­saires poli­tiques de l’anarcho-syndicalisme.

Nous ne fai­sons donc pas de féti­chisme syn­di­cal. Si en Espagne la struc­ture syn­di­cale était l’outil révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat, en Rus­sie les mili­tants anar­cho-syn­di­ca­listes n’étaient pas dans les syn­di­cats mais dans les comi­tés d’usine.

Aujourd’hui, les condi­tions ne per­mettent pas de créer une confé­dé­ra­tion anar­cho-syn­di­ca­liste… Pour qu’il y ait confé­dé­ra­tion, il faut déjà qu’il y ait des fédé­ra­tions, et pour qu’il y ait des fédé­ra­tions. il faut qu’il y ait aupa­ra­vant des syn­di­cats. Les cama­rades qui tentent de créer de toutes pièces une confé­dé­ra­tion anar­cho-syn­di­ca­liste sur le modèle de la C.N.T. espa­gnole prennent le pro­blème par le mau­vais bout. En outre, ils vont à rebours de tous les ensei­gne­ments du mou­ve­ment ouvrier fran­çais et tentent, comme les léni­nistes avec la Rus­sie, d’appliquer en France un pro­ces­sus his­to­rique propre à l’Espagne : la C.N.T. espa­gnole s’est consti­tués au cours de soixante-dix ans de com­bat sur la lan­cée de la sec­tion espa­gnole de l’A.I.T., sur un ter­rain qui était, avant elle, poli­ti­que­ment vierge. Les condi­tions sont tout autres aujourd’hui en France. 

La tac­tique de nom­breux gau­chistes – cer­tains anar­chistes com­pris – se fonde sur le débor­de­ment à gauche des orga­ni­sa­tions réfor­mistes et sta­li­niennes exis­tantes : un jour, les tra­vailleurs en auront marre et enver­ront paître les bureau­crates ; et, grâce à la direc­tion éclai­rée du par­ti X qui atten­dait patiem­ment son heure ou alors par la grâce d’une révé­la­tion aus­si brusque que spon­ta­née, ils feront la révo­lu­tion. Ce tableau idyl­lique risque mal­heu­reu­se­ment de ne jamais se réaliser.

Si, pen­dant la grève des banques, la grève de Lip et bien d’autres, les sta­li­niens ont été « débor­dés », et les réfor­mistes rela­ti­ve­ment neu­tra­li­sés, c’est parce qu’une action conti­nue avait été menée pen­dant des années dans les struc­tures syn­di­cales exis­tantes. L’action de ces struc­tures syn­di­cales ne remet pas en cause le carac­tère réfor­miste ou bureau­cra­tique des orga­ni­sa­tions natio­nales concer­nées. Mais elle a mon­tré qu’elles étaient les condi­tions indis­pen­sables offrant une chance de « débor­de­ment » des bureau­cra­ties ouvrières : un tra­vail mili­tant per­sé­vé­rant et continu. 

Nous avons déjà, à plu­sieurs reprises, don­né notre opi­nion sur les mili­tants d’extrême gauche qui créent des struc­tures para-syn­di­cales. Ce que nous disions dans « Soli » en avril 72 sur les maoïstes est valable aus­si pour d’autres :

« …en consti­tuant des micro-orga­nismes paral­lèles aux orga­ni­sa­tions de masse, les maoïstes se mettent en marge du mou­ve­ment. Certes, dans ces petits noyaux, il existe cer­tai­ne­ment une démo­cra­tie ouvrière exem­plaire, mais glo­ba­le­ment, cela ne fait pas avan­cer la lutte. Une quan­ti­té énorme d’énergie mili­tante est gas­pillée ain­si, et pen­dant ce temps, cela fait le jeu de ceux qui, dans le mou­ve­ment ouvrier, cherchent à le détour­ner de sa lutte pour la démo­cra­tie. Il est cer­tai­ne­ment plus facile de créer un comi­té de lutte avec quelques copains, où on pour­ra abor­der libre­ment les pro­blèmes les plus divers indé­pen­dam­ment des pers­pec­tives concrètes que cela offre, que de s’attaquer au tra­vail ardu, ingrat et de longue haleine dans les orga­ni­sa­tions de masse exis­tantes, pour l’extension de la démo­cra­tie ouvrière. »

3. S’adapter aux conditions de lutte actuelles

Depuis, les maoïstes ont chan­gé tota­le­ment de tac­tique puisqu’ils appellent à rejoindre « l’opposition syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire », jouant sur un terme qu’ils s’approprient frauduleusement. 

En ce qui nous concerne, nous ne défen­dons pas des formes d’organisation en fonc­tion de concep­tions abs­traites, mais en fonc­tion des condi­tions réelles de la lutte des classes au moment pré­sent en en fonc­tion des forces réelles dont nous dis­po­sons, ce qui nous mène à ces conclusions : 

- Nous sommes loin d’être capables de mener un « débor­de­ment » des bureau­cra­ties ouvrières à tra­vers une struc­ture sépa­rée des orga­ni­sa­tions de masse ;
– Si une situa­tion de crise se pré­sen­tait, nous ne pour­rions pas ani­mer une dyna­mique révo­lu­tion­naire sur un plan glo­bal mais seule­ment dans cer­tains secteurs ;
– Les pers­pec­tives poli­tiques actuelles per­mettent de pen­ser que la répres­sion des direc­tions syn­di­cales à l’encontre des révo­lu­tion­naires va s’amplifier. En par­ti­cu­lier à la C.G.T. mais aus­si à la C.F.D.T. sur laquelle de nom­breux mili­tants se font des illu­sions. La seule façon de faire face à cette situa­tion est d’éviter de s’isoler. Le seul argu­ment auquel les bureau­cra­ties sont sen­sibles étant le rap­port de force. 

En atten­dant, si le mou­ve­ment syn­di­cal est pro­fon­dé­ment bureau­cra­ti­sé et sou­mis aux influences de frac­tions qui en font l’instrument de leur poli­tique ; si toute action au niveau de leurs direc­tions est impos­sible, dans les struc­tures de base tout n’est pas encore dit : sec­tions syn­di­cales, syn­di­cats, unions locales et par­fois unions dépar­te­men­tales. Là, il est par­fois pos­sible de mener une action révo­lu­tion­naire, il est pos­sible de s’opposer avec suc­cès aux réfor­mistes. Bien plus, il est capi­tal d’agir dans ces struc­tures de base pour ani­mer le tra­vail syn­di­cal contre les réfor­mistes. Leur aban­don­ner sans com­battre le ter­rain leur laisse toute liber­té de subor­di­na­tion des luttes ouvrières aux impé­ra­tifs électoraux. 

Le moment n’est pas venu, loin de là, d’abandonner la lutte au sein du mou­ve­ment syndical…

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