La Presse Anarchiste

Anarcho-syndicalisme

« Sans orga­ni­sa­tion, une force élé­men­taire n’est pas une puis­sance réelle », disait Bakou­nine. La ques­tion n’est pas, ajou­tait-il, de savoir si les tra­vailleurs « peuvent » se sou­le­ver, mais s’ils sont capables de construire « une orga­ni­sa­tion qui leur donne les moyens d’arriver à une fin vic­to­rieuse – non pas à une vic­toire for­tuite mais à un triomphe pro­lon­gé et dernier. »

Le pro­blème clai­re­ment posé, nous lais­se­rons les inter­ro­ga­tions sur le thème : « Faut-il ou non s’organiser ? », aux cercles de dis­ser­ta­teurs patentés. 

« Quoi qu’on en dise, le sys­tème actuel­le­ment domi­nant est fort, non par son Idée et sa force morale intrin­sèque, qui sont nulles, mais, par toute l’organisation méca­nique, bureau­cra­tique, mili­taire et poli­cière de l’État, par la science et la richesse des classes qui ont inté­rêt à le sou­te­nir. » (Bakou­nine.)

L’organisation bureau­cra­tique, mili­taire et poli­cière de l’État, le pro­lé­ta­riat ne peut pas la com­battre s’il n’est pas lui-même organisé. 

1. La concurrence

En régime capi­ta­liste, la force de tra­vail du pro­lé­taire est une mar­chan­dise comme une autre qui subit les fluc­tua­tions de l’offre et de la demande, qui subit les lois de la concur­rence. La concur­rence qui oppose les tra­vailleurs entre eux face à l’emploi est l’arme la plus effi­cace de la bour­geoi­sie contre le prolétariat. 

Le sala­riat implique un « libre » accord entre le sala­rié et son employeur : le patron déter­mine le prix qu’il est dis­po­sé à payer pour la force de tra­vail de l’ouvrier, l’ouvrier est « libre » d’accepter ou de refu­ser. La concur­rence des tra­vailleurs se concré­tise par le fait que l’employeur embau­che­ra l’ouvrier dis­po­sé à accep­ter le salaire le plus bas. 

Les pre­mières formes d’organisation de la classe ouvrière visaient à lut­ter contre cette concur­rence en unis­sant le plus grand nombre de tra­vailleurs pos­sible afin de bri­ser leur iso­le­ment face au patron. Orga­ni­sés, ils décident de ne plus vendre leur force de tra­vail au-des­sous d’un cer­tain prix. 

L’arme prin­ci­pale des tra­vailleurs dans cette lutte, c’est la grève.

« Qui sait ce que chaque simple grève repré­sente pour les tra­vailleurs de souf­france, de sacri­fices ? Mais les grèves sont néces­saires ; elles sont néces­saires à ce point que sans elles il serait impos­sible de sou­le­ver les masses pour un com­bat social, il serait même impos­sible de les orga­ni­ser. La grève, c’est la guerre, et les masses popu­laires ne s’organisent que pen­dant cette guerre et grâce à elle, car elle jette l’ouvrier hors de son iso­le­ment, hors de la mono­to­nie de son exis­tence sans but, sans joie, sans espoir…» (Bakou­nine.)

Aujourd’hui, toute prise de posi­tion sur le syn­di­ca­lisme doit par­tir de faits objec­tifs et non de vœux pieux. Or le seul cri­tère objec­tif pour déter­mi­ner si le mou­ve­ment syn­di­cal joue encore un rôle posi­tif est de savoir si mal­gré sa dégé­né­res­cence actuelle, il conti­nue dans les faits à créer un obs­tacle à la concur­rence des sala­riés face à l’emploi, s’il conti­nue à limi­ter l’isolement face à l’employeur.

Incon­tes­ta­ble­ment, les syn­di­cats conti­nuent à assu­rer, tant bien que mal, ce rôle. Cela ne tient pas à l’idéalisme, à la géné­ro­si­té d’âme des bureau­cra­ties syn­di­cales, mais aux limites au-delà des­quelles elles ne peuvent aller si elles veulent pré­ser­ver leurs positions. 

Il est facile d’opposer les « mau­vais bureau­crates réfor­mistes » aux « bons tra­vailleurs », les syn­di­cats aux ouvriers. C’est une posi­tion intel­lec­tuel­le­ment confor­table. Mais les liqui­da­teurs du mou­ve­ment syn­di­cal qui théo­risent en même temps l’impossibilité de toute orga­ni­sa­tion per­ma­nente du pro­lé­ta­riat, ramè­ne­raient le mou­ve­ment ouvrier un siècle en arrière, res­sus­ci­tant la concur­rence, l’isolement des tra­vailleurs, dis­per­sant les forces ouvrières en une mul­ti­tude de comi­tés plus ou moins auto­nomes face à un patro­nat orga­ni­sé et hau­te­ment cen­tra­li­sé. C’est, sous un ver­biage révo­lu­tion­naire, une des posi­tions les plus réac­tion­naires qu’on puisse imaginer. 

2. Le plus bas niveau…

Cela ne nous empêche pas de consta­ter que le mou­ve­ment syn­di­cal aujourd’hui se trouve à un niveau de mobi­li­sa­tion, de com­ba­ti­vi­té de plus en plus faible, de plus en plus sou­mis à l’opportunisme élec­to­ral. Le réfor­misme syn­di­cal a conduit le mou­ve­ment ouvrier à une démo­bi­li­sa­tion géné­rale, à une pas­si­vi­té que seules des grèves sau­vages ou iso­lées, tou­jours soi­gneu­se­ment cana­li­sées, viennent contredire. 

L’anarcho-syndicalisme s’est tou­jours oppo­sé à cette passivité. 

Mais pour trou­ver une nou­velle voie, il ne suf­fit pas d’agir, il faut com­prendre la signi­fi­ca­tion de cet état de faits et ses impli­ca­tions pratiques. 

Dans un compte rend u du XXXVIIIe congrès de la C.G.T. paru dans la Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne de mai 1972, l’auteur explique ce qui se trouve der­rière la pro­cla­ma­tion de la direc­tion confé­dé­rale de vou­loir faire un syn­di­ca­lisme « de classe, de masse et démocratique » : 

« Être “de classe” signi­fie recon­naître le rôle diri­geant du Par­ti communiste ;

« Faire un syn­di­ca­lisme “de masse” signi­fie ne déve­lop­per dans le syn­di­ca­lisme que son aspect reven­di­ca­tif et abais­ser son niveau de pro­pa­gande et de recru­te­ment à la plus petite conscience de classe possible ; 

« Démo­cra­tique signi­fie divi­sion du tra­vail : le syn­di­cat de base s’occupe de reven­di­ca­tions sur le lieu de tra­vail ; la fédé­ra­tion, de conven­tions col­lec­tives ; la confé­dé­ra­tion, de la poli­tique confédérale. »

Cette consta­ta­tion tra­duit par­fai­te­ment le modèle social-démo­crate du syn­di­ca­lisme, actuel­le­ment domi­nant en France. C’est cette posi­tion que nous com­bat­tons en ten­tant de créer une dyna­mique révo­lu­tion­naire nou­velle dans le syndicat. 

On constate que pro­gres­si­ve­ment le recru­te­ment et la pro­pa­gande des confé­dé­ra­tions syn­di­cales s’alignent sur ceux des par­tis signa­taires du Pro­gramme com­mun : c’est-à-dire qu’ils font appel au sen­ti­ment des « petits » lésés par les « gros », et non à des cri­tères de classe, à des réflexes de classe chez les travailleurs. 

C’est que, lorsqu’on veut recru­ter dans les franges inter­mé­diaires de la popu­la­tion, les classes moyennes, on est obli­gé d’abandonner les thèmes axés sur les cri­tères de classe en faveur de thèmes plus généraux… 

Cela se véri­fie en par­ti­cu­lier dans l’ampleur du tra­vail de la C.G.T. à s’implanter chez les cadres. Depuis plu­sieurs années. paral­lè­le­ment à l’ouverture du P.C. vers les classes moyennes, l’approche vers les cadres des ser­vices publics et du sec­teur pri­vé est en pre­mière place dans les objec­tifs de la C.G.T.

Pra­ti­que­ment, cela amène la C.G.T. à défendre, non seule­ment chez les cadres, mais dans la classe ouvrière elle-même, des thèmes anti-pro­lé­ta­riens : hié­rar­chie des fonc­tions, éven­tail des salaires, aug­men­ta­tions en pour­cen­tages, etc. Bref, la défense de la « spé­ci­fi­ci­té » des fonc­tions diri­geantes et du carac­tère intou­chable de leurs pri­vi­lèges. On est loin du syn­di­cat « grou­pe­ment de classe dans son sens le plus pur » dont par­lait Pierre Bes­nard. L’électoralisme se paie très cher par la classe ouvrière. 

3. Organiser

Pour faire face à cette situa­tion, les tra­vailleurs révo­lu­tion­naires doivent s’organiser et ren­for­cer l’organisation du prolétariat. 

Mais cela ne signi­fie pas pour nous faire une cam­pagne de syn­di­ca­li­sa­tion pour vendre des timbres et dis­tri­buer des cartes. Il ne s’agit pas de recru­ter des adhé­rents pas­sifs mais de for­mer des militants. 

Si le syn­di­cat est l’organisation de classe et de masse du pro­lé­ta­riat, nous enten­dons par là que c’est l’organisation de classe de la masse consciente des tra­vailleurs. Long­temps, les anar­chistes et les syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires se sont inter­ro­gés sur le pro­blème : orga­ni­sa­tion de masse ou orga­ni­sa­tion de mino­ri­té agis­sante. Pen­dant ce temps, les sta­li­niens inves­tis­saient la C.G.T. sans dif­fi­cul­té. Ils avaient, eux, trou­vé une solu­tion : l’organisation de masse diri­gée par l’organisation de mino­ri­té agis­sante. C’est aus­si simple. Les anar­chistes, axant toute leur action sur l’organisation spé­ci­fique, déser­taient les syn­di­cats et les syn­di­ca­listes-révo­lu­tion­naires, accro­chés à la Charte d’Amiens, et à l’apolitisme syn­di­cal, se trou­vaient com­plè­te­ment dému­nis devant l’infiltration des fractions. 

La classe ouvrière sera véri­ta­ble­ment orga­ni­sée, non seule­ment lorsqu’elle aura rejoint en masse ses struc­tures de classe, mais aus­si et sur­tout lorsque dans ces struc­tures de classe elle aura atteint le plus haut niveau de conscience de classe et révo­lu­tion­naire possible. 

Cela signi­fie que les tra­vailleurs s’organisent sur des objec­tifs qui dépassent la simple reven­di­ca­tion éco­no­mique. Ce n’est qu’en uni­fiant la lutte éco­no­mique et la lutte poli­tique, les luttes par­tielles et le com­bat géné­ra­li­sé pour l’instauration du socia­lisme, que l’organisation de la classe ouvrière répon­dra aux condi­tions actuelles de la lutte des classes. La divi­sion actuelle du pro­lé­ta­riat en orga­ni­sa­tions éco­no­miques et orga­ni­sa­tions poli­tiques est lar­ge­ment dépas­sée par le niveau de concen­tra­tion du capi­tal aux mains de l’État qui trans­forme rapi­de­ment toute reven­di­ca­tion éco­no­mique contre le patron en lutte poli­tique contre l’État.

Or, plus la divi­sion éco­no­mique-poli­tique s’avère dépas­sée, plus les orga­ni­sa­tions réfor­mistes tentent de l’accentuer dans le but de pré­sen­ter la solu­tion élec­to­rale comme la seule issue, niant ain­si de plus en plus la lutte des classes. 

Refu­ser d’engager le com­bat contre le sta­li­nisme et le réfor­misme dans les struc­tures de classe qu’ils contrôlent, c’est leur lais­ser tout loi­sir de conti­nuer leur poli­tique de subor­di­na­tion de la classe ouvrière à la poli­tique de par­ti­ci­pa­tion à l’État bourgeois. 

Mais s’il s’agit de com­battre la limi­ta­tion de l’organisation de classe du pro­lé­ta­riat à la simple lutte éco­no­mique, il faut éga­le­ment com­battre l’affirmation que toute lutte reven­di­ca­tive conduit à sou­mettre le pro­lé­ta­riat au capi­tal. D’un côté c’est la capi­tu­la­tion devant la bour­geoi­sie par la néga­tion de la lutte des classes ; de l’autre c’est éga­le­ment la capi­tu­la­tion par la néga­tion de toute pos­si­bi­li­té d’existence d’une orga­ni­sa­tion per­ma­nente de la classe ouvrière. 

Rap­pe­lons cette phrase de Pierre Monatte qui, par­lant de la réuni­fi­ca­tion syn­di­cale de 1936, disait que si elle avait « tour­né au béné­fice des sta­li­niens, il ne paraît pas inutile de recher­cher pour­quoi. Et l’on trou­ve­rait d’un côté des gens ardents en face d’autres qui se tournent les pouces ou qui plastronnent ». 

À ceux qui, aujourd’hui encore, se tournent les pouces et plas­tronnent, et théo­risent leur impuis­sance, rap­pe­lons que la cri­tique des bureau­cra­ties ouvrières ne consti­tue pas une fin en elle-même, qu’elle a pour but de pro­po­ser une alter­na­tive concrète à l’impasse réfor­miste, en pré­sen­tant des pers­pec­tives, des objec­tifs per­met­tant de déve­lop­per les luttes reven­di­ca­tives, de déve­lop­per les acquis maté­riels en les liant à une poli­tique à long terme de lutte pour l’instauration du socialisme. 

Car cela ne paraît pas évident à tous : il ne faut pas se trom­per d’ennemi ; l’ennemi, c’est le patro­nat, la bour­geoi­sie et son État.

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