Le mouvement ouvrier, le mouvement ouvrier français particulièrement, est divisé. Il est divisé en fait, pratiquement, dans son combat quotidien mais surtout dans son organisation, par l’existence de plusieurs grandes centrales concurrentes. Il est aussi divisé, ce qui peut paraître moins grave mais qui a son importance, sur le plan des opinions, politiques, philosophiques et religieuses.
La question de l’unité ne peut donc être résolue « sur le papier ». Pour ceux qui en connaissent l’importance, parce qu’ils vivent tous les jours la division, il ne s’agit pas seulement de proposer, mais de faire avancer dans la pratique des solutions qui tiennent compte de tous les facteurs, historiques et présents. Ces solutions ne devront pas se borner, comme c’est parfois le cas, à cacher la division sous une couverture unitaire : elles ne doivent pas tendre à la synthèse des « opinions », mais à la synthèse de classe.
Certaines organisations avancent, comme remède à la division et à la bureaucratie, le mode de représentation élective de la direction d’une centrale réunifiée à la proportionnelle des tendances. Disons tout de suite qu’on peut les comprendre, car ce mode de désignation des dirigeants pourrait éviter ce qui se passe actuellement dans les confédérations : le monopole de l’information par la direction et l’existence d’un domaine « politique » réservé à la direction.
Les tendances : comment ça marche ?
Avant de se prononcer sur la question des tendances, voyons comment cela fonctionne. Nous avons un exemple vivant sous les yeux : la FEN. Cet exemple est un peu insuffisant dans la mesure où la FEN. n’est pas une fédération ouvrière au sens strict du terme, et par le fait qu’elle n’est pas confédérée.
Il y a actuellement à la FEN cinq tendances [[L’évolution des tendances depuis 1948 a été la suivante : à partir de 1949 le congrès sur l’orientation avait à choisir entre trois courants de pensée : les autonomes, les cégétistes, l’École émancipée. Le courant Force ouvrière n’a existé que les toutes premières années après la scission et s’est ensuite fondu dans la majorité autonome. Le courant cégétiste cesse à partir de 1954 de faire référence à la centrale, ses partisans ayant décidé de renoncer à la double affiliation. Il se présente d’abord sous l’étiquette « Bouches-du-Rhône » – et depuis quelques années sous le sigle « Unité et action ». Après les événements de 1968 apparaît un nouveau courant « Rénovation syndicale ». L’École émancipée d’autre part se scinde en deux : École émancipée et Front unique ouvrier. (Mémento F.E.N. 1974)]]. La FEN est une fédération de syndicats nationaux (un peu moins de 50 syndicats de taille très diverse : de quelques adhérents pour des syndicats comme le syndicat national des inspecteurs départementaux de la jeunesse et des sports à plusieurs centaines de milliers comme le syndicat national des instituteurs). Chaque syndiqué de la FEN appartient à un syndicat national et à une section départementale de la fédération. Dans les syndicats nationaux, du moins dans les plus importants, toutes les élections aux niveaux départemental, académique, national se font sur listes de tendances. Le S.N.I. se vante même par la voix de son secrétaire général Ouliac d’être le seul syndicat dont l’organe dirigeant exécutif, le bureau national, est élu directement par tous les syndiqués. Dans les sections départementales fédérales, l’élection de l’exécutif se fait également sur listes de tendances ; on se borne généralement à « demander aux tendances de présenter des listes représentatives de l’ensemble des syndicats nationaux ayant des adhérents dans le département » (et comme personne n’a jamais pu préciser ce que signifiait « représentatives»…). La C.A. fédérale est composée de 65 membres. 40 sont désignés par les syndicats nationaux (qui les nomment à la proportionnelle des tendances) [[Tous les syndicats nationaux ne sont donc pas, et de loin, représentés à la C.A. de la fédération, qui en compte pourtant moins de 50.]] et 25 par le congrès à la proportionnelle des tendances selon les résultats d’un vote sur des motions d’orientation générale.
On voit ainsi que le syndiqué non affilié à une tendance n’a de relatif pouvoir de décision qu’au niveau le plus bas (section d’établissement ou section départementale des syndicats nationaux) et une possibilité de vote de temps à autre pour des délégués sur lesquels il ne peut exercer aucun contrôle pendant leur mandat. Il va de soi que ces tendances sont « inspirées » par des courants d’opinions politiques [[Les militants de la F.E.N. qui ont fait de la syndicalisation savent bien que lorsqu’ils parlent des tendances, ce qu’ils ne font pas toujours, aux syndicables, ceux-ci demandent presque toujours : « Qui est derrière ? », preuve que le coup du « courant de pensée » ne trompe personne, même pas les non-syndiqués.]].
Un exemple plus frappant de ce mode de fonctionnement est la CUT chilienne, centrale unique dans laquelle les tendances étaient l’émanation directe et reconnue des partis de gauche et d’extrême gauche et de la démocratie chrétienne [[D’ailleurs, comme la C.G.T. avec la deuxième guerre mondiale, l’organisation syndicale disparaît complètement au début de la guerre ou après le putsch, sa direction ne réapparaissant miraculeusement que lorsque les partis ont repris une activité clandestine. Merci à nos dirigeants bien-aimés qui nous abandonnent aux nazis ou aux fascistes.]].
Tendances et modèle social-démocrate
On peut dire que cette forme d’organisation est l’application la moins hypocrite du modèle social-démocrate du syndicalisme. Pour les social-démocrates, le syndicat n’est que l’échelon intermédiaire d’un édifice à trois étages dont le parti, organisation de citoyens sur une base d’opinion, occupe le sommet. La représentation proportionnelle des tendances permet de conserver une façade unitaire à un syndicalisme émasculé qui concède un rôle « différent », c’est-à-dire dirigeant, aux partis rivaux. Il permet la « libre concurrence » entre ces partis pour la direction de l’organisation ouvrière.
En tirant les leçons de ces exemples et des facteurs historiques, nous allons prouver :
- Que démocratie ouvrière et droit de tendance ne sont pas liés ;
- Que la représentation dans les organisations de classe du prolétariat selon le critère de tendance est la négation du caractère de classe d’une organisation prolétarienne.
Encore une fois, nous n’attaquons pas ici avec des mots une réalité qui est l’existence de « courants », de tendances, de sensibilités différentes dans la classe ouvrière ; parce que c’est une donnée du problème, et qu’il n’y a probablement pas de recettes pour la supprimer totalement, si toutefois c’était souhaitable.
Nous l’avons déjà dit, mais il faut le répéter, il faut sans cesse le répéter : le prolétariat se constitue en classe par la prise de conscience de sa réalité (constatation vécue d’un conflit permanent avec le patron) qui le conduit à la rupture totale avec les autres classes (les journées de juin 1848 sont une des premières manifestations de cette rupture), à l’organisation de classe et à l’action de classe, à la fois productrice et produit de la théorie de classe.
Pour les social-démocrates (dans les deux versions, réformiste et révolutionnaire) la théorie de classe du prolétariat est une création des « porteurs de la science », les intellectuels bourgeois. C’est un produit importé dans les organisations ouvrières par les militants des partis, des organisations pluri-classistes. On sait ce qu’il faut penser du caractère « prolétarien » d’une théorie élaborée par des membres de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
Tendances, parlementarisme et organisation bourgeoise de la société
Le système de représentation des tendances est un moyen, imposé aux partis par des circonstances historiques, qui permet la pénétration dans les organisations de classe du prolétariat de ces théories, produits d’intérêts parfaitement étrangers à la classe ouvrière. Mais en même temps, le système de représentation des tendances bloque toute possibilité de création autonome de la classe ouvrière. Il bloque toute possibilité de naissance d’une théorie de la classe ouvrière, il l’empêche en quelque sorte de s’occuper d’elle-même et, en dernière analyse, il l’empêche d’être elle-même.
La similitude avec le système parlementaire est frappante. Comme le souligne Pannekoek :
«…les membres du parlement sont élus pour un nombre d’années défini ; les citoyens ne sont les maîtres qu’au moment des élections. Ce moment passé, leur pouvoir disparaît et les députés ont toute latitude de se comporter, pendant un certain nombre d’années, selon leur “conscience”, à cette seule restriction près qu’ils savent pertinemment qu’ils devront un jour revenir devant le corps électoral. (…) Et les électeurs n’ont même pas la possibilité de désigner quelqu’un de leur choix, car les candidats sont proposés par les partis politiques. (…) Pour la classe ouvrière, la démocratie parlementaire constitue une démocratie truquée…» (Pannekoek, « Conseils ouvriers », 275.)
« Ce qui caractérise une organisation prolétarienne, ce n’est pas seulement que les travailleurs seuls y sont organisés, c’est que le mode de représentation n’est pas fondé, comme le parlement, sur les regroupements de circonscriptions, mais sur le rôle joué dans la production. La représentation est fondée, comme le dit encore Pannekoek, sur le regroupement naturel des travailleurs dans le processus de production, seule base réelle de la vie sociale. » (p. 276).
Ce qui caractérise l’organisation bourgeoise de la société, c’est précisément ce caractère mixte, où les individus sont groupés indépendamment de leur appartenance de classe en vue de gérer des « intérêts supérieurs » prétendument communs aux classes. Le type même de cette structure, c’est le parlement. Quoi d’étonnant alors à ce que des individus, serviteurs inconscients peut-être mais zélés sûrement d’intérêts extérieurs à la classe ouvrière, cherchent à introduire les méthodes parlementaires dans les syndicats ?
En réalité, l’apparence « démocratique » de l’élection de la direction d’une confédération, surtout d’une confédération unique, par tous les syndiqués pris en tant qu’individus, indépendamment des groupements auxquels ils appartiennent (qui recouvrent des intérêts spécifiques), industrie, région, voire métier, est trompeuse. Précisément parce qu’elle ne tient pas compte de ces regroupements. La démocratie fédéraliste, c’est :
- à la base, dans l’entreprise, la démocratie directe, entre travailleurs vivant la même réalité ;
– au niveau local ou syndical, la confrontation et la synthèse des positions, ou plutôt des orientations de section, présentées par des camarades mandatés des sections ;
– au niveau régional ou fédéral, la confrontation et la synthèse des orientations locales ou syndicales ;
– entre tous les niveaux, un va-et-vient incessant des propositions, des orientations, une confrontation et une synthèse des actions, une information véritable.
Avec le système de représentation des tendances, les orientations politiques sont prises au plus haut niveau. Elles ne sont pas discutées et encore moins proposées par la cellule de base de l’organisation. Les directions des tendances désignant, en dernière analyse, les dirigeants de l’organisation syndicale, et les directions des tendances étant, en dernière analyse, désignées par les partis [[Si on parle de l’affaire Victor Leduc à un militant expérimenté d’«Unité et action », il saura tout de suite ce que nous voulons dire…]], le processus normal de création pratico-théorique dans l’organisation de classe est détruit. C’est la négation totale du caractère de classe de l’organisation.
Et les fractions, dans tout ça ?
Mais, nous dira-t-on, les dirigeants communistes de syndicats, qui luttent contre le droit de représentation des tendances (et même contre le « droit » de tendance, qui n’est pas un droit), vont tomber d’accord avec vous…
L’apparence « démocratique » de la C.G.T. quand on est adhérent de base et pas très militant, peut tromper dans certains cas. Les actions locales, contre le patron, sont discutées, le schéma classique d’une confédération ouvrière est respecté. Ce qui se passe, c’est qu’on ne discute réellement que sur l’action locale, ou la manière d’appliquer une prise de position sur un problème politique venue du sommet de la confédération, qui s’est réservé ce domaine. Et généralement, les opposants d’extrême gauche plongent dans les débats sur l’action locale des arguments qui s’adressent non pas à leurs camarades de section, mais à la direction confédérale. Pratiquant ainsi, ils s’isolent. Certains, qui critiquaient un mot d’ordre d’action « décidée bureaucratiquement », se sont aperçus, quand ils se sont fait traiter de jaunes, que ce n’était pas si bureaucratique que le disaient leurs livres.
Mais en réalité, c’est que nous sommes sortis du domaine de la tendance pour entrer dans celui de la fraction. Il n’y a pas, disons-le tout de suite, que les communistes ou les partis d’extrême gauche pour constituer des fractions. Chacun connaît des fractions comme la franc-maçonnerie, l’action catholique ou les bureaucraties naissantes (sorties de l’université pour trouver une place au soleil dans le syndicalisme) qui constituent des mafias, qui prennent des postes.
La création de fractions est liée à la notion de rôle dirigeant du parti sur la classe. Les lecteurs de « Soli » connaissent à ce sujet les déclarations de Lénine ou autres, les conditions d’adhésion à l’Internationale communiste et les pratiques bolcheviks.
Ce que nous attaquons, ce n’est pas « l’idée » de fraction. Les fractions existent. Il est trop tard. Elles ne se combattent plus avec des mots. Ce que nous combattons, c’est le rôle dirigeant de l’organisation pluri-classiste, conduite par les intellectuels bourgeois, sur l’organisation syndicale ; parce que nous savons que ce rôle dirigeant vise en fait à faire défendre par la classe ouvrière des intérêts qui ne sont pas les siens.
C’est précisément sur ce point que les partisans de la Charte d’Amiens n’ont pas su se battre. D’une part parce que des syndicalistes révolutionnaires ont été les premiers cadres ouvriers du parti communiste, d’autre part parce que quand ils l’ont quitté (pas tous) sur la question des cellules d’entreprise, c’est-à-dire sur la manifestation concrète du rôle dirigeant, il était trop tard.
Fractions et charte d’Amiens
Il faut le dire et en tirer les conséquences, la Charte d’Amiens est absolument impuissante à lutter contre une fraction visant le rôle dirigeant (il y en a même qui l’utilisent pour le conserver, cf. F.O.). D’ailleurs, un individu ne peut pas se réclamer de la Charte d’Amiens comme position personnelle, à moins d’être confus. Cette charte, position de « compromis » à un moment donné, est une doctrine confédérale adoptée dans certaines circonstances.
Elle attribue le rôle essentiel dans la lutte de transformation sociale au syndicalisme – dans sa première partie – mais en même temps elle condamne l’organisation syndicale à un rôle mineur en laissant le champ libre – dans sa deuxième partie – aux groupes pluri-classistes, puisqu’elle leur laisse liberté d’agir « pour la transformation sociale » (bien entendu…) hors le syndicat. Mais nous l’avons vu, un parti social-démocrate, réformiste ou révolutionnaire, une Église ou une bureaucratie naissante ne sont rien sans le rôle dirigeant dans des organisations prolétariennes. Vu sous cet angle, la Charte d’Amiens n’est donc même pas un compromis, mais une juxtaposition de deux orientations recouvrant des intérêts complètement divergents.
À la décharge de ses rédacteurs et des camarades qui la votèrent en confiance, ils ne connaissaient ni le léninisme ni la question du rôle dirigeant du parti qui devait les balayer un peu plus tard.
Que proposent donc les anarcho-syndicalistes ?
Pour nous, dans la perspective d’une confédération unitaire, il nous semble qu’il y a deux écueils à éviter à tout prix :
- La représentation des tendances, qui casse le mouvement syndical en autant de sous-organisations, appendices d’autres couches sociales que la classe ouvrière ;
- Le monolithisme total de l’information dans une organisation « aseptisée » où les problèmes politiques ne seraient abordés qu’au sommet, où l’appréciation de la situation générale, la voie à suivre pour les luttes globales ne seraient discutées qu’au sommet et dictées du sommet par l’intermédiaire de « sous-offs ».
Il faut éviter les écueils. On peut le faire en observant ce principe qui fait l’anarcho-syndicalisme : le critère de classe passe avant le critère d’opinion.
Certains camarades ont tendance à présenter l’organisation syndicale bâtie sur le modèle anarcho-syndicaliste comme une machine parfaite, où la démocratie est parfaite, où tout marche bien et devant laquelle finalement les patrons n’ont plus qu’à s’enfuir. C’est une erreur. D’abord parce que les patrons ne s’enfuient pas comme cela, devant la démocratie ouvrière… Ensuite parce que ce sont précisément les intellectuels bourgeois qui voient tous les ouvriers des temps à venir sur le même modèle stéréotypé. Ce sont les intellectuels bourgeois qui pensent que « tous les ouvriers aiment les fêtes populaires ». Ce sont les intellectuels bourgeois qui pensent que les ouvriers, les « hommes communistes » penseront toujours tous de la même façon. Ce sont les intellectuels bourgeois qui ne comprennent rien.
L’organisation doit vivre, surtout si elle est unitaire. Il doit y avoir un bouillonnement constant et non pas une acceptation moutonnière des décisions de « camarades de confiance » placés à la direction. Il doit y avoir, pourquoi pas, des luttes internes, des bulletins, des tracts. À la condition naturellement que leurs rédacteurs puissent faire la preuve d’une activité syndicale exemplaire contre le patron sous peine, ce qui se passe déjà maintenant, d’être déconsidérés.
À l’intérieur de l’organisation de classe, l’information, les propositions d’orientation revendicative ou d’ordre général doivent être diffusées et discutées partout. Au niveau de l’organisation de base, des bulletins avec des tribunes libres ouvertes à tous les adhérents. Au niveau local ou syndical, expression des orientations des sections de base. Au niveau régional ou fédéral, tribunes libres pour les syndicats ou les unions locales.
L’organisation syndicale, ça vit, ça bouge, ça se bagarre à l’intérieur, dans le respect du critère fondamental de classe. Et quand la vie s’éteint un peu, les militants vont chercher l’avis des adhérents. Il ne suffit pas de leur laisser la liberté « démocratique » de s’exprimer. Il faudra les forcer à le faire. Et ils le feront.
Pour favoriser, développer l’organisation de classe, nous n’avons pas, il n’y a pas, de recette toute faite. Le véritable danger à éviter, c’est la scission. Et il n’y a scission que si le critère opinion passe avant le critère classe.
La démocratie dans l’organisation, c’est l’affaire de tous. Il est illusoire ou mal intentionné de prétendre que tous les travailleurs seront toujours du même avis sur tout, parce que c’est faux. Et nous le savons bien, parce que nous le vivons tous les jours. Il faudra, il le faut déjà, se mettre au travail de la démocratie véritable. Tout cela porte un nom. Cela s’appelle militer.