La Presse Anarchiste

Anarcho-syndicalisme

Le mou­ve­ment ouvrier, le mou­ve­ment ouvrier fran­çais par­ti­cu­liè­re­ment, est divi­sé. Il est divi­sé en fait, pra­ti­que­ment, dans son com­bat quo­ti­dien mais sur­tout dans son orga­ni­sa­tion, par l’exis­tence de plu­sieurs grandes cen­trales concur­rentes. Il est aus­si divi­sé, ce qui peut paraître moins grave mais qui a son impor­tance, sur le plan des opi­nions, poli­tiques, phi­lo­so­phiques et religieuses. 

La ques­tion de l’u­ni­té ne peut donc être réso­lue « sur le papier ». Pour ceux qui en connaissent l’im­por­tance, parce qu’ils vivent tous les jours la divi­sion, il ne s’a­git pas seule­ment de pro­po­ser, mais de faire avan­cer dans la pra­tique des solu­tions qui tiennent compte de tous les fac­teurs, his­to­riques et pré­sents. Ces solu­tions ne devront pas se bor­ner, comme c’est par­fois le cas, à cacher la divi­sion sous une cou­ver­ture uni­taire : elles ne doivent pas tendre à la syn­thèse des « opi­nions », mais à la syn­thèse de classe. 

Cer­taines orga­ni­sa­tions avancent, comme remède à la divi­sion et à la bureau­cra­tie, le mode de repré­sen­ta­tion élec­tive de la direc­tion d’une cen­trale réuni­fiée à la pro­por­tion­nelle des ten­dances. Disons tout de suite qu’on peut les com­prendre, car ce mode de dési­gna­tion des diri­geants pour­rait évi­ter ce qui se passe actuel­le­ment dans les confé­dé­ra­tions : le mono­pole de l’in­for­ma­tion par la direc­tion et l’exis­tence d’un domaine « poli­tique » réser­vé à la direction. 

Les tendances : comment ça marche ?

Avant de se pro­non­cer sur la ques­tion des ten­dances, voyons com­ment cela fonc­tionne. Nous avons un exemple vivant sous les yeux : la FEN. Cet exemple est un peu insuf­fi­sant dans la mesure où la FEN. n’est pas une fédé­ra­tion ouvrière au sens strict du terme, et par le fait qu’elle n’est pas confédérée.

Il y a actuel­le­ment à la FEN cinq ten­dances [[L’é­vo­lu­tion des ten­dances depuis 1948 a été la sui­vante : à par­tir de 1949 le congrès sur l’o­rien­ta­tion avait à choi­sir entre trois cou­rants de pen­sée : les auto­nomes, les cégé­tistes, l’É­cole éman­ci­pée. Le cou­rant Force ouvrière n’a exis­té que les toutes pre­mières années après la scis­sion et s’est ensuite fon­du dans la majo­ri­té auto­nome. Le cou­rant cégé­tiste cesse à par­tir de 1954 de faire réfé­rence à la cen­trale, ses par­ti­sans ayant déci­dé de renon­cer à la double affi­lia­tion. Il se pré­sente d’a­bord sous l’é­ti­quette « Bouches-du-Rhône » – et depuis quelques années sous le sigle « Uni­té et action ». Après les évé­ne­ments de 1968 appa­raît un nou­veau cou­rant « Réno­va­tion syn­di­cale ». L’É­cole éman­ci­pée d’autre part se scinde en deux : École éman­ci­pée et Front unique ouvrier. (Mémen­to F.E.N. 1974)]]. La FEN est une fédé­ra­tion de syn­di­cats natio­naux (un peu moins de 50 syn­di­cats de taille très diverse : de quelques adhé­rents pour des syn­di­cats comme le syn­di­cat natio­nal des ins­pec­teurs dépar­te­men­taux de la jeu­nesse et des sports à plu­sieurs cen­taines de mil­liers comme le syn­di­cat natio­nal des ins­ti­tu­teurs). Chaque syn­di­qué de la FEN appar­tient à un syn­di­cat natio­nal et à une sec­tion dépar­te­men­tale de la fédé­ra­tion. Dans les syn­di­cats natio­naux, du moins dans les plus impor­tants, toutes les élec­tions aux niveaux dépar­te­men­tal, aca­dé­mique, natio­nal se font sur listes de ten­dances. Le S.N.I. se vante même par la voix de son secré­taire géné­ral Ouliac d’être le seul syn­di­cat dont l’or­gane diri­geant exé­cu­tif, le bureau natio­nal, est élu direc­te­ment par tous les syn­di­qués. Dans les sec­tions dépar­te­men­tales fédé­rales, l’é­lec­tion de l’exé­cu­tif se fait éga­le­ment sur listes de ten­dances ; on se borne géné­ra­le­ment à « deman­der aux ten­dances de pré­sen­ter des listes repré­sen­ta­tives de l’en­semble des syn­di­cats natio­naux ayant des adhé­rents dans le dépar­te­ment » (et comme per­sonne n’a jamais pu pré­ci­ser ce que signi­fiait « repré­sen­ta­tives»…). La C.A. fédé­rale est com­po­sée de 65 membres. 40 sont dési­gnés par les syn­di­cats natio­naux (qui les nomment à la pro­por­tion­nelle des ten­dances) [[Tous les syn­di­cats natio­naux ne sont donc pas, et de loin, repré­sen­tés à la C.A. de la fédé­ra­tion, qui en compte pour­tant moins de 50.]] et 25 par le congrès à la pro­por­tion­nelle des ten­dances selon les résul­tats d’un vote sur des motions d’o­rien­ta­tion générale. 

On voit ain­si que le syn­di­qué non affi­lié à une ten­dance n’a de rela­tif pou­voir de déci­sion qu’au niveau le plus bas (sec­tion d’é­ta­blis­se­ment ou sec­tion dépar­te­men­tale des syn­di­cats natio­naux) et une pos­si­bi­li­té de vote de temps à autre pour des délé­gués sur les­quels il ne peut exer­cer aucun contrôle pen­dant leur man­dat. Il va de soi que ces ten­dances sont « ins­pi­rées » par des cou­rants d’o­pi­nions poli­tiques [[Les mili­tants de la F.E.N. qui ont fait de la syn­di­ca­li­sa­tion savent bien que lors­qu’ils parlent des ten­dances, ce qu’ils ne font pas tou­jours, aux syn­di­cables, ceux-ci demandent presque tou­jours : « Qui est der­rière ? », preuve que le coup du « cou­rant de pen­sée » ne trompe per­sonne, même pas les non-syndiqués.]].

Un exemple plus frap­pant de ce mode de fonc­tion­ne­ment est la CUT chi­lienne, cen­trale unique dans laquelle les ten­dances étaient l’é­ma­na­tion directe et recon­nue des par­tis de gauche et d’ex­trême gauche et de la démo­cra­tie chré­tienne [[D’ailleurs, comme la C.G.T. avec la deuxième guerre mon­diale, l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale dis­pa­raît com­plè­te­ment au début de la guerre ou après le putsch, sa direc­tion ne réap­pa­rais­sant mira­cu­leu­se­ment que lorsque les par­tis ont repris une acti­vi­té clan­des­tine. Mer­ci à nos diri­geants bien-aimés qui nous aban­donnent aux nazis ou aux fascistes.]]. 

Tendances et modèle social-démocrate

On peut dire que cette forme d’or­ga­ni­sa­tion est l’ap­pli­ca­tion la moins hypo­crite du modèle social-démo­crate du syn­di­ca­lisme. Pour les social-démo­crates, le syn­di­cat n’est que l’é­che­lon inter­mé­diaire d’un édi­fice à trois étages dont le par­ti, orga­ni­sa­tion de citoyens sur une base d’o­pi­nion, occupe le som­met. La repré­sen­ta­tion pro­por­tion­nelle des ten­dances per­met de conser­ver une façade uni­taire à un syn­di­ca­lisme émas­cu­lé qui concède un rôle « dif­fé­rent », c’est-à-dire diri­geant, aux par­tis rivaux. Il per­met la « libre concur­rence » entre ces par­tis pour la direc­tion de l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière. 

En tirant les leçons de ces exemples et des fac­teurs his­to­riques, nous allons prouver : 

  1. Que démo­cra­tie ouvrière et droit de ten­dance ne sont pas liés ; 
  2. Que la repré­sen­ta­tion dans les orga­ni­sa­tions de classe du pro­lé­ta­riat selon le cri­tère de ten­dance est la néga­tion du carac­tère de classe d’une orga­ni­sa­tion prolétarienne. 

Encore une fois, nous n’at­ta­quons pas ici avec des mots une réa­li­té qui est l’exis­tence de « cou­rants », de ten­dances, de sen­si­bi­li­tés dif­fé­rentes dans la classe ouvrière ; parce que c’est une don­née du pro­blème, et qu’il n’y a pro­ba­ble­ment pas de recettes pour la sup­pri­mer tota­le­ment, si tou­te­fois c’é­tait souhaitable. 

Nous l’a­vons déjà dit, mais il faut le répé­ter, il faut sans cesse le répé­ter : le pro­lé­ta­riat se consti­tue en classe par la prise de conscience de sa réa­li­té (consta­ta­tion vécue d’un conflit per­ma­nent avec le patron) qui le conduit à la rup­ture totale avec les autres classes (les jour­nées de juin 1848 sont une des pre­mières mani­fes­ta­tions de cette rup­ture), à l’or­ga­ni­sa­tion de classe et à l’ac­tion de classe, à la fois pro­duc­trice et pro­duit de la théo­rie de classe. 

Pour les social-démo­crates (dans les deux ver­sions, réfor­miste et révo­lu­tion­naire) la théo­rie de classe du pro­lé­ta­riat est une créa­tion des « por­teurs de la science », les intel­lec­tuels bour­geois. C’est un pro­duit impor­té dans les orga­ni­sa­tions ouvrières par les mili­tants des par­tis, des orga­ni­sa­tions plu­ri-clas­sistes. On sait ce qu’il faut pen­ser du carac­tère « pro­lé­ta­rien » d’une théo­rie éla­bo­rée par des membres de la bour­geoi­sie et de la petite bourgeoisie. 

Tendances, parlementarisme et organisation bourgeoise de la société

Le sys­tème de repré­sen­ta­tion des ten­dances est un moyen, impo­sé aux par­tis par des cir­cons­tances his­to­riques, qui per­met la péné­tra­tion dans les orga­ni­sa­tions de classe du pro­lé­ta­riat de ces théo­ries, pro­duits d’in­té­rêts par­fai­te­ment étran­gers à la classe ouvrière. Mais en même temps, le sys­tème de repré­sen­ta­tion des ten­dances bloque toute pos­si­bi­li­té de créa­tion auto­nome de la classe ouvrière. Il bloque toute pos­si­bi­li­té de nais­sance d’une théo­rie de la classe ouvrière, il l’empêche en quelque sorte de s’oc­cu­per d’elle-même et, en der­nière ana­lyse, il l’empêche d’être elle-même. 

La simi­li­tude avec le sys­tème par­le­men­taire est frap­pante. Comme le sou­ligne Pannekoek : 

«…les membres du par­le­ment sont élus pour un nombre d’an­nées défi­ni ; les citoyens ne sont les maîtres qu’au moment des élec­tions. Ce moment pas­sé, leur pou­voir dis­pa­raît et les dépu­tés ont toute lati­tude de se com­por­ter, pen­dant un cer­tain nombre d’an­nées, selon leur “conscience”, à cette seule res­tric­tion près qu’ils savent per­ti­nem­ment qu’ils devront un jour reve­nir devant le corps élec­to­ral. (…) Et les élec­teurs n’ont même pas la pos­si­bi­li­té de dési­gner quel­qu’un de leur choix, car les can­di­dats sont pro­po­sés par les par­tis poli­tiques. (…) Pour la classe ouvrière, la démo­cra­tie par­le­men­taire consti­tue une démo­cra­tie tru­quée…» (Pan­ne­koek, « Conseils ouvriers », 275.)

« Ce qui carac­té­rise une orga­ni­sa­tion pro­lé­ta­rienne, ce n’est pas seule­ment que les tra­vailleurs seuls y sont orga­ni­sés, c’est que le mode de repré­sen­ta­tion n’est pas fon­dé, comme le par­le­ment, sur les regrou­pe­ments de cir­cons­crip­tions, mais sur le rôle joué dans la pro­duc­tion. La repré­sen­ta­tion est fon­dée, comme le dit encore Pan­ne­koek, sur le regrou­pe­ment natu­rel des tra­vailleurs dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion, seule base réelle de la vie sociale. » (p. 276).

Ce qui carac­té­rise l’or­ga­ni­sa­tion bour­geoise de la socié­té, c’est pré­ci­sé­ment ce carac­tère mixte, où les indi­vi­dus sont grou­pés indé­pen­dam­ment de leur appar­te­nance de classe en vue de gérer des « inté­rêts supé­rieurs » pré­ten­du­ment com­muns aux classes. Le type même de cette struc­ture, c’est le par­le­ment. Quoi d’é­ton­nant alors à ce que des indi­vi­dus, ser­vi­teurs incons­cients peut-être mais zélés sûre­ment d’in­té­rêts exté­rieurs à la classe ouvrière, cherchent à intro­duire les méthodes par­le­men­taires dans les syndicats ? 

En réa­li­té, l’ap­pa­rence « démo­cra­tique » de l’é­lec­tion de la direc­tion d’une confé­dé­ra­tion, sur­tout d’une confé­dé­ra­tion unique, par tous les syn­di­qués pris en tant qu’in­di­vi­dus, indé­pen­dam­ment des grou­pe­ments aux­quels ils appar­tiennent (qui recouvrent des inté­rêts spé­ci­fiques), indus­trie, région, voire métier, est trom­peuse. Pré­ci­sé­ment parce qu’elle ne tient pas compte de ces regrou­pe­ments. La démo­cra­tie fédé­ra­liste, c’est : 

- à la base, dans l’en­tre­prise, la démo­cra­tie directe, entre tra­vailleurs vivant la même réalité ;
– au niveau local ou syn­di­cal, la confron­ta­tion et la syn­thèse des posi­tions, ou plu­tôt des orien­ta­tions de sec­tion, pré­sen­tées par des cama­rades man­da­tés des sections ;
– au niveau régio­nal ou fédé­ral, la confron­ta­tion et la syn­thèse des orien­ta­tions locales ou syndicales ;
– entre tous les niveaux, un va-et-vient inces­sant des pro­po­si­tions, des orien­ta­tions, une confron­ta­tion et une syn­thèse des actions, une infor­ma­tion véritable. 

Avec le sys­tème de repré­sen­ta­tion des ten­dances, les orien­ta­tions poli­tiques sont prises au plus haut niveau. Elles ne sont pas dis­cu­tées et encore moins pro­po­sées par la cel­lule de base de l’or­ga­ni­sa­tion. Les direc­tions des ten­dances dési­gnant, en der­nière ana­lyse, les diri­geants de l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale, et les direc­tions des ten­dances étant, en der­nière ana­lyse, dési­gnées par les par­tis [[Si on parle de l’af­faire Vic­tor Leduc à un mili­tant expé­ri­men­té d’«Unité et action », il sau­ra tout de suite ce que nous vou­lons dire…]], le pro­ces­sus nor­mal de créa­tion pra­ti­co-théo­rique dans l’or­ga­ni­sa­tion de classe est détruit. C’est la néga­tion totale du carac­tère de classe de l’organisation. 

Et les fractions, dans tout ça ?

Mais, nous dira-t-on, les diri­geants com­mu­nistes de syn­di­cats, qui luttent contre le droit de repré­sen­ta­tion des ten­dances (et même contre le « droit » de ten­dance, qui n’est pas un droit), vont tom­ber d’ac­cord avec vous… 

L’ap­pa­rence « démo­cra­tique » de la C.G.T. quand on est adhé­rent de base et pas très mili­tant, peut trom­per dans cer­tains cas. Les actions locales, contre le patron, sont dis­cu­tées, le sché­ma clas­sique d’une confé­dé­ra­tion ouvrière est res­pec­té. Ce qui se passe, c’est qu’on ne dis­cute réel­le­ment que sur l’ac­tion locale, ou la manière d’ap­pli­quer une prise de posi­tion sur un pro­blème poli­tique venue du som­met de la confé­dé­ra­tion, qui s’est réser­vé ce domaine. Et géné­ra­le­ment, les oppo­sants d’ex­trême gauche plongent dans les débats sur l’ac­tion locale des argu­ments qui s’a­dressent non pas à leurs cama­rades de sec­tion, mais à la direc­tion confé­dé­rale. Pra­ti­quant ain­si, ils s’i­solent. Cer­tains, qui cri­ti­quaient un mot d’ordre d’ac­tion « déci­dée bureau­cra­ti­que­ment », se sont aper­çus, quand ils se sont fait trai­ter de jaunes, que ce n’é­tait pas si bureau­cra­tique que le disaient leurs livres. 

Mais en réa­li­té, c’est que nous sommes sor­tis du domaine de la ten­dance pour entrer dans celui de la frac­tion. Il n’y a pas, disons-le tout de suite, que les com­mu­nistes ou les par­tis d’ex­trême gauche pour consti­tuer des frac­tions. Cha­cun connaît des frac­tions comme la franc-maçon­ne­rie, l’ac­tion catho­lique ou les bureau­cra­ties nais­santes (sor­ties de l’u­ni­ver­si­té pour trou­ver une place au soleil dans le syn­di­ca­lisme) qui consti­tuent des mafias, qui prennent des postes. 

La créa­tion de frac­tions est liée à la notion de rôle diri­geant du par­ti sur la classe. Les lec­teurs de « Soli » connaissent à ce sujet les décla­ra­tions de Lénine ou autres, les condi­tions d’adhé­sion à l’In­ter­na­tio­nale com­mu­niste et les pra­tiques bolcheviks. 

Ce que nous atta­quons, ce n’est pas « l’i­dée » de frac­tion. Les frac­tions existent. Il est trop tard. Elles ne se com­battent plus avec des mots. Ce que nous com­bat­tons, c’est le rôle diri­geant de l’or­ga­ni­sa­tion plu­ri-clas­siste, conduite par les intel­lec­tuels bour­geois, sur l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale ; parce que nous savons que ce rôle diri­geant vise en fait à faire défendre par la classe ouvrière des inté­rêts qui ne sont pas les siens. 

C’est pré­ci­sé­ment sur ce point que les par­ti­sans de la Charte d’A­miens n’ont pas su se battre. D’une part parce que des syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires ont été les pre­miers cadres ouvriers du par­ti com­mu­niste, d’autre part parce que quand ils l’ont quit­té (pas tous) sur la ques­tion des cel­lules d’en­tre­prise, c’est-à-dire sur la mani­fes­ta­tion concrète du rôle diri­geant, il était trop tard. 

Fractions et charte d’Amiens

Il faut le dire et en tirer les consé­quences, la Charte d’A­miens est abso­lu­ment impuis­sante à lut­ter contre une frac­tion visant le rôle diri­geant (il y en a même qui l’u­ti­lisent pour le conser­ver, cf. F.O.). D’ailleurs, un indi­vi­du ne peut pas se récla­mer de la Charte d’A­miens comme posi­tion per­son­nelle, à moins d’être confus. Cette charte, posi­tion de « com­pro­mis » à un moment don­né, est une doc­trine confé­dé­rale adop­tée dans cer­taines circonstances. 

Elle attri­bue le rôle essen­tiel dans la lutte de trans­for­ma­tion sociale au syn­di­ca­lisme – dans sa pre­mière par­tie – mais en même temps elle condamne l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale à un rôle mineur en lais­sant le champ libre – dans sa deuxième par­tie – aux groupes plu­ri-clas­sistes, puis­qu’elle leur laisse liber­té d’a­gir « pour la trans­for­ma­tion sociale » (bien enten­du…) hors le syn­di­cat. Mais nous l’a­vons vu, un par­ti social-démo­crate, réfor­miste ou révo­lu­tion­naire, une Église ou une bureau­cra­tie nais­sante ne sont rien sans le rôle diri­geant dans des orga­ni­sa­tions pro­lé­ta­riennes. Vu sous cet angle, la Charte d’A­miens n’est donc même pas un com­pro­mis, mais une jux­ta­po­si­tion de deux orien­ta­tions recou­vrant des inté­rêts com­plè­te­ment divergents. 

À la décharge de ses rédac­teurs et des cama­rades qui la votèrent en confiance, ils ne connais­saient ni le léni­nisme ni la ques­tion du rôle diri­geant du par­ti qui devait les balayer un peu plus tard. 

Que proposent donc les anarcho-syndicalistes ?

Pour nous, dans la pers­pec­tive d’une confé­dé­ra­tion uni­taire, il nous semble qu’il y a deux écueils à évi­ter à tout prix : 

  1. La repré­sen­ta­tion des ten­dances, qui casse le mou­ve­ment syn­di­cal en autant de sous-orga­ni­sa­tions, appen­dices d’autres couches sociales que la classe ouvrière ; 
  2. Le mono­li­thisme total de l’in­for­ma­tion dans une orga­ni­sa­tion « asep­ti­sée » où les pro­blèmes poli­tiques ne seraient abor­dés qu’au som­met, où l’ap­pré­cia­tion de la situa­tion géné­rale, la voie à suivre pour les luttes glo­bales ne seraient dis­cu­tées qu’au som­met et dic­tées du som­met par l’in­ter­mé­diaire de « sous-offs ». 

Il faut évi­ter les écueils. On peut le faire en obser­vant ce prin­cipe qui fait l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme : le cri­tère de classe passe avant le cri­tère d’opinion. 

Cer­tains cama­rades ont ten­dance à pré­sen­ter l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale bâtie sur le modèle anar­cho-syn­di­ca­liste comme une machine par­faite, où la démo­cra­tie est par­faite, où tout marche bien et devant laquelle fina­le­ment les patrons n’ont plus qu’à s’en­fuir. C’est une erreur. D’a­bord parce que les patrons ne s’en­fuient pas comme cela, devant la démo­cra­tie ouvrière… Ensuite parce que ce sont pré­ci­sé­ment les intel­lec­tuels bour­geois qui voient tous les ouvriers des temps à venir sur le même modèle sté­réo­ty­pé. Ce sont les intel­lec­tuels bour­geois qui pensent que « tous les ouvriers aiment les fêtes popu­laires ». Ce sont les intel­lec­tuels bour­geois qui pensent que les ouvriers, les « hommes com­mu­nistes » pen­se­ront tou­jours tous de la même façon. Ce sont les intel­lec­tuels bour­geois qui ne com­prennent rien. 

L’or­ga­ni­sa­tion doit vivre, sur­tout si elle est uni­taire. Il doit y avoir un bouillon­ne­ment constant et non pas une accep­ta­tion mou­ton­nière des déci­sions de « cama­rades de confiance » pla­cés à la direc­tion. Il doit y avoir, pour­quoi pas, des luttes internes, des bul­le­tins, des tracts. À la condi­tion natu­rel­le­ment que leurs rédac­teurs puissent faire la preuve d’une acti­vi­té syn­di­cale exem­plaire contre le patron sous peine, ce qui se passe déjà main­te­nant, d’être déconsidérés. 

À l’in­té­rieur de l’or­ga­ni­sa­tion de classe, l’in­for­ma­tion, les pro­po­si­tions d’o­rien­ta­tion reven­di­ca­tive ou d’ordre géné­ral doivent être dif­fu­sées et dis­cu­tées par­tout. Au niveau de l’or­ga­ni­sa­tion de base, des bul­le­tins avec des tri­bunes libres ouvertes à tous les adhé­rents. Au niveau local ou syn­di­cal, expres­sion des orien­ta­tions des sec­tions de base. Au niveau régio­nal ou fédé­ral, tri­bunes libres pour les syn­di­cats ou les unions locales. 

L’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale, ça vit, ça bouge, ça se bagarre à l’in­té­rieur, dans le res­pect du cri­tère fon­da­men­tal de classe. Et quand la vie s’é­teint un peu, les mili­tants vont cher­cher l’a­vis des adhé­rents. Il ne suf­fit pas de leur lais­ser la liber­té « démo­cra­tique » de s’ex­pri­mer. Il fau­dra les for­cer à le faire. Et ils le feront. 

Pour favo­ri­ser, déve­lop­per l’or­ga­ni­sa­tion de classe, nous n’a­vons pas, il n’y a pas, de recette toute faite. Le véri­table dan­ger à évi­ter, c’est la scis­sion. Et il n’y a scis­sion que si le cri­tère opi­nion passe avant le cri­tère classe. 

La démo­cra­tie dans l’or­ga­ni­sa­tion, c’est l’af­faire de tous. Il est illu­soire ou mal inten­tion­né de pré­tendre que tous les tra­vailleurs seront tou­jours du même avis sur tout, parce que c’est faux. Et nous le savons bien, parce que nous le vivons tous les jours. Il fau­dra, il le faut déjà, se mettre au tra­vail de la démo­cra­tie véri­table. Tout cela porte un nom. Cela s’ap­pelle militer.

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