La Presse Anarchiste

Anarcho-syndicalisme

Les deux points du pro­gramme révo­lu­tion­naire déve­lop­pés dans les numé­ros 44, 45 et 46 de Soli­da­ri­té ouvrière étaient l’abolition du sala­riat et l’abolition de l’économie de mar­ché, aux­quels le mou­ve­ment ouvrier devait sub­sti­tuer la satis­fac­tion des besoins sociaux et la planification. 

Le troi­sième point du pro­gramme est le plus contro­ver­sé par­mi les dif­fé­rents cou­rants qui se réclament de la classe ouvrière. L’abolition de la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion fait par­tie des mesures dont l’application immé­diate serait pos­sible et néces­saire, alors que les deux autres points pour­raient résul­ter que d’une évo­lu­tion plus ou moins longue. 

Il faut cepen­dant dis­tin­guer entre deux types d’oppositions face à ce pro­blème. Au sein du cou­rant mar­xiste, les diver­gences portent sur des ques­tions de moda­li­té d’application. Entre l’ensemble des cou­rants mar­xistes et l’anarcho-syndicalisme se trouvent des diver­gences de fond qui portent sur la signi­fi­ca­tion même du socialisme. 

La ten­dance à assi­mi­ler capi­ta­lisme et pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion amène à des sim­pli­fi­ca­tions qui peuvent conduire à de graves consé­quences dans l’action. La plus grave de ces consé­quences étant bien enten­du de consi­dé­rer comme socia­liste un régime qui ne l’est pas… 

Si le régime de pro­prié­té est un des élé­ments qui carac­té­risent un sys­tème social, ce n’est pas le seul. En d’autres termes, le socia­lisme implique néces­sai­re­ment l’abolition de la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion. Mais l’abolition de cette pro­prié­té ne s’accompagne pas néces­sai­re­ment du socialisme. 

Dans l’histoire de la socié­té humaine, les régimes d’exploitation ont exis­té avant que n’apparaisse le capi­ta­lisme. Dans la socié­té escla­va­giste et féo­dale, exis­tait déjà la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion. Ce qui dif­fé­ren­cie ces socié­tés du capi­ta­lisme n’est donc pas le régime de pro­prié­té mais les rap­ports sociaux de pro­duc­tion. Les formes de pro­prié­té ont bien enten­du évo­lué, mais seule­ment en consé­quence de l’évolution des rap­ports sociaux de pro­duc­tion : elles s’adaptent aux condi­tions nou­velles d’exploitation de la force de tra­vail. Aujourd’hui, l’exploitation de la force de tra­vail se fait sous la forme de l’exploitation sala­riale, et c’est cela qui défi­nit le capitalisme. 

Le capi­ta­lisme lui-même, au cours de son his­toire, a vu des modi­fi­ca­tions impor­tantes dans les formes de pro­prié­té, qui cor­res­pondent, non à un chan­ge­ment dans la nature du capi­ta­lisme, mais à une adap­ta­tion aux condi­tions nou­velles. Le capi­ta­lisme peut même s’arranger d’un régime qui aurait sup­pri­mé la pro­prié­té pri­vée pour­vu qu’il main­tienne l’exploitation de la force de tra­vail de la majo­ri­té au pro­fit d’une minorité.

1. –Transformation des formes de propriété

L’évolution des formes de pro­prié­té au sein du régime capi­ta­liste s’explique prin­ci­pa­le­ment par le phé­no­mène de concen­tra­tion du capi­tal. Par là, il faut entendre la concen­tra­tion de la pro­prié­té et non celle des entre­prises en tant qu’unités de production. 

Le pro­ces­sus de concen­tra­tion a comme consé­quence de por­ter le capi­tal d’une entre­prise à un volume qui dépasse les pos­si­bi­li­tés finan­cières d’un seul capi­ta­liste. En outre, il y a des acti­vi­tés éco­no­miques qui, dès le départ, exigent des capi­taux si impor­tants qu’elles sont incon­ce­vables à l’échelle d’un seul capitaliste.

Il en résulte qu’à un cer­taine degré de déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives, les pos­si­bi­li­tés finan­cières d’un seul capi­ta­liste ne peuvent plus faire face à la pour­suite du déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Cela signi­fie que le « patron » tel qu’il exis­tait au début du siècle, pro­prié­taire exclu­sif, qui déci­dait seul de la marche de son ou de ses entre­prises, dis­pa­raît devant une forme nou­velle, les asso­cia­tions de capi­ta­listes, les socié­tés par actions. 

Le pro­ces­sus d’associations capi­ta­listes ne s’est pas fait sans dif­fi­cul­tés. L’idée de pro­prié­té était tel­le­ment atta­chée à la per­sonne que la Révo­lu­tion fran­çaise a inter­dit les socié­tés par actions. Ce n’est qu’en 1867 que la porte fut lar­ge­ment ouverte aux socié­tés par actions. 

La socié­té ano­nyme est la forme la plus évo­luée des socié­tés par actions, c’est celle qui per­met le plus grand déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives dans le domaine pri­vé. En outre, avan­tage sub­stan­tiel, elle per­met aux capi­ta­listes de béné­fi­cier des capi­taux des petits épar­gnants qui, indi­vi­duel­le­ment, sont peu de chose, mais grou­pés repré­sentent des sommes impor­tantes. Ain­si les socié­tés ano­nymes aux U.S.A. repré­sen­taient, en 1962, 78 % du chiffre d’affaires total, y com­pris celui de l’agriculture. À titre d’exemple, la Gene­ral Elec­tric, en 1961, avait 440.938 action­naires et la Ford Motor Com­pa­ny 236.000.

2. – Conséquences de la propriété impersonnelle

La ten­dance de l’évolution de la socié­té vers la concen­tra­tion du capi­tal s’accompagne de la trans­for­ma­tion de la pro­prié­té per­son­nelle en pro­prié­té imper­son­nelle. Il en découle un cer­tain nombre de conséquences : 

a)La pro­prié­té perd son carac­tère indi­vi­duel pour prendre un carac­tère col­lec­tif. Dans la socié­té ano­nyme, la dis­per­sion des actions atteint un tel degré que le carac­tère col­lec­tif de pro­prié­té devient net­te­ment appa­rent. Les action­naires sont de plus en plus nom­breux, de plus en plus dis­per­sés et mou­vants. Bien sûr, le carac­tère col­lec­tif des socié­tés par actions n’est pas uni­ver­sel ; il se limite aux seuls action­naires. C’est une pro­prié­té col­lec­tive limi­tée et inéga­li­taire à l’intérieur même du groupe des pro­prié­taires, puisque la quan­ti­té d’actions pos­sé­dées par cha­cun peut varier. 

b) La fonc­tion d’entrepreneur tend à dis­pa­raître. La ges­tion n’est plus atta­chée à une per­sonne en ver­tu du droit de pro­prié­té. Il se pro­duit une sépa­ra­tion entre la pro­prié­té, col­lec­ti­ve­ment répar­tie entre les action­naires, et la ges­tion, assu­rée par des man­da­taires qui sont la plu­part du temps des salariés. 

Cer­tains auteurs ont cru voir là des signes de la dis­pa­ri­tion du capitalisme : 

«…sauf dans le cas (…) où une socié­té est vrai­ment appro­priée par un seul indi­vi­du ou par une seule famille, la sil­houette du pro­prié­taire et, avec elle, l’œil du maître ont dis­pa­ru du tableau. Nous y trou­vons des diri­geants sala­riés ain­si que tous les chefs et sous-chefs de ser­vice. » (J.Schumpeter, Capi­ta­lisme, socia­lisme et démo­cra­tie.)

c) La sup­pres­sion de la fonc­tion de capi­ta­liste entre­pre­neur entraîne à son tour une autre modi­fi­ca­tion : la sépa­ra­tion de la pro­prié­té d’avec la ges­tion de l’entreprise. La ges­tion allait de pair avec la pro­prié­té per­son­nelle. Le patron condui­sait son affaire comme il l’entendait, il ne se heur­tait qu’aux limites impo­sées par la loi et par le marché. 

Dans la socié­té ano­nyme, les action­naires ne par­ti­cipent en rien à la ges­tion. Théo­ri­que­ment, ils ont le droit de dis­po­ser de leur entre­prise comme bon leur semble. Mais leur nombre et leur dis­per­sion font que leur droit de dis­po­si­tion se limite à l’action que pos­sède le por­teur. La ges­tion elle-même repré­sente un ensemble d’opérations sur les­quelles l’actionnaire n’a pas prise. Le droit de ges­tion ne peut s’exercer qu’au sein d’assemblées géné­rales, où l’actionnaire subit la loi de la majo­ri­té, et à tra­vers un conseil d’administration.

Dans les conseils d’administration, qui sont les véri­tables organes de direc­tion des socié­tés, il faut dis­tin­guer deux sortes d’administrateurs : ceux qui occupent une fonc­tion rému­né­rée dans la socié­té (inside direc­tors) et ceux qui n’en pos­sèdent pas (out­side direc­tors). Les pre­miers sont les véri­tables maîtres de la socié­té, et leur pro­por­tion dans les conseils d’administration tend à s’accroître, d’autant plus que les admi­nis­tra­teurs n’ont sou­vent pas même besoin d’être actionnaires. 

« Un grand nombre d’études des socié­tés aux États-Unis ces der­nières années ont mon­tré d’abord que la pro­prié­té des action­naires est lar­ge­ment dif­fu­sée par­mi de nom­breuses per­sonnes dont aucune ne détient une grande pro­por­tion du capi­tal total ; ensuite que la pro­por­tion des actions pos­sé­dées par les direc­teurs et admi­nis­tra­teurs est tout aus­si faible. (…) Si les admi­nis­tra­teurs et direc­teurs des grandes socié­tés n’ont que peu d’intérêt de pro­prié­té dans l’entreprise et si le res­tant de la pro­prié­té est lar­ge­ment dif­fu­sé, le groupe de contrôle (admi­nis­tra­teurs, direc­teurs et peut-être affi­liés ban­caires) a plus à gagner pour lui-même en employant le pro­fit autre­ment que de payer le maxi­mum de divi­dendes aux action­naires. » (N.S. Bucha­nan, The Eco­no­mies of Cor­po­rate Enter­prise.)

N. Bucha­nan va au cœur du pro­blème. Ce qu’il décrit est un sys­tème dans lequel la notion de pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion n’a pra­ti­que­ment plus de sens, du moins dans l’acception tra­di­tion­nelle du mot. 

Les cou­rants mar­xistes qui ana­lysent ce phé­no­mène l’expliquent en disant que le capi­tal sur­vit comme ins­ti­tu­tion à la dis­pa­ri­tion des capi­ta­listes. Engels, dans L’Anti-Dühring, écri­vait déjà :

«…La trans­for­ma­tion des grands orga­nismes de pro­duc­tion et de consom­ma­tion en socié­tés par actions et pro­prié­té de l’État montre que la bour­geoi­sie n’est pas indis­pen­sable pour cela. Toutes les fonc­tions sociales du capi­ta­lisme sont actuel­le­ment rem­plies par des employés sala­riés. Le capi­ta­lisme n’a plus d’activités sociales, hor­mis celle d’encaisser des reve­nus, de déta­cher des cou­pons et de jouer à la bourse. »

Comme beau­coup d’économistes bour­geois, Engels avait ten­dance à assi­mi­ler capi­ta­lisme et pro­prié­té pri­vée individuelle. 

Si, au contraire, comme c’est le cas pour le mou­ve­ment anar­cho-syn­di­ca­liste, le capi­ta­lisme se défi­nit par l’existence de rap­ports d’exploitation, où une mino­ri­té s’approprie le sur­pro­duit social – les richesses pro­duites par le tra­vail de la majo­ri­té – alors les formes par­ti­cu­lières prises par la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion ne sont plus l’élément déter­mi­nant pour carac­té­ri­ser la nature d’un sys­tème social. Der­rière des formes de pro­prié­té appa­rem­ment col­lec­tives peuvent se cacher des rap­ports d’exploitation aus­si réels que ceux qui exis­taient pen­dant la période « libé­rale » du capi­ta­lisme au début de ce siècle. 

Bien sûr, lorsqu’on consi­dère la forme domi­nante du capi­ta­lisme d’aujourd’hui, celle des mul­ti­na­tio­nales, il n’y a guère à se trom­per : per­sonne n’ira prendre cela pour du socialisme. 

Nous avons seule­ment vou­lu mon­trer que les formes de pro­prié­té évo­luent et s’adaptent aux néces­si­tés de l’expansion et de la concen­tra­tion du capi­tal et que, dans cette évo­lu­tion, la notion de pro­prié­té dans le sens tra­di­tion­nel du mot tend à disparaître. 

Ceux qui contrôlent le capi­tal – et qui en béné­fi­cient – ne sont plus les pro­prié­taires juri­diques. Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur le sort de ces der­niers, car ils sont loin de man­quer de res­sources. Il s’agit de mon­trer que la concen­tra­tion du capi­tal conduit à la dis­pa­ri­tion de la notion de pro­prié­té pri­vée, au sens habi­tuel, que la concen­tra­tion du capi­tal ne s’arrête pas au stade du capi­ta­lisme mono­po­liste actuel, qu’elle peut atteindre un niveau plus éle­vé encore : celui de la concen­tra­tion éta­tique des moyens de pro­duc­tion, que de nom­breux groupes se récla­mant du mou­ve­ment ouvrier appellent frau­du­leu­se­ment « socialisme ». 

Il reste à voir quelles sont les ten­dances au capi­ta­lisme d’État dans les pays indus­triels déve­lop­pés, dans les pays domi­nés par l’impérialisme, et quelles frac­tions des classes domi­nantes sont por­teuses de ces tendances. 

[(
[|La pro­prié­té aux États-Unis|]

Les pro­pos de Bucha­nan sont illus­trés par les don­nées sui­vantes qui éta­blissent une com­pa­rai­son sur la répar­ti­tion des actions au sein des socié­tés amé­ri­caines entre 1929 et 1963 ; au cours des treize der­nières années, le pro­ces­sus n’a pu que continuer. 

- Les socié­tés dont au moins 80 % du capi­tal était déte­nu par un seul pro­prié­taire ou un groupe res­treint ne repré­sen­taient que 6 % des socié­tés amé­ri­caines en 1929, en 1963 elles ont entiè­re­ment disparu ;
– Les socié­tés dans les­quelles un groupe de contrôle détient une quan­ti­té de capi­tal variant de 50 à 80% sont pas­sées de 5 à 2,5 %;
– Les socié­tés où un groupe de contrôle détient entre 20 et 50 % du capi­tal repré­sen­taient 24 % des socié­tés en 1929, elles n’en repré­sentent plus que 9 % en 1963 ;
– Les socié­tés où le contrôle est effec­tué par des ins­ti­tu­tions légales (actions pri­vi­lé­giées de vote, socié­tés fidu­ciaires, hol­dings), repré­sentent 4 % des socié­tés amé­ri­caines en 1963, contre 21 % en 1929 ;
– Enfin, les socié­tés dans les­quelles n’existe aucune par­ti­ci­pa­tion actio­na­riale capable d’influer sur les fonc­tions du conseil d’administration, repré­sen­taient déjà 44 % des socié­tés en 1929 ; en 1963 elles en repré­sentent 84,5 %. )]

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