Les différentes formes prises au cours de l’histoire par la propriété juridique des moyens de production n’ont jamais été en elles-mêmes des causes dans l’évolution des rapports de production capitalistes. Les formes juridiques ne sont qu’une conséquence, elles ne font que refléter des rapports de production. La société capitaliste se caractérise par la constante évolution qui lui est imposée par la recherche du profit, et par la nécessité de développer les forces productives. Pour satisfaire ce besoin, elle ne peut faire autrement que de concentrer le capital en un nombre de mains de plus en plus réduit.
Cette concentration s’accompagne d’une évolution parallèle dans les formes juridiques de propriété. Des formes extrêmement variées de propriété sont possibles sans que la nature profonde du capitalisme soit affectée, sans que soit supprimée l’appropriation du surproduit social par une minorité. Autrement dit, il n’est nullement besoin de posséder des titres de propriété pour être un exploiteur capitaliste.
Si on analyse la société bourgeoise en termes de rapports sociaux de production et non en termes de formes juridiques, le capitalisme libéral ou monopoliste peut se définir par l’existence de centres multiples d’appropriation du surproduit social, alors que le capitalisme d’État se définit par un centre unique d’appropriation. La concentration totale du capital aux mains de l’État, l’existence d’un centre unique d’appropriation n’est pas synonyme de socialisme. La concentration de la propriété des moyens de production aux mains de l’État ne constitue pas une rupture avec le capitalisme, elle n’en est qu’une des formes.
Dans les pays industriels développés
La concentration du capital et le mouvement vers le capitalisme d’État ne sont pas une démarche consciente et volontaire. C’est la réponse au besoin d’accroître les profits, de développer les forces productives. Le capitalisme d’État se révèle comme une réponse à l’impossibilité, dans des conditions données, d’assurer l’expansion économique. Il apparaît de façon beaucoup plus nette dans les pays où il est impossible de développer les forces productives dans les formes traditionnelles du capitalisme monopoliste ou libéral.
Dans les pays industrialisés, la tendance est d’autant moins visible que le pays a une position dominante sur le marché mondial. Dans le cas des États-Unis, la concentration n’a pas pris la forme étatique car la position de force de ce pays lui permet de résoudre ses contradictions aux dépens des autres économies nationales, sans passer par la solution – douloureuse malgré tout – du capitalisme d’État.
Aux U.S.A., la fusion du capital et de l’État n’en est qu’à ses débuts. Cette fusion ne correspond pas à une nécessité vitale pour le capitalisme. Les rapports juridiques de propriété n’entrent pas en contradiction avec les forces de production matérielle, parce que la domination impérialiste des États-Unis, en drainant d’immenses richesses venant du globe entier, occulte les contradictions internes du système capitaliste américain. Il en sera ainsi tant que les États-Unis seront en position de force sur le marché mondial. Les seules tendances observables vers le capitalisme d’État sont les ajustements nécessaires pour s’adapter aux conditions économiques nouvelles qui se font jour.
La fusion du capital et de l’État n’a pas lieu organiquement, elle existe de fait par les relations personnelles qui existent entre les capitalistes et l’appareil d’État, par une série de médiations. L’unité du capital et de l’État n’est pas ouvertement exprimée. S’il existe une planification, elle n’est réalisée qu’à l’intérieur de chaque monopole (voir Soli n°38). La deuxième guerre mondiale a imposé un début de planification entre les branches industrielles, mais la concurrence entre monopoles a reparu à la fin de la guerre.
Au sein de la bourgeoisie, les oppositions internes se résolvent par la concurrence entre les monopoles ou par les ententes intermonopolistes. Tant que ceux-ci peuvent s’entendre, tant qu’on peut conserver une emprise impérialiste sur les économies des autres pays, tant qu’un pays représentant 6 % de la population mondiale peut continuer à consommer 30 % des matières premières produites dans le monde, l’intervention de l’État dans l’économie n’est pas nécessaire.
Mais ce serait une erreur de se borner à ces constatations et de ne pas voir la dynamique de l’évolution du système.
« Il est évident, dit Castoriadis, que cette dynamique a comme premier résultat un développement rapide des traits de concentration au sein de l’impérialisme américain. Le contrôle, politique et économique à la fois, des autres pays par le capital financier des U.S.A.; le rôle croissant de l’État américain dans ce contrôle ; la mainmise directe sur le capital allemand, japonais et italien ; l’accélération de la concentration verticale et horizontale imposée par le besoin d’un contrôle et d’une réglementation de plus en plus complète des sources de matières premières et des marchés aussi bien intérieurs qu’extérieurs ; l’extension de l’appareil militaire, l’échéance de la guerre totale et l’économie de guerre ; le besoin d’une exploitation accrue de la classe ouvrière imposée par la baisse du taux de profit ; tous ces facteurs poussent l’économie américaine à dépasser, après le capitalisme concurrentiel, le capitalisme “des monopoles” pour arriver au monopole universel s’identifiant avec l’État. » (Castoriadis « La concentration des forces productives » in La société bureaucratique, p. 105.)
En Europe occidentale, la situation est différente. Il s’agit de pays impérialistes qui sont eux-mêmes dans une plus ou moins grande mesure dominés par un impérialisme. La crise de 1929 a été un moment charnière. Jusqu’alors les crises du capitalisme voyaient des faillites d’entreprises qui accéléraient le mouvement de concentration du capital, jusqu’au contrôle d’une branche de production par un monopole. C’est ce qui se passe en 1929 mais sur le plan international. Les pays impérialistes européens se révèlent incapables d’affronter la concurrence sur le marché mondial. On va maintenant vers la domination de l’impérialisme le plus puissant économiquement et militairement sur les autres. Les pays européens se replient sur eux-mêmes, s’orientent vers une économie autarcique, et pour ce faire, commencent une nouvelle phase de concentration du capital autour de l’État. Celui-ci en effet est seul capable de rassembler les ressources nécessaires pour assurer la sauvegarde des intérêts impérialistes « nationaux » menacés par l’impérialisme « étranger ». L’État se transforme en organe central d’administration et de gestion de l’économie. Les importations et les exportations, la production, la consommation, sont réglées par une instance centrale qui exprime l’intérêt général des couches monopolistes. Entre 1930 et 1939, le rôle de l’État croît en tant qu’organe de direction de l’économie capitaliste nationale. On voit les débuts de la fusion organique entre le capital et l’État. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette tendance a été la plus marquée dans l’Allemagne nazie et dans l’Italie fasciste : c’étaient les pays qui, par le manque de colonies, se trouvaient dans la position la plus défavorable face aux autres impérialismes.
Les exemples des États-Unis et de l’Europe occidentale illustrent la lente évolution des caractères étatiques des économies des pays industriels développés. Ils montrent clairement que le capitalisme d’État est une solution à laquelle la bourgeoisie des pays industrialisés se résigne en période de crise et de déclin des forces productives.
Dans les pays dominés par l’impérialisme
Mais le capitalisme d’État peut également apparaître comme la réponse au besoin de développer les forces productives dans les pays dominés par l’impérialisme, et en lutte pour l’indépendance nationale.
Nulle part le capitalisme d’État ne se trouve à l’état pur. Nulle part l’État n’est propriétaire de tous les moyens de production, mais un régime tend d’autant plus vers ce système qu’il subit avec plus d’intensité les contradictions économiques.
L’économie capitaliste mondiale n’est pas une simple addition d’économies nationales distinctes. C’est un ensemble dont on ne peut considérer une partie sans la lier au tout. Ainsi les pays sous-développés ne sont pas de « jeunes » régimes capitalistes qui aspirent à atteindre le niveau de développement des grands, ce sont les secteurs les plus faibles du système capitaliste mondial, ce sont aussi ceux qui évoluent le plus naturellement vers le capitalisme d’État.
Dans les pays industriels où existent de grands trusts privés, les économies les plus étatisées sont celles dont la situation internationale est la plus faible. On voit donc que le capitalisme d’État apparaît dans les secteurs marginaux les plus faibles du capitalisme monopoliste. Cette constatation pourrait apparemment suffire pour rejeter l’idée que le capitalisme d’État est un stade de développement du capitalisme susceptible d’une extension internationale, si deux faits ne venaient contredire cette idée : le capitalisme est entré depuis la Seconde guerre mondiale dans une époque de crise permanente qui favorise le mouvement vers la concentration étatique, même dans les pays les plus développés ; les formes nouvelles d’accumulation capitaliste sont toujours apparues, au cours de l’histoire, dans les secteurs marginaux du mode d’accumulation dominant.
C’est à partir de la Première guerre mondiale que les mouvements de libération nationale ont commencé à se développer. Depuis, la plupart des nations du tiers monde ont acquis l’indépendance. Cependant, on constate que les pays du tiers monde ne « rattrapent » pas le niveau de production des pays développés, mais qu’au contraire l’écart tend à s’accroître. La propagande bourgeoise diffuse l’idée que chaque pays du tiers monde a, en puissance, une économie développée pourvu qu’il soit « sérieux et travailleur ». C’est une mystification. Pour ne prendre que l’exemple des États-Unis, Claude Jullien dit qu’avec 6 % de la population mondiale, ils « consomment 30 % de la bauxite produite dans le monde entier, 26 % du nickel, 13 % du manganèse, (…) 25 % du tungstène, de l’amiante et du cuivre, 32 % de l’étain, 23 % du zinc, 14 % du fer et du plomb, 28 % de la potasse, 50 % du café ».
Autrement dit, si on est six à table et qu’un convive prend trois parts du gâteau, les cinq autres ne pourront que se partager le reste.
« Le mythe d’une prospérité américaine qui serait à la portée de quiconque voudrait adopter les méthodes américaines s’effondre à l’examen des chiffres. L’Amérique consomme de plus en plus de fer, d’aluminium, de chrome, de nickel, etc., et les gisements connus de ces minerais ne sont pas suffisants pour permettre aux Européens, aux Asiatiques, aux Africains, aux Latino-américains, d’en consommer autant que les habitants des États Unis. » (Claude Jullien, l’Empire américain.)
Cette situation va largement déterminer l’évolution de certains pays du tiers monde vers le capitalisme d’État. Les dirigeants des mouvements d’indépendance nationale, une fois installés à la tête de l’État, se trouvent devant la difficile tâche d’industrialiser le pays, de développer les forces productives, c’est-à-dire le capital. Dans l’entourage capitaliste mondial, ces pays ne produisent pas assez de capital pour se mesurer à celui des métropoles industrielles. Pour assurer ce développement du capital sur des bases nationales, un ensemble de mesures rigoureuses devront être prises, qui nécessitent elles-mêmes un certain nombre de conditions de réalisation.
La réalisation du capitalisme d’État est soumise à un certain nombre de conditions qui n’ont été réunies que deux fois dans l‘histoire, en Russie et en Chine. Cependant, c’est un modèle vers lequel tendent les pays dominés par l’impérialisme.
Un contexte international favorable
Il est apparu que le capitalisme d’État se développe surtout dans les secteurs les plus faibles du capitalisme mondial. Dans la mesure où il tend à retirer aux monopoles impérialistes les sources de matières premières et un marché, il est clair qu’il y aura opposition entre ces deux formes de capitalisme. Ce genre d’opposition n’a d’ailleurs rien de nouveau dans l’histoire. Tout au long du développement du capitalisme à ses différentes étapes, s’est déroulé un conflit entre les différentes fractions opposées de la bourgeoisie, entre les formes ascendantes et les formes déclinantes du capitalisme. De plus, les formes « ascendantes » se développent toujours – grâce à l’apparition de conditions matérielles qui rendent la chose possible – au sein d’une fraction subordonnée du capitalisme qui finit par devenir hégémonique.
«…ayant atteint un certain niveau de développement, les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec le régime de la propriété au sein duquel elles ont évolué jusqu’alors. De facteurs de développement des forces productives, ces rapports deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolutions sociales. » (Marx, préface à Contribution à la Critique de l’économie politique.)
L’histoire du capitalisme a connu de multiples révolutions sociales où une fraction de la bourgeoisie supplante une autre et adapte les rapports de production à une accumulation plus grande du capital et à une exploitation plus efficace de la force de travail.
Aujourd’hui, le capitalisme s’est développé à l’échelle mondiale ; c’est à l’échelle mondiale que se situent les contradictions entre les besoins de l’accumulation du capital et les formes particulières grâce auxquelles cette accumulation se fait.
La constitution de régimes capitalistes d’État est largement déterminée par l’existence de conditions internationales favorables. Ces conditions consistent principalement en un relâchement du contrôle de l’impérialisme sur les pays dominés, à l’occasion d’une crise internationale ou d’une guerre. De telles circonstances ne surviennent que rarement. Après la première guerre mondiale, les États impérialistes européens étaient ruinés, exsangues et incapables d’un effort militaire soutenu contre le jeune État soviétique. L’échec de la révolution en Europe occidentale a empêché la révolution russe d’aller de l’avant dans le sens des intérêts réels du prolétariat ; la faiblesse relative des impérialistes occidentaux a empêché le retour en arrière vers une forme de capitalisme libéral ou monopoliste.
Des circonstances analogues ont permis au capitalisme d’État de se former en Chine.
Les régimes impérialistes fondés sur le capitalisme de monopoles sont les ennemis naturels du capitalisme d’État. Cela ne confère pas cependant au capitalisme d’État un caractère prolétarien ou révolutionnaire, pas plus que le capitalisme monopoliste n’est prolétarien sous prétexte qu’il détruit les formes féodales de production là où elles existent encore .