La Presse Anarchiste

À la recherche du syndicalisme révolutionnaire

Entre la vieille socié­té chris­tia­no-monar­chique qui n’est plus depuis un siècle et demi et la nou­velle socié­té qui n’est pas encore, se place un temps de troubles, véri­table « inter­règne » [[Cette notion d’in­ter­règne appa­raît avec une net­te­té par­ti­cu­lière chez le Georges Sorel des « Réflexions sur la vio­lence » et des « Illu­sions du pro­grès ».]], qui cor­res­pond à l’en­ri­chis­se­ment déme­su­ré d’une classe inter­lope, cos­mo­po­lite : la bour­geoi­sie capi­ta­liste, et à sa domi­na­tion sur l’é­co­no­mie mondiale.

Le monde bourgeois n’est pas une société

Il est dif­fi­cile, en effet, de par­ler de socié­té régu­lière à pro­pos de l’é­trange état de choses inau­gu­ré par la révo­lu­tion de 1789. L’an­cienne France avait bien connu une bour­geoi­sie aux ver­tus solides, dont la pros­pé­ri­té s’é­tait édi­fiée len­te­ment dans les par­le­ments, les finances royales, les affaires les plus res­pec­tables. Celle-là a par­fois par­lé haut et fort ; elle a résis­té plus long­temps que la noblesse à l’u­ni­ver­selle cor­rup­tion qui, dès le dix-sep­tième siècle, ronge la socié­té fran­çaise ; dans l’en­va­his­se­ment d’un immo­ra­lisme élé­gant, fai­san­dé et néga­teur, c’est encore chez ces rigides grands bour­geois que la tra­di­tion trouve son ultime refuge.

Mais, au siècle sui­vant, ce der­nier rem­part de la monar­chie est en ruines à son tour et sera empor­té dans la tour­mente, ne lais­sant comme rési­du qu’une clique d’in­tel­lec­tuels et d’i­déo­logues impuis­sants, d’obs­truc­teurs oiseux et d’in­cons­cients char­la­tans. Ce sont ces sur­vi­vants d’une classe déca­dente et per­due qui pro­cèdent alors à la liqui­da­tion de la vieille socié­té et c’est à eux que nous devons ce monu­ment d’ab­sur­di­té et d’hy­po­cri­sie qu’est l’É­tat bourgeois.

Ce n’est pas tout. Une classe nou­velle se consti­tue en Europe occi­den­tale et édi­fie sa puis­sance sur le mar­ché mon­dial qu’elle orga­nise acti­ve­ment et dont les rami­fi­ca­tions s’é­ten­dront à la pla­nète entière. Elle a pour ori­gine un ramas­sis d’a­ven­tu­riers, de for­bans, de négriers. L’ex­ter­mi­na­tion de cent peuples en Amé­rique, Afrique, Asie ; le vol à main armée ; l’ex­tor­sion des métaux pré­cieux par les plus infâmes tor­tures et sur­tout l’af­freuse traite des noirs [[Le port de Liver­pool, cœur de l’é­co­no­mie mon­diale, a été édi­fié entiè­re­ment sur les béné­fices de la traite des noirs.]] concentrent rapi­de­ment entre ses mains les richesses qui seront la pre­mière mise de fonds de l’é­co­no­mie capi­ta­liste (accu­mu­la­tion du capi­tal). Mais c’est une classe de hors-la-loi deve­nue étran­gère au peuple et dont l’ac­ti­vi­té s’exerce en marge de toute règle de morale ou de droit.

Enfin, la révo­lu­tion libère des groupes de réprou­vés, de parias, que leurs richesses patiem­ment accu­mu­lées depuis des siècles vont his­ser d’une manière impré­vue au som­met de l’in­vrai­sem­blable « socié­té » qui naît. Ceux-là aus­si sont des hors-la-loi, et rien pour cela ne sera chan­gé dans leur manière d’être. À l’an­cienne pro­prié­té ter­rienne, toute maté­rielle, concrète, pal­pable, qui par­lait aux sens de l’homme, qu’il embras­sait du regard et cares­sait avec amour, se sub­sti­tue la pro­prié­té immo­bi­lière, cette abs­trac­tion de la richesse. Ain­si l’État bour­geois s’é­la­bore avec pour bases : l’homme de la Décla­ra­tion des droits ; le régime par­le­men­taire ; la pro­prié­té immo­bi­lière ; la loi écrite.

L’homme de la Décla­ra­tion des droits a beau n’être qu’un être de rai­son, misé­rable pro­duit des névroses d’in­tel­lec­tuels cyniques ; le régime par­le­men­taire réduire l’homme à une autre abs­trac­tion : le bul­le­tin de vote ; la pro­prié­té immo­bi­lière abou­tir à déshu­ma­ni­ser la pro­prié­té ; la loi écrite, après anéan­tis­se­ment des usages, cou­tumes et lois popu­laires, ne pro­duire qu’une pyra­mide de textes obs­curs et incom­pré­hen­sibles pour le peuple, qu’im­porte, l’i­gnoble traite a dépeu­plé les conti­nents, l’é­co­no­mie capi­ta­liste a besoin de bras : le peuple fran­çais doit y pas­ser à son tour. Dépouillé par la féo­da­li­té et la monar­chie, mas­sa­cré en masse dans les guerres de la Révo­lu­tion et de l’Em­pire, il sera pro­lé­ta­ri­sé et réduit à merci.

Les idéo­logues qui ont don­né le branle à la Révo­lu­tion se laissent com­plai­sam­ment domes­ti­quer. Siéyès, l’au­teur de « Qu’est-ce que le Tiers-État ? », se vend pour un mil­lion à Bona­parte. C’est la finance qui four­nit le mil­lion, comme c’est elle qui fait le Dix-huit bru­maire. La grande espé­rance qui avait sou­le­vé le peuple en 1789 s’ef­fondre : il n’au­ra pas droit à la pro­prié­té. Sous l’an­cien régime, le fief avait ron­gé et dis­sous la pro­prié­té. Un nou­veau fief se constitue.

Après la traite des noirs, l’assassinat des enfants

Jamais, aux pires époques du pas­sé, le peuple n’est des­cen­du plus bas dans l’en­fer de la misère et de l’ex­ploi­ta­tion qu’au cours du siècle pas­sé. Des voix s’é­lèvent en vain pour dénon­cer l’a­troce dégé­né­res­cence qui mine le pro­lé­ta­riat des grandes villes, consé­cu­tive aux jour­nées de tra­vail de quinze heures, à l’ex­ploi­ta­tion des enfants, à la sous-ali­men­ta­tion, aux tau­dis. La bour­geoi­sie au pou­voir ignore la « ques­tion sociale » comme elle nie la socié­té ; en 1789, elle a bri­sé les der­niers liens qui attachent l’homme à l’homme ; il n’y a plus que des indi­vi­dus « libres » (sur leurs pré­ten­dus inté­rêts com­muns. »?

Sauf quelques révoltes vio­lentes mais bri­sées sans pitié, le pro­lé­ta­riat, écra­sé et déses­pé­ré, sup­por­te­ra pas­si­ve­ment son sort infer­nal durant toute la pre­mière moi­tié du siècle. Il semble bien que sa situa­tion soit sans issue.

L’utopie socialiste

C’est à ce moment qu’ap­pa­raissent un peu par­tout des idéa­listes, les­quels se pro­posent d’é­teindre la misère et de résoudre la ques­tion sociale au moyen de « sys­tèmes ». Ron­gée par le luxe et le pau­pé­risme, la Cité condamne une frac­tion tou­jours crois­sante de ses membres à l’op­probre du pro­lé­ta­riat. On édi­fie­ra alors, dans les nuages, une cité idéale où régne­ront l’é­ga­li­té et la fra­ter­ni­té. Ce serait perdre son temps que de cher­cher une pen­sée saine dans cette flo­rai­son trouble d’u­to­pies, de rêve­ries creuses, où l’in­sa­ni­té côtoie le pire déver­gon­dage de l’es­prit. Fou­rier, Cabet, Consi­dé­rant ont, il faut le dire, peu de suc­cès auprès des ouvriers de 48. Les ouvriers somment les idéo­logues socia­listes de se mettre d’ac­cord et d’a­gir. Réunis au Luxem­bourg. les bavards ne savent que faire la preuve de leur impuis­sance. Sou­le­vés de dégoût et d’in­di­gna­tion, les ouvriers prennent les armes. C’est l’ex­plo­sion de déses­poir des jour­nées de juin, noyée dans le sang par l’ar­mée au ser­vice de la bour­geoi­sie et vili­pen­dée par les trem­bleurs socia­listes qu’af­fole la crainte d’être accu­sés de com­pli­ci­té avec les insurgés.

Après avoir leur­ré les ouvriers, les cra­pauds coas­sants du socia­lisme pié­tinent et aban­donnent leurs mal­heu­reuses vic­times, tôt retom­bées dans leur morne déses­pé­rance. À l’é­preuve des faits, le socia­lisme uto­pique appa­raît uni­que­ment comme le retour, après leur faillite de Ther­mi­dor et Bru­maire, des intel­lec­tuels sur la scène politique.

Mais une voix, une seule, s’est éle­vée pour défendre les dupes de juin : celle de Prou­dhon. Depuis vingt ans le mora­liste et pen­seur pro­lé­taire mène un com­bat pas­sion­né contre l’u­to­pie socia­liste. Dans ses « Contra­dic­tions éco­no­miques », parues peu de temps avant 48, il a écrit : « Le socia­lisme n’est rien, n’a jamais rien été et ne sera jamais rien. » Après l’é­chauf­fou­rée de juin, il semble bien que la condam­na­tion soit définitive.

(À suivre.)

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