Fidèle à une tradition dont la portée réelle lui échappe en partie, le peuple va, en ce printemps 1945, retourner aux urnes. Grâce à ce suffrage « universel » dont le dota la Constitution de 1875, étrange amalgame des produits d’un empire déchu, d’une monarchie qui n’osait pas s’avouer et d’une république pas assez sûre d’elle-même pour s’affirmer, chaque citoyen va enfin pouvoir exprimer ses vœux touchant à la chose publique.
La voix est au peuple ! dit-on aujourd’hui dans toutes les officines politiques. Privé du droit de vote depuis trop longtemps, il va enfin pouvoir se faire entendre à nouveau.
Déjà chaque parti prépare sa mise en scène pour la grande parade. Des flots d’éloquence vont être déversés que nulle écluse ne saurait détourner de leur cours. Les électeurs vont avoir à se prononcer entre tels partis, programmes ou candidats, pour celui qui leur paraîtra le plus apte à réaliser leurs aspirations. Et ils ne manqueront pas de suivre avec intérêt cette funeste comédie qui n’a d’antre objet que de perpétuer l’état de servage dans lequel se trouvent les travailleurs, tout en leur donnant l’illusion qu’ils sont maîtres de leur destin. Éternel recommencement, bien qu’il y ait cette fois-ci une nouveauté : la femme ayant, elle aussi, l’insigne honneur de pouvoir user des droits du citoyen.
On nous permettra de ne pas partager l’allégresse ou les espoirs que peut susciter l’événement électoral. Nous savons trop ce qui peut sortir d’une semblable débauche de promesses. Nous en tenant à notre position de toujours, nous ne voterons pas.
Pourquoi déposer un bulletin de vote dans le but d’élire un conseil municipal qui sera, par l’intermédiaire du préfet, en application de la loi de 1884, entièrement soumis aux édits du pouvoir central, de l’État, et qui, par conséquent, ne pourra agir en conformité de la volonté exprimée que dans la mesure où celle-ci correspondra aux intentions du pouvoir exécutif venant d’en haut ?
Dans une commune vraiment libre, n’ayant avec les autres localités que les liens que commandent le bon sens et l’intérêt commun, l’élection d’un conseil communal aurait toute la signification désirable et ne serait pas un acte de soumission à un pouvoir central parfaitement inutile, mais deviendrait, au contraire, une manifestation intelligente du fédéralisme bien compris et de la liberté.
Et si cette précision n’était pas suffisante pour expliquer les raisons de notre non-participation à cette plaisanterie de mauvais goût, nous pourrions ajouter que si, par le suffrage universel, le citoyen a la faculté de faire savoir ce qu’il désire, il n’a pas pour cela la possibilité de le réaliser. Les puissances financières, industrielles et gouvernementales pèsent de tout leur poids sur les délibérations des assemblées même les plus démocratiques et rendent caduques les plus grandes victoires électorales.
Mais, dira-t-on encore, il y a les grands événements actuels, nationaux et internationaux, dans lesquels le peuple doit prendre ses responsabilités. Supercherie que tout cela ! On n’a pas attendu de consulter le peuple pour décider de la mise sur pied d’une Assemblée consultative de laquelle on sollicite les avis, mais sans s’y attarder. On ne s’est pas soucié de la voix populaire, pour décider de créer telle institution ou de renforcer telle autre fort impopulaire comme, par exemple, la police !
Sur le plan international, il est clair que là encore, sans que les peuples aient été consultés, les plans ont été arrêtés ; le sort des nations a été « décidé ». De la Charte de l’Atlantique, à Yalta — en attendant San Francisco — on a délibéré fort à l’aise sans consultations populaires préalables.
Superflues les élections pour ceux qui inclineraient à penser qu’elles pourraient avoir des répercussions dans le chaos actuel ! Non seulement par leur caractère spécifiquement politiques elles portent la marque de leur impuissance à modifier le cours des choses mais, encore, elles arrivent trop tard, à un moment où toutes les décisions sont prises ! À part la liquidation de quelques querelles de clocher dans lesquelles l’élection se complaît volontiers, les assemblées municipales ne pourront plus qu’enregistrer les arrêtés des quelques éminences qui, à tort, voulons-nous croire, ont pensé pouvoir délibérer pour l’univers entier.
Ainsi, malgré les déboires qu’il a connus, bien qu’il ne manque pas d’être quelque peu sceptique quant aux résultats qu’il peut en attendre, le peuple se prépare à tenter, une fois de plus, d’obtenir du mieux-être en recourant à l’action politique. Or, la lutte politique, dont l’élection constitue la forme la plus caractéristique, ne met pas en cause l’ordre établi, qui repose sur l’autorité de l’État, lequel est le policier de la propriété individuelle, de la propriété des moyens de production, grand principe de l’économie capitaliste. Le pouvoir politique n’étant que l’instrument de la puissance économique, on s’en prend aux effets, et en oublie les causes.
Les timides réformes qui peuvent résulter d’une victoire électorale ne sont généralement que théoriques. Et s’il arrive qu’elles modifient tant soit peu les conditions de vie des exploités, c’est qu’elles sont passées dans les faits avant même d’être inscrites dans la loi ; c’est qu’elles ont été obtenues par d’autres moyens que les bulletins de vote : par l’action directe du salariat imposant des concessions au patronat sur les lieux mêmes du travail. C’est par la grève qu’ont été arrachées les véritables conquêtes ouvrières.
Les élections législatives de 1936 ne sont pas la cause des réalisations sociales de cette année désormais célèbre. C’est dans la grève, dans les occupations d’usines qu’il faut en chercher la cause profonde, les puissances d’argent se souciant peu des négociations et des succès électoraux. En 1936, le Cartel des gauches devait se retirer devant le mur d’argent. En 1938, deux ans après la victoire du Front Populaire, la politique du gouvernement devient nettement réactionnaire ; cela malgré que les élus soient ceux de 1936, la détermination ouvrière de lutter sur le plan économique s’étant relâchée.
Et que l’on ne nous fasse pas l’injure de comparer notre antiparlementarisme à celui, purement verbal, des fascistes de toutes nuances, qui se traduit par une aggravation du parlementarisme démocratique auquel il ajoute un favoritisme non moins arbitraire. C’est par amour de la liberté que nous nous abstenons de prendre part à des manifestations ou de nous fourvoyer dans des institutions qui n’ont de démocratique que le nom.
Nous ne nous méprenons pas sur ce que contient cette liberté politique que l’on nous vante tant. Elle n’est qu’un moyen de donner l’illusion de la liberté tout court, laquelle ne peut exister, dans le monde actuel, que pour la minorité privilégiée de la fortune. C’est pourquoi nous n’en ferons pas usage, et ce avec la certitude de ne rien perdre. Et nous souhaitons ardemment de voir la classe ouvrière, dans son ensemble, cesser de perdre son temps dans des manifestations spectaculaires et trompeuses, et renoncer à une forme platonique de lutte qui a fait ses preuves.
Face aux illusions qu’entretiennent les endormeurs de la scène politique, nous opposons, aujourd’hui comme hier, la lutte directe des exploités contre leurs oppresseurs. Ce n’est pas dans l’isoloir qu’elle peut se dérouler, mais au champ, à l’atelier, au chantier, à l’usine, seuls chemins qui mènent, avec la culture intellectuelle, à la véritable libération des opprimés, ― à la Révolution sociale.
Le Libertaire