La Presse Anarchiste

Le colonialisme et la liberté

problemes.png Le par­ti com­mu­niste, util­isant les événe­ments pour ses fins pro­pres, présente la crise algéri­enne comme l’ex­plo­sion de la dernière bombe hitléri­enne. C’est se pronon­cer sur des faits mal con­nus et sim­pli­fi­er une énorme ques­tion. « Le Monde », plus sérieux, exam­ine « l’af­faib­lisse­ment de l’ar­ma­ture française » (luttes poli­tiques en Afrique du Nord depuis 1942, secteurs antib­ri­tan­niques, anti­gaullistes, anti­sémites), la poussée nation­al­iste arabe, la par­tic­i­pa­tion des Nord-Africains à la guerre et leur élim­i­na­tion de la vie poli­tique, et enfin la cause immé­di­ate du con­flit, une ter­ri­ble crise économique. Les événe­ments de Sétif sont, en effet, la man­i­fes­ta­tion aiguë d’un malaise latent entre la France et l’Afrique du Nord. Ils sont aus­si un des épisodes sanglants des luttes chroniques entre la France et cha­cune de ses colonies depuis plus d’un siè­cle. Il con­vient donc de les replac­er dans l’ensem­ble de l’his­toire colo­niale française pour en com­pren­dre le sens et la portée.

Pour la masse française, c’est une révéla­tion que cette révolte et cette haine des indigènes. L’é­d­u­ca­tion et la pro­pa­gande ont cam­ou­flé de sen­ti­ments human­i­taires les menées impéri­al­istes de la métro­pole à l’é­gard des ter­ri­toires d’outremer, de sorte que la majorité croit à la mis­sion civil­isatrice et éman­ci­patrice de la bonne démoc­ra­tie française. C’est l’hon­neur des révo­lu­tion­naires de s’être opposés au principe et à l’usage de la coloni­sa­tion et d’avoir dénon­cé en leur temps les actes de brig­andage ter­ri­to­r­i­al et d’op­pres­sion mul­ti­forme inhérents à toute expan­sion colo­niale. Ce point de vue se fait main­tenant jour dans la presse. Dans « Com­bat », Camus met l’ac­cent sur les mal­adress­es, les fautes de la métro­pole et demande que « le peu­ple français et le gou­verne­ment » envis­agent de gou­vern­er « selon la rai­son, c’est-à-dire aujour­d’hui l’au­dace et la générosité ». Nous allons rap­pel­er que le fac­teur humain n’a pas comp­té dans la poli­tique impéri­ale et que la France, même dans sa péri­ode his­torique de démoc­ra­tie, ne l’a cédé en rien, pour la rap­ine et la mise en esclavage, aux fas­cismes réputés déposi­taires du racisme et de la barbarie.

La France assiste à l’ébran­le­ment de son sec­ond Empire colo­nial. Le pre­mier, qui eut pour fon­da­teur essen­tiel Col­bert, pour cen­tres l’Inde et les Canaris, s’écroula rapi­de­ment, l’ensem­ble de la nation ne s’in­téres­sant pas aux colonies, le gou­verne­ment étant surtout occupé aux affaires d’Eu­rope. De 1754 à 1815, l’An­gleterre s’empara des meilleures colonies français­es, de sorte qu’en 1815 il ne restait à la France que quelques débris du passé.

Dans cette péri­ode, les gou­verne­ments ne mon­trèrent pas beau­coup d’e­sprit de suite, lais­sant l’ini­tia­tive à des hommes d’af­faires, plus qu’à des hommes d’É­tat. Seul, Col­bert, par­ti­san d’une poli­tique de grandeur (lui aus­si!), s’oc­cu­pa sérieuse­ment de ces ques­tions, créa une flotte française, établit et fit prospér­er les ports de l’At­lan­tique (Lori­ent). Par­ti­san acharné de la pré­dom­i­nance de l’É­tat et de la décen­tral­i­sa­tion, sa con­cep­tion colo­niale rap­pelle la con­cep­tion antique. Les ter­ri­toires loin­tains sont des domaines dont l’É­tat se réserve tous les béné­fices, qui doivent fournir à la France des pro­duits estimés (de zone chaude pour les Antilles, four­rures pour le Cana­da). Il établit donc un mono­pole du com­merce, exer­cé par l’in­ter­mé­di­aire de com­pag­nies, créées sur le type de la Com­pag­nie des Indes, fondée en Hol­lande en 1602. Ces sociétés se com­posent d’un con­seil mét­ro­pol­i­tain d’ac­tion­naires et d’a­gents colo­ni­aux qui doivent faire chaque année un cer­tain chiffre d’af­faires. N’in­sis­tons pas sur les beautés que sup­pose cette mise en exploita­tion par ces entre­pris­es com­mer­ciales. Ajou­tons que les pop­u­la­tions indigènes furent mis­es en esclavage, que le peu­ple­ment de ces ter­ri­toires loin­tains se fit sou­vent par la force et la dépor­ta­tion, à l’aide d’a­gents recru­teurs, et que la main-d’oeu­vre était en majorité lev­ée au Séné­gal par la Traite des Noirs.

C’est de 1830 à 1870 que la France jeta les bases de son sec­ond Empire colo­nial, axé sur l’Al­gérie et l’In­do­chine. Ce fut la IIIe République qui don­na son plein essor aux con­quêtes et à la mise en valeur des colonies sous l’im­pul­sion de Gam­bet­ta et de Jules Fer­ry. Par avarice, par crainte des aven­tures, par peur de la men­ace alle­mande en Europe, cette poli­tique ne fut pas tou­jours appuyée finan­cière­ment et mil­i­taire­ment par les milieux gouvernementaux.

Cepen­dant, pour plac­er ses cap­i­taux, s’ap­pro­vi­sion­ner en pro­duits de zone chaude, pour établir à la flotte des bases sur toutes les mers, pour rivalis­er avec l’An­gleterre, la France accom­plit son des­tin de puis­sance cap­i­tal­iste et impéri­al­iste. Les méth­odes, sou­vent inco­hérentes, furent, dans l’ensem­ble, les mêmes que sous l’An­cien Régime, con­quête, exploita­tion, qu’il s’agisse de coloni­sa­tion offi­cielle ou de coloni­sa­tion libre. jusqu’en 1848 sub­sista l’an­cien Pacte colo­nial, et la sup­pres­sion par décret d’avril 1848 de l’esclavage ne fut pas effec­tive, car elle provo­qua une crise de main-d’oeu­vre et un déficit de pro­duc­tion. La lég­is­la­tion apporte de temps à autre quelques amélio­ra­tions à la con­di­tion des indigènes, mais la plu­part ne passent pas dans les faits, par la faute des fonc­tion­naires colo­ni­aux. Ce qui est voté à Paris n’est pas appliqué à Alger, et si la métro­pole n’a plus ouverte­ment un pou­voir dis­cré­tion­naire sur ses colonies, la sauve­g­arde des lib­ertés indigènes est presque tou­jours une illu­sion. Camus souligne l’im­por­tance de cet état de fait dans la crise algérienne.

Com­ment s’opérèrent les con­quêtes ? De façon générale, les tribus indigènes ou les indi­vidus furent dépouil­lés plus ou moins directe­ment de leurs ter­res au prof­it de la puis­sance con­quérante et de ses colons. Robert Louzon[[Révolution pro­lé­tari­enne, no99.]] étudie de très près cette péri­ode d’«accumulation prim­i­tive » en Algérie, véri­ta­bles expro­pri­a­tions accom­pa­g­nées de crimes indi­vidu­els, de mas­sacres, d’a­troc­ités col­lec­tives où ne man­quent ni les Oradours colo­ni­aux, ni les enfu­mades dans des cav­ernes, pre­mière édi­tion des cham­bres à gaz. J. Péra [[Id., no107.]] étudie de même la péné­tra­tion impéri­al­iste en Annam et les ter­ri­bles procédés de Paul Bert : puni­tions des col­lec­tiv­ités, vil­lages rasés, ter­res dis­tribuées aux indigènes soumis, etc.

Quant à l’ex­ploita­tion, elle se fait par la mise en tutelle et l’hu­mil­i­a­tion des indigènes (aucun droit poli­tique, tra­vail for­cé, tri­bunaux d’ex­cep­tion, répres­sion cru­elle). André Gide, dans son « Voy­age au Con­go », dénonce le régime abom­inable imposé aux nègres par la Com­pag­nie forestière de San­ga-Ouban­gui. Il a vu les soi-dis­ant engagés volon­taires, les réqui­si­tions par l’Ad­min­is­tra­tion, qui sèment la ter­reur et font désert­er les vil­lages. Il a vu la pro­fonde mis­ère des nègres, leurs « mal­adies de carence » que Péra [[Id., nos 107 et 108.]] sig­nale aus­si par­mi les pop­u­la­tions faméliques d’In­do­chine, les sévices, la cru­auté des Blancs. Pour revenir à l’Al­gérie, insis­tons sur le fait que 5 à 6 mil­lions d’Arabes et Kabyles sont opprimés par la pop­u­la­tion algéri­enne française et par les caïds.

C’est ain­si que s’est for­mé un pro­lé­tari­at de couleur, dont chaque indi­vidu est un paria (lois non appliquées sur les élec­tions et les nat­u­ral­i­sa­tions) livré à l’ar­bi­traire. Ce pro­lé­tari­at a déjà souf­fert en tant que classe, privé de lib­erté de réu­nion, de presse, déporté, tor­turé pour la for­ma­tion de syn­di­cats [[Id., nos 11 et 12.]].

Camus analyse la méfi­ance des Arabes vis-à-vis de la démoc­ra­tie, leur dégoût de la poli­tique d’as­sim­i­la­tion. Dans ces con­di­tions, la famine déclenche des révoltes et la féroc­ité de la répres­sion exas­père les mou­ve­ments séparatistes. Les mas­sacres de Sétif rap­pel­lent ceux de Yen-Bay, en Annam, en 1929 [[Id., nos 107 et 105.]].

De même que la Grande-Bre­tagne con­serve la cohé­sion de son Empire grâce à des promess­es qu’il va fal­loir réalis­er, de même la France, affaib­lie, voit se dis­lo­quer son édi­fice colo­nial. Quelle solu­tion pro­posera-t-elle à cette crise ? Nous avons ici, comme partout, une posi­tion en faveur de l’é­man­ci­pa­tion humaine et de sol­i­dar­ité de classe avec les affamés et les opprimés. Nous avons essayé de faire une étude objec­tive et sans dém­a­gogie. C’est pourquoi nous nous abstenons de mots d’or­dre et de slogans.


Publié

dans

par

Étiquettes :