La Presse Anarchiste

Le Congrès du mouvement libertaire espagnol

Le compte ren­du ci-des­sous, publié à titre d’in­for­ma­tion et trai­tant du congrès du Mou­ve­ment liber­taire espa­gnol en France, ne pré­juge pas de la ligne géné­rale du Mou­ve­ment liber­taire français.

Pour bien inter­pré­ter la por­tée du congrès du Mou­ve­ment liber­taire espa­gnol, tenu au Palais de la Chi­mie du 1er au 12 mai, il faut exa­mi­ner la situa­tion spé­ciale en exil et en Espagne des vic­times du fas­cisme. En France, jus­qu’à la libé­ra­tion, ils n’ont pu se réunir et se concer­ter pour défendre leurs inté­rêts et orga­ni­ser la lutte pour obte­nir la libé­ra­tion de l’Es­pagne, tan­dis qu’en Espagne ils conti­nuent à être mas­sa­crés et empri­son­nés, sans cepen­dant ces­ser le com­bat. En Espagne l’or­ga­ni­sa­tion dite C.N.T., englo­bant tous les élé­ments révo­lu­tion­naires, a recons­ti­tué ses cadres comme ils s’é­taient recons­ti­tués en exil en Amé­rique, puis en Afrique et en France.

La Fédé­ra­tion Anar­chiste Ibé­rique, les Jeu­nesses Liber­taires, la Confé­dé­ra­tion Natio­nale du Tra­vail, sans renon­cer à aucun de leurs objec­tifs immé­diats ni à leur indé­pen­dance en tant qu’or­ga­ni­sa­tions, se sont grou­pées sous le déno­mi­na­teur com­mun Mou­ve­ment Liber­taire Espa­gnol, dans l’i­dée de coor­don­ner les efforts et les sacri­fices en vue de chas­ser la Pha­lange et Fran­co du pouvoir.

Ouverture du congrès

En ce 1er mai 1945, Paris a été le témoin de deux faits qui, par leur signi­fi­ca­tion, mar­que­ront une date pour l’o­rien­ta­tion future du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire : tan­dis que le M.L.E. affir­mait sa volon­té de pour­suivre par la voie apo­li­tique et l’ac­tion directe l’é­man­ci­pa­tion du pro­lé­ta­riat, la C.G.T. fran­çaise conviait les tra­vailleurs à un ras­sem­ble­ment popu­laire en oppo­si­tion à l’es­prit de ce qui fut la genèse des pre­mières mani­fes­ta­tions et reven­di­ca­tions ouvrières, pré­ten­dant conduire les tra­vailleurs à leur éman­ci­pa­tion par une étroite col­la­bo­ra­tion et par­ti­ci­pa­tion aux charges de l’État.

Dans une atmo­sphère impré­gnée d’ar­deur et d’en­thou­siasme s’é­lève la voix grave du pré­sident de la pre­mière séance ; après avoir ren­du hom­mage aux vic­times et aux dis­pa­rus dans la guerre contre le fas­cisme et dans la guerre sociale, depuis que furent exé­cu­tés les mar­tyrs de Chi­ca­go en 1886, il cède la parole au secré­taire géné­ral du Comi­té Natio­nal du M.L.E.

De son long expo­sé sur le rap­port moral et finan­cier, nous ne sou­li­gnons que les intrigues qu’ils ont dû com­battre et qui se ramas­saient dans le rési­du Union Natio­nale (conglo­mé­rat de poli­ti­ciens véreux et réac­tion­naires et de com­mu­nistes), d’ailleurs déjà dis­soute faute d’o­pi­nion et d’élé­ments. En oppo­si­tion à la fameuse Union Natio­nale et sa Junte, il fut consti­tué l’Al­liance Démo­cra­tique et peu après la Junte de Libé­ra­tion, dans laquelle se trouvent les socia­listes, l’U­nion Géné­rale des Tra­vailleurs, les Répu­bli­cains et la C.N.T., dans le but de réunir sous le fais­ceau de la libé­ra­tion espa­gnole tous les anti­fas­cistes exi­lés et d’ac­cé­lé­rer la chute de Franco.

Sans applau­dis­se­ments, comme il convient aux actes graves et solen­nels, les 329 délé­gués repré­sen­tant 442 fédé­ra­tions locales et 40.000 adhé­rents [[Chiffre rec­ti­fié par un erra­tum publié dans le numé­ro 8 du Liber­taire.]] au M.L.E. en France approuvent à l’u­na­ni­mi­té l’ex­po­sé du Conseil Natio­nal. Tous à l’u­na­ni­mi­té condamnent et flé­trissent les actes de vio­lence dont se sont ren­dus res­pon­sables les com­mu­nistes pour impo­ser leur volon­té et leurs tactiques.

Déclaration de principes

Les inté­res­sés à semer la dis­corde et la dés­union par­mi les tra­vailleurs orga­ni­sés avaient répan­du inten­tion­nel­le­ment le bruit que la C.N.T. se sépa­rait de l’A.I.T. (Asso­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs). Le démen­ti le plus for­mel leur a été don­né par le congrès qui, sans réserve d’au­cune sorte et à l’u­na­ni­mi­té, approu­va la rati­fi­ca­tion de son adhé­sion à la cen­trale inter­na­tio­nale des tra­vailleurs anti-col­la­bo­ra­tion­nistes qui durant toute la guerre n’a ces­sé d’o­rien­ter les tra­vailleurs et de prendre posi­tion contre l’é­co­no­mie diri­gée qu’on s’ef­force d’ins­tau­rer pour sau­ver le capi­ta­lisme et étayer la puis­sance de l’É­tat. Le congrès condamne la recons­ti­tu­tion de l’In­ter­na­tio­nale Syn­di­cale éla­bo­rée à la Confé­rence de Londres, comme les acti­vi­tés de la F.S.I. par rap­port à la guerre et à la recons­truc­tion éco­no­mique. Il recon­naît l’i­nef­fi­ca­ci­té de la F.S.I. et même celle de l’A.I.T., mais cepen­dant il remarque que l’A.I.T. s’est effor­cée par des mani­festes de main­te­nir la soli­da­ri­té des peuples en prê­chant l’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs en dehors de toute influence poli­tique et éta­tique. Certes, l’A.I.T. n’a pas influen­cé les évé­ne­ments, ni dans un sens ni dans l’autre, d’ailleurs pas plus que la F.S.I. Les vœux du congrès tendent à réaf­fir­mer les prin­cipes inter­na­tio­na­listes ins­crits dans la charte de l’A.I.T. jus­qu’à la com­plète dis­pa­ri­tion du sala­riat et l’a­bo­li­tion des frontières.

Sur le ter­rain de l’ac­tion immé­diate en Espagne, d’ac­cord avec le Comi­té Natio­nal de la C.N.T. en Espagne, le congrès se déclare par­ti­san du main­tien de l’ac­tion directe et des buts accep­tés par les congrès natio­naux de 1919, 1931 et 1936, c’est-à-dire com­battre par l’ac­tion directe le capi­ta­lisme et l’É­tat jus­qu’à l’ins­tau­ra­tion du com­mu­nisme liber­taire. On remar­que­ra que le Mou­ve­ment liber­taire en soi ne peut adhé­rer à l”A.I.T., mais les anar­chistes espa­gnols, en tant que tra­vailleurs mili­tants dans la C.N.T., acceptent de faire pré­va­loir leurs prin­cipes inter­na­tio­na­listes par l’ac­tion de l’As­so­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs, filiale de ce que fut la Pre­mière Internationale.

Le congrès, veillant au rap­pro­che­ment immé­diat des peuples, pour faci­li­ter la tâche et en même temps pour décen­tra­li­ser les ser­vices du secré­ta­riat de l’A.I.T., émit le voeu de s’a­dres­ser au Conseil de l’A.I.T. pour qu’il soit créé en France une sub­dé­lé­ga­tion qui réuni­rait l’Es­pagne, la France, l’I­ta­lie, la Bel­gique, la Suisse, la Grèce, l’An­gle­terre, dans l’i­dée d’é­tu­dier tous les pro­blèmes poli­tiques, éco­no­miques et sociaux de l’a­près-guerre, ceci parce qu’il entend que c’est d’a­bord par affi­ni­té de tem­pé­ra­ment que les peuples doivent s’u­nir pour construire ce que doit être la socié­té future.

Collaboration avec les secteurs antifascistes

En pre­mier lieu, tout en consi­dé­rant que l’Es­pagne gémit sous la botte du fran­quisme, et pour ren­for­cer la lutte des classes, le congrès accor­da le main­tien du pacte U.G.T.-C.N.T. de 1938, qui se résume dans son qua­trième alinéa :

« Les deux cen­trales sou­haitent la reprise de la richesse natio­nale en orga­ni­sant l’é­co­no­mie et en la régle­men­tant juri­di­que­ment pour que soit assu­rée dans toute son ampleur l’in­dé­pen­dance du pays.

« La C.N.T. et l’U.G.T. se dis­posent à mener une poli­tique d’aide dans tous les sens, poli­tique, syn­di­cal, com­mer­cial, dans le tra­vail, en fomen­tant tous les pro­cé­dés et tous les moyens qui puissent se consi­dé­rer aptes à gagner la guerre rapidement.

« Toutes les orga­ni­sa­tions ou orga­nismes de carac­tère repré­sen­ta­tif dans l’ordre syn­di­cal comme dans l’ordre offi­ciel qui seront créés dans ces buts men­tion­nés avec la confor­mi­té des deux orga­ni­sa­tions seront consti­tués par la C.N.T. et l’U.G.T. selon la pro­por­tion des forces de chaque orga­ni­sa­tion, l’or­ga­nisme et le lieu où elles doivent intervenir.

« Les deux orga­ni­sa­tions s’en­gagent à ce que soit garan­ti à la fin de la lutte anti­fas­ciste le droit du peuple espa­gnol et spé­cia­le­ment de la classe ouvrière à se don­ner la forme de gou­ver­ne­ment qui réponde aux sacri­fices qu’ils font et à main­te­nir une véri­table démo­cra­tie en Espagne.

« Le Comi­té de liai­son ana­ly­se­ra à chaque ins­tant, dans chaque cas concret, les pro­blèmes se rap­por­tant à la libre expres­sion de la pen­sée et à l’ap­pli­ca­tion équi­table de la justice. »

Quant aux dif­fé­rents orga­nismes nés des cir­cons­tances de l’exil et par la force des choses, il fut conve­nu de main­te­nir les contacts étroits en vue de la libé­ra­tion de l’Es­pagne avec les répu­bli­cains, les socia­listes, l’U.G.T., mais en se refu­sant à col­la­bo­rer avec les com­mu­nistes. Il fut recon­nu que poli­ti­que­ment la Junte de Libé­ra­tion, non seule­ment avait accom­pli son rôle, mais qu’elle devait conti­nuer à ser­vir de lien entre toutes les forces anti­fas­cistes jus­qu’à la com­plète indé­pen­dance de l’Es­pagne et la chute de Fran­co. Il est enten­du que tous ces pactes ne visent qu’à acti­ver le rapa­trie­ment des exi­lés et le réta­blis­se­ment d’un ordre poli­tique qui garan­tisse la liber­té d’ex­pres­sion en Espagne.

Au cours de ces débats, des voix s’é­le­vèrent pour défendre la par­ti­ci­pa­tion de la C.N.T. aux charges de l’É­tat, heu­reu­se­ment peu nom­breuses, et même nous le dirons rai­son­nables, puis­qu’au­cune d’elles n’op­po­sa son vote par­ti­cu­lier à la motion de décla­ra­tion apo­li­tique et anti­gou­ver­ne­men­tale du M.L.E.

Pour ce que nous avons vécu et les mani­fes­ta­tions faites, nous pou­vons dire avec convic­tion que le M.L.E. ne craint pas de scis­sion. Avec la reprise de contact et l’ou­ver­ture du dia­logue public, les contra­dic­tions s’en­volent comme une fumée de paille, les mal­en­ten­dus s’é­clair­cissent, l’in­tel­li­gence s’im­pose et les inté­rêts géné­raux dominent, même ceux qui auraient pu pré­tendre s’a­che­mi­ner vers une autre voie que celle de la tra­di­tion du M.L.E.

En outre, diverses motions concer­nant les muti­lés, vic­times de la guerre, ayant trait à la pro­pa­gande, au retour en Espagne, furent adoptées.

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