La Presse Anarchiste

Conférence de désunion internationale

En février der­nier, une confé­rence syn­di­cale inter­na­tio­nale s’est réunie à Londres — ber­ceau de la Ire Inter­na­tio­nale — pour jeter les bases d’une « Fédé­ra­tion syn­di­cale mondiale ».

Ain­si, après la double faillite de l’In­ter­na­tio­nale en 1914 et 1939, on tente pré­sen­te­ment un pénible effort pour rap­pe­ler à la vie un cadavre deux fois enter­ré déjà, décom­po­sé depuis long­temps et réduit en poussière.

Il est dur à des inter­na­tio­na­listes et à des paci­fistes révo­lu­tion­naires comme nous de devoir consta­ter et avouer l’im­puis­sance de l’In­ter­na­tio­nale. Bien loin cepen­dant de nous lamen­ter et d’ab­di­quer, nous croyons plus utile — et plus franc sur­tout — de recher­cher les rai­sons de cette impuis­sance. Et nous ne pou­vons nous empê­cher aus­si de nous poser cette ques­tion : les bureau­crates syn­di­caux qui se sont ren­con­trés à Londres croient-ils sin­cè­re­ment, après l’ex­pé­rience néga­tive du pas­sé, à la pos­si­bi­li­té d’un mou­ve­ment ouvrier syn­di­cal capable d’u­ni­fier la lutte inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, en un mot de créer l’in­ter­na­tio­na­lisme pro­lé­ta­rien qui jus­qu’i­ci ne fut qu’un mythe ? Il fau­drait vrai­ment peu les connaître pour croire un seul ins­tant à leur bonne foi, ce serait faire à des hommes vidés par le scep­ti­cisme et qui ne croient plus à rien, un cré­dit que leur atti­tude pas­sée et pré­sente ne jus­ti­fie aucunement.

Nous ne sommes pas dupes de la comé­die de Londres.

Mais alors, que signi­fie cette repré­sen­ta­tion de marion­nettes et qui tire les ficelles ? Et puis, existe-t-il un mou­ve­ment ouvrier mon­dial que la guerre impé­ria­liste aurait momen­ta­né­ment dis­lo­qué et dont il suf­fi­rait de rajus­ter, de ras­sem­bler les mor­ceaux épars ? Il fau­drait, pour croire à cette uni­té de vues, une forte dose de naï­ve­té — que nous n’a­vons tout de même pas. À la suite de la rup­ture de la Ire Inter­na­tio­nale, le mou­ve­ment ouvrier mon­dial s’est orga­ni­sé en sui­vant trois voies pro­fon­dé­ment différentes.

Le Labour Par­ty, ras­sem­ble­ment de toutes les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, poli­tiques et coopé­ra­tives ouvrières, où les pre­mières l’emportent par leur influence (Trade Unions). C’est la forme qui pré­do­mine dans les pays bri­tan­niques, en Bel­gique, Nor­vège, etc.

La social-démo­cra­tie, où les syn­di­cats n’ont qu’un rôle effa­cé et sont sous l’au­to­ri­té exclu­sive du par­ti (pays ger­ma­niques et slaves).

Enfin le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, qui repousse l’in­ter­mé­diaire du par­le­men­ta­risme et rend le par­ti inutile. Il s’est sur­tout déve­lop­pé dans les pays latins (France, Espagne, Amé­rique latine).

Com­ment expli­quer cette triple oppo­si­tion ? Nous ne croyons pas aux expli­ca­tions simples et sché­ma­tiques et nous savons bien qu’un évé­ne­ment his­to­rique ne se pro­duit que si une mul­ti­pli­ci­té de causes conver­gentes rend son appa­ri­tion néces­saire, et il ne se peut que le syn­di­ca­lisme échappe à cette loi. Une de ces causes semble pour­tant avoir joué un rôle capi­tal : le mou­ve­ment ouvrier s’est consti­tué simul­ta­né­ment dans des pays extrê­me­ment divers du point de vue de l’é­vo­lu­tion poli­tique, éco­no­mique et sociale. Ain­si, la France ayant par­cou­ru le cycle de l’é­vo­lu­tion poli­tique beau­coup plus vite que les autres nations, il a suf­fi à la classe ouvrière de ce pays des quelques années qui vont de juin 48 à la Com­mune pour rompre avec la bour­geoi­sie (le tiers-état), reje­ter le par­le­men­ta­risme et s’en­ga­ger brus­que­ment à par­tir de 1900 dans la voie de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne. La déca­dence actuelle du syn­di­ca­lisme fran­çais s’ex­pli­que­rait alors, en par­tie du moins, par la déca­dence éco­no­mique du pays et son recul dans l’é­chelle des nations. Mais alors se trouvent véri­fiés les faits de 1914 et de 1939 ; l’in­ter­na­tio­na­lisme était vague, vel­léi­taire ; n’ayant pas su conduire son action jus­qu’à sa conclu­sion logique, la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, le syn­di­ca­lisme en 14 ne pou­vait qu’abdiquer.

En rai­son de son éclipse, res­tent donc face à face le syn­di­ca­lisme bri­tan­nique et le syn­di­ca­lisme ger­ma­no-slave, le pre­mier atta­ché au réta­blis­se­ment des échanges inter­na­tio­naux, du mar­ché mon­dial, donc, mal­gré de peu sérieuses vel­léi­tés natio­na­li­sa­trices de l’é­co­no­mie libé­rale ; le second, au contraire, s’en­ga­geant réso­lu­ment dans la voie de l’é­co­no­mie diri­gée, du pla­nisme auto­ri­taire et bureau­cra­tique, et en défi­ni­tive de l’au­tar­cie (der­niers dis­cours de Tho­rez : « Pro­duire ! Pro­duire ! Pro­duire ! » — pour ne rien ache­ter aux Anglo-Saxons, donc se détour­ner du mar­ché mon­dial, autar­cie toujours!).

Le fait est grave et il serait vain de se dis­si­mu­ler la redou­table réa­li­té : les deux thèses syn­di­cales qui vont s’af­fron­ter dans l’In­ter­na­tio­nale boi­teuse et mal assise qui doit sor­tir du congrès de sep­tembre cor­res­pondent exac­te­ment aux deux blocs impé­ria­listes qui se heurtent déjà aux car­re­fours de la pla­nète et dont la com­pé­ti­tion désor­mais achar­née nous mène tout droit à la troi­sième guerre impé­ria­liste : la ligue anglo-saxonne avec les nations mari­times et com­mer­çantes pour qui l’exis­tence du mar­ché mon­dial est une ques­tion de vie ou de mort ; et le ras­sem­ble­ment des nations conti­nen­tales autour de la Rus­sie, pour les­quelles leur situa­tion géo­gra­phique fait de l’au­tar­cie une néces­si­té, comme ce fut le cas pour l’Allemagne.

Que peut-il sor­tir d’u­tile du congrès de septembre ?

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