La Presse Anarchiste

Moscou – Washington

L’ac­ti­vi­té diplo­ma­tique de ces der­niers jours s’est cris­tal­li­sée autour des deux capi­tales qui actuel­le­ment mènent tout le mou­ve­ment en vue d’as­su­rer leurs posi­tions ; alors qu’à Washing­ton on pré­fère le sys­tème diplo­ma­tique, à Mos­cou on joue le coup de la surprise.

L’af­faire polo­naise, qui aurait mis la confé­rence de San-Fran­cis­co à deux doigts de l’en­ter­re­ment, a été réglée. Le juge­ment des Polo­nais de Londres a vu un ver­dict rela­ti­ve­ment miti­gé et peu dans les habi­tudes des pro­cès de ce genre. L’U.R.S.S. par ce résul­tat prouve qu’elle ne craint pas grand chose des petits grou­pe­ments oppo­si­tion­nels. De plus, par cette man­sué­tude cir­cons­tan­cielle, elle gagne­ra des sym­pa­thies en Pologne même. Le pro­cès a eu un autre résul­tat, camou­flet reten­tis­sant pour Londres, qui a été convain­cu d’a­voir favo­ri­sé les manœuvres des membres du gou­ver­ne­ment polo­nais de Londres. Ce coup obli­geait l’An­gle­terre à rompre vis-à-vis de ces der­niers et de recon­naître le gou­ver­ne­ment de Var­so­vie, qui de ce fait pour­ra sié­ger aux dif­fé­rentes confé­rences inter­na­tio­nales. C’é­tait le but à atteindre. Sui­vons de près la ques­tion autri­chienne. Déjà Radio-Mos­cou accuse les alliés de sou­te­nir les fas­cistes autri­chiens. Quand ce pro­blème va se pré­sen­ter, nul doute que l’on n’as­siste à la réédi­tion de l’af­faire polo­naise, à moins que Londres ait pris déjà les dis­po­si­tions que com­porte la pre­mière leçon.

Mos­cou, après avoir dénon­cé le trai­té du 17 mars 1925, qui le liait à la Tur­quie, a posé, comme nous l’a­vions entre­vu, la ques­tion des Détroits. En Tur­quie on s’est mon­tré très ner­veux, les fusils pour­raient par­tir tout seuls, écri­vait un jour­nal turc ; nous n’en sommes heu­reu­se­ment pas là, mais le fait que le pro­blème des îles de la mer Égée est éga­le­ment évo­qué prouve qu’à Mos­cou on ne se contente pas d’un os.

La confé­rence de Pots­dam envi­sage les pro­blèmes de la paix. La Médi­ter­ra­née, convoi­tise des impé­ria­lismes, va cer­tai­ne­ment faire l’ob­jet de grosses dis­cus­sions. Trieste, la Véné­tie Julienne, c’est une deuxième. Porte ouverte sur la Médi­ter­ra­née pour l’ex­pan­sion­nisme russe par le tru­che­ment de la Fédé­ra­tion Bal­ka­nique, mais en contre­par­tie il est ques­tion de don­ner un trai­té de paix à l’I­ta­lie. Il sera peut-être utile de se réser­ver dans la pénin­sule ita­lienne de sérieux points d’ap­pui ; les îles de Cam­pa­luz­zia, Pan­te­la­ria seront sans doute l’ob­jet de sérieux accro­chages ; on est même en droit de sup­po­ser que les pan­ta­lon­nades entre les Anglo-Amé­ri­cains et Fran­co sont dic­tées par des réa­li­tés très maté­rielles qui effacent rapi­de­ment l’i­déo­lo­gie au béné­fice de laquelle 30 mil­lions d’in­di­vi­dus ont été tru­ci­dés. Ceci nous amène au pro­blème de Tan­ger. Le sul­tan du Maroc a dû être cha­pi­tré sérieu­se­ment par le gou­ver­ne­ment fran­çais, son voyage ici ayant coïn­ci­dé avec l’é­vo­ca­tion du pro­blème de Tan­ger. On sait que le sta­tut inter­na­tio­nal inter­ve­nu en 1923 et modi­fié à diverses reprises avait été sus­pen­du le 14 juin 1940 par le coup de force de Fran­co. Les États-Unis n’au­raient jamais occu­pé le siège que leur accor­dait le trai­té d’Al­gé­si­ras, sans doute en appli­ca­tion de l’i­so­la­tion­nisme ; de son côté, la Rus­sie était éga­le­ment signa­taire du trai­té de 1906, ain­si que de l’acte concer­nant les affaires maro­caines du 3 juin 1880. Tou­te­fois l’U.R.S.S. ne fut pas invi­tée à la rati­fi­ca­tion du trai­té de 1923 pour la rai­son bien simple qu’à cette époque l’An­gle­terre et la France, prin­ci­pales signa­taires, n’a­vaient pas recon­nu le gou­ver­ne­ment sovié­tique. Le 28 juin 1945, les agences de presse indi­quaient qu’une réunion des experts amé­ri­cains, fran­çais et anglais aurait lieu à Paris en vue de régler la ques­tion. L’I­ta­lie, quoique signa­taire de la conven­tion de 1923, n’é­tait pas invi­tée en tant que puis­sance enne­mie. La France défen­dait la posi­tion du retour au sta­tut de 1923, garan­tie de la sou­ve­rai­ne­té ché­ri­fienne et posi­tion stra­té­gique. Quant à l’A­mé­rique, qui ne s’é­tait jamais inté­res­sée à la ques­tion, le « Times », tou­jours très sérieux, nous explique que la défense de l’hé­mi­sphère adop­tée comme base de la poli­tique de Washing­ton exige que les U.S.A. s’in­té­ressent à des pro­blèmes comme celui de Tan­ger. Ceci est une évi­dence quand on admet que les inté­rêts amé­ri­cains dans le Proche-Orient (pétrole du golfe per­sique) sont inti­me­ment liés à une cer­taine posi­tion stra­té­gique en Médi­ter­ra­née, mais d’autre part le pas­sage ouvert à la Rus­sie au Bos­phore, s’il se trouve fer­mé à Gibral­tar et à Tan­ger, n’est plus pour les Soviets qu’une demi-vic­toire. C’est pour­quoi le 3 juillet une note sovié­tique publiée par les « Izves­tia » fai­sait savoir que la Rus­sie enten­dait débattre des solu­tions à éga­li­té avec les trois autres com­parses et que toute solu­tion prise sans elle serait illé­gale. La diplo­ma­tie russe a eu l’a­dresse d’at­tendre que les États-Unis soient invi­tés pour exi­ger sa place. En tout état de cause, il était impos­sible de refu­ser à Sta­line ce que l’on accor­dait à Tru­man. Comme on le voit, le coup a été bien por­té et il a fal­lu l’encaisser.

La diplo­ma­tie russe est infa­ti­gable ; après l’af­faire de Pologne, après les Détroits, après l’af­faire de Tan­ger, de front elle com­mence une poli­tique d’a­mi­tié avec la Chine. Au risque de nous répé­ter, nous insis­tons sur le fait que la Chine est un des points du globe qui aura un reten­tis­se­ment dans les visées impé­ria­listes des trois grands (car, en fait, il n’y a plus qu’eux dans la course, les autres n’é­tant que des satel­lites), immense conti­nent, à peine indus­tria­li­sé, mais dont le sous-sol s’af­firme extrê­me­ment riche ; c’est le point de concen­tra­tion tout indi­qué aux inves­tis­se­ments de capi­taux mas­sifs ; c’est le régu­la­teur d’un sur­croît de main-d’œuvre. Effrayée par la pers­pec­tive du chô­mage dès que l’in­dus­trie de guerre sera arrê­tée, on conçoit que les ban­quiers amé­ri­cains depuis long­temps aient consti­tué un consor­tium en vue de l’in­dus­tria­li­sa­tion de la Chine ; de plus, Tchiang-Kaï-Chek a été appro­vi­sion­né par les Amé­ri­cains, alors que les com­mu­nistes chi­nois l’é­taient par l’U.R.S.S., la divi­sion intes­tine ne connais­sant actuel­le­ment qu’une simple trêve. Au sur­plus, la Rus­sie a une fron­tière com­mune avec la Chine par le Tur­kes­tan chi­nois, la Mon­go­lie, la Mand­chou­rie, et sur une lon­gueur de plu­sieurs mil­liers de kilo­mètres. Or, Sta­line sait mieux que qui­conque la fra­gi­li­té des ami­tiés et des trai­tés en face des appé­tits déchaî­nés des impé­ria­lismes. Il sait que si la Rus­sie est res­tée solide sur le front euro­péen, le maté­riel amé­ri­cain a sa part impor­tante dans le suc­cès, mais qu’un conflit, s’il venait à se pro­duire sur deux fronts, réédi­te­rait pour l’U.R.S.S. le même pro­blème mor­tel que celui de 1914 et 1941 pour l’Al­le­magne. Le dic­ta­teur russe prend donc ses dis­po­si­tions pour un trai­té d’a­mi­tié et même d’as­sis­tance mutuelle que M. Soong, beau-frère de Tchang-Kaï-Chek, est en train de négo­cier à Mos­cou. Les impé­ria­lismes s’af­firment, s’ob­servent et jouent très ser­ré. San Fran­cis­co entre les mains de ces puis­sances, c’est la folle mytho­lo­gie à laquelle les grands-prêtres ne croient pas. Pour eux, il ne reste que la poli­tique de force, d’al­liance, de paix armée, qui depuis cent cin­quante ans et plus accouche pério­di­que­ment d’une guerre entre les peuples trompés.

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