La Presse Anarchiste

Sous le signe de la pitié

[/​Plain­dr’ les pau­vr’s, c’est comm’ ven­dr’ ses charmes :
Ça d’viént un véri­ta­bl’ métier.

Jehan Ric­tus
/​]

Les années que nous venons de vivre nous ont per­mis de consta­ter (s’il en était besoin) que la pitié n’est déci­dé­ment pas une mar­chan­dise d’exportation.

Tel qui s’a­pi­toyait sur les vic­times des bom­bar­de­ments anglo-amé­ri­cains res­tait abso­lu­ment froid au spec­tacle des atro­ci­tés nazies ; tel qui fré­mis­sait des crimes hit­lé­riens regar­dait d’un œil sec brû­ler les mai­sons et leur conte­nu à la suite d’un raid allié ; aujourd’­hui même où la guerre ne nous menace plus, qui songe qu’en Extrême-Orient des hommes de toutes cou­leurs et de toutes races meurent stu­pi­de­ment, sans autre pro­fit pour l’hu­ma­ni­té que celui des mar­chands de guerre ?

Cepen­dant, par un curieux para­doxe des choses, en cette époque d’é­goïsme farouche et de mufle­rie osten­ta­toire, la pitié ne s’est jamais fait entendre pareille­ment, elle n’a jamais dis­po­sé d’une pareille publi­ci­té, elle n’a jamais connu une telle vogue ; de l’é­clat des cuivres au tré­mo­lo de la man­do­line, on n’a jamais joué à ce point de la sen­si­ble­rie humaine.

Tour­nez le bou­ton d’un poste de T.S.F. éga­rez-vous dans une salle de ciné­ma, levez les yeux sur les affiches dont les murs sont cou­verts, par­tout on fait appel à votre attendrissement.

Les motifs ne manquent pas : lutte contre la tuber­cu­lose, le can­cer, les tau­dis, en faveur des dépor­tés et pri­son­niers, pour les vacances des enfants, pour les sinis­trés…, et la liste n’est pas close.

Mais dites-moi donc, que fait l’É­tat lui-même pour sou­la­ger tant de misères, où vont ces impôts, qui ne semblent pas prêts à décroître et aux­quels la paix (contrai­re­ment à ce qu’on pou­vait espé­rer pour l’im­pôt cédu­laire) n’a pas mis un terme ?

Quelles mesures l’É­tat va-t-il prendre ? Songe-t-il à abo­lir ce gouffre mili­ta­riste, main­te­nant que l’Al­le­magne est à terre et que même les Fran­çais ont des pactes d’a­mi­tié avec la Rus­sie, l’An­gle­terre et les U.S.A.?

Non, il men­die, il men­die à la cha­ri­té publique le pain que son inca­pa­ci­té ne peut assu­rer à chaque homme ; il men­die les cités d’en­fants qu’il n’a pu éle­ver ; il men­die les sana­to­riums, les hos­pices, tout ce qui aurait pu enri­chi, le monde avec ce qu’il a englou­ti dans « sa » guerre.

Car, qu’on ne s’y trompe pas, la guerre est une néces­si­té éta­tique, et aus­si long­temps qu’il y aura des États, aus­si long­temps nos enfants seront pro­mis aux charniers.

Le peuple semble avoir com­pris que le capi­ta­lisme est fomen­ta­teur de mas­sacres. Quand com­pren­dra-t-il que l’É­tat, aus­si sûre­ment que le capi­ta­lisme, « porte en lui la guerre comme la nuée porte l’o­rage » ? Quand s’é­lè­ve­ra-t-il contre cette autre forme de sa misère et de son esclavage ?

La Presse Anarchiste