La Presse Anarchiste

Grave malaise au bureau confédéral

syndicalisme.gif Après 1936, d’au­cuns ont pu croire que les heurts pas­sion­nés et les oppo­si­tions hai­neuses qui dres­sèrent si long­temps confé­dé­rés et uni­taires les uns contre les autres allaient s’es­tom­per par la ver­tu de l’u­ni­té refaite dans un enthou­siasme appa­rent. La véri­té est que le « modus viven­di » de Tou­louse a per­mis à la C.G.T. de pour­suivre péni­ble­ment son che­min, en dépit des plus graves dif­fi­cul­tés inté­rieures. Ces dif­fi­cul­tés cepen­dant ne se mani­fes­tèrent pas tout de suite ; la rai­son, il faut la voir dans le puis­sant mou­ve­ment gré­viste de juin 36, qui ne per­met­tait guère aux ten­dances de s’af­fron­ter : durant de longs mois, tous les ins­tants des mili­tants furent acca­pa­rés par la tâche immense consis­tant à orga­ni­ser les mil­lions de tra­vailleurs qui affluaient vers les syn­di­cats. Il n’est pas inutile non plus, pour expli­quer ce qui a pu appa­raître comme une trêve tacite, de pré­ci­ser qu’en juin, à Mati­gnon, chefs com­mu­nistes et réfor­mistes s’é­taient concer­tés pour sau­ver la bour­geoi­sie aux abois. La redou­table affaire des Sudètes elle-même, au cours de laquelle les com­mu­nistes se démas­quèrent et appa­rurent avec leur natio­na­lisme de com­mande, leur patrio­tisme faux-jeton et cafard, l’af­faire des Sudètes où ils virent un moyen ines­pé­ré de pro­vo­quer la guerre en Occi­dent (la Rus­sie d’a­lors n’a­vait pas de fron­tières com­munes ni avec l’Al­le­magne, ni avec la Tché­co­slo­va­quie) n’a pas suf­fi à rompre l’u­ni­té du mou­ve­ment syn­di­cal. Dans le clan des par­ti­sans de la fer­me­té — les « anti­mu­ni­chois », ain­si qu’on les nom­ma plus tard — à côté des sta­li­niens et pros­ta­li­niens (Tho­rez, Fra­chon, Bure, Per­ti­nax), on ren­con­trait maints chefs réfor­mistes, Jou­haux au tout pre­mier rang, comme il se devait.

En réa­li­té, la rup­ture entre chefs réfor­mistes et, com­mu­nistes a son point de départ dans le pacte ger­ma­no-sovié­tique du 23 août 1939 et la guerre. Par­ti­san réso­lu de la fer­me­té, Jou­haux de nou­veau prêche l’u­nion sacrée (il a l’ha­bi­tude…). Le « Peuple » condamne alors, avec quelle véhé­mence ! la mons­trueuse col­lu­sion hit­lé­ro-sta­li­nienne… et « Syn­di­cats » de ren­ché­rir ! Dala­dier peut four­rer au bloc les col­lègues com­mu­nistes de Jou­haux, le géné­ral se tait ou approuve. L’a­gres­sion russe contre la Fin­lande pro­voque un redou­ble­ment de vio­lence de la part de ce qui reste de la C.G.T., cepen­dant que Jou­haux accepte de pré­si­der le Comi­té d’aide à la Fin­lande. Au même moment les sta­li­niens, appli­quant à la lettre la « col­la­bo­ra­tion » (bien avant Pétain-Laval) inau­gu­rée le 23 août, sabotent avec entrain avions et arme­ments, tan­dis que Tho­rez donne à nos offi­ciers et sol­dats le signal anti­ci­pé de la fuite en pre­nant dès novembre la route de l’exode. Il n’i­ra pas plus loin que Moscou.

Le fos­sé qui sépare les ten­dances s’est dan­ge­reu­se­ment élar­gi. Au len­de­main de la débâcle, seuls Jou­haux et une par­tie des ex-confé­dé­rés tentent — ô com­bien timi­de­ment — de réagir, et un C.C.N. res­treint est tenu en juillet à Sète. Nous n’as­sis­tions mal­heu­reu­se­ment pas à cette réunion, mais nous ima­gi­nons que les com­mu­nistes ont dû en prendre pour leur grade. Ceux-ci observent à ce moment vis-à-vis de l’Al­le­magne une atti­tude de neu­tra­li­té presque bien­veillante, et jus­qu’en juin 1941 l’«Huma » et la « Vie Ouvrière » « clan­des­tines » cir­culent avec une rela­tive et plu­tôt étrange faci­li­té, — expli­cable, après tout, puisque leurs colonnes sont exclu­si­ve­ment consa­crées à dénon­cer Chur­chill et de Gaulle, « agents de l’im­pé­ria­lisme fau­teur de guerre» ; Jou­haux, le « traître » Jou­haux, est alors une de leurs cibles favo­rites. Par exemple, pas une ligne, pas un mot sur l’Al­le­magne et le fascisme.

Tout change après juin 1941. Les com­mu­nistes deviennent tout à coup résis­tants : un retour de veste de plus ou de moins n’est pas pour leur faire peur ; avec le temps et un sévère entraî­ne­ment, ils ont acquis dans ce genre d’exer­cice une vir­tuo­si­té ahu­ris­sante. C’est alors qu’ils découvrent l’exis­tence du mou­ve­ment syn­di­cal clan­des­tin. Se glis­ser dans les orga­ni­sa­tions exis­tantes et en créer de nou­velles va être pour eux un jeu d’en­fant. Comme tou­jours, le mot d’ordre reste inchan­gé : s’emparer de la direc­tion, éli­mi­ner les hommes dont on n’est pas sûrs. Les ex-confé­dé­rés, pour­tant, ont pris une cer­taine avance et, mal­gré l’ab­sence de Jou­haux inter­né, ils par­viennent à se main­te­nir. La C.G.T. clan­des­tine paraît unie. La réa­li­té est tout autre. Sous les coups de la Ges­ta­po et en dépit des pires dan­gers, la guerre de ten­dances n’a pas désar­mé un seul ins­tant. Fra­chon, appuyé par la masse de ses amis, menace de l’emporter, et il faut bien recon­naître que depuis la Libé­ra­tion le dan­ger s’est cruel­le­ment aggravé.

À sa libé­ra­tion, Jou­haux a trou­vé la place prise. Il ne se fait pas d’illu­sion sur le titre de secré­taire géné­ral qu’on lui laisse pro­vi­soi­re­ment. Au bureau confé­dé­ral il est presque iso­lé, il ne peut man­quer de le voir. Les récep­tions et anni­ver­saires tapa­geurs en l’hon­neur de Fra­chon ne souffrent plus l’é­qui­voque : c’est Fra­chon le vrai secré­taire géné­ral. Cour­ti­sans, com­bi­nards, ambi­tieux, tous s’empressent autour de lui, cepen­dant qu’on fait le vide autour de Jou­haux. On a même été jus­qu’à lui infli­ger, dans l’«Huma », à pro­pos d’un voyage à Londres, une manière de désa­veu, presque un rap­pel à l’ordre comme à un gamin. La C.G.T. fait une poli­tique qui n’est pas la sienne…

Pas la sienne ? Hé ! c’est à voir. La C.G.T. s’en­gage, dit-il, dans une voie au terme de laquelle se trouve « l’as­su­jet­tis­se­ment à la poli­tique du pou­voir ». Mais qui a tra­vaillé de toutes ses forces à diri­ger le mou­ve­ment syn­di­cal dans la voie de la col­la­bo­ra­tion avec le patro­nat et l’É­tat ? Car c’est bien de cela qu’il s’a­git, et Jou­haux ne s’en défend pas, bien au contraire, puisque « la col­la­bo­ra­tion de la C.G.T. s’ins­crit dans les res­pon­sa­bi­li­tés qu’elle doit enga­ger pour la ges­tion et l’o­rien­ta­tion des organes éco­no­miques consti­tués en vue de la réa­li­sa­tion du pro­gramme com­mun. » (« Le Peuple » du 4 août 1945.)

Qui a été, et depuis 1919, le cham­pion infa­ti­gable de la poli­tique de la pré­sence ? Tout de même pas Fra­chon, il était contre à ce moment-là ! Aujourd’­hui il est pour, et avec son impla­cable logique il te somme d’al­ler au bout, de déva­ler la pente jus­qu’en bas… Le mal ne date pas de 1945. Sa racine s’est déve­lop­pée dans l’u­nion sacrée de 1914. On ne peut reve­nir en arrière et remon­ter le cours de l’his­toire. Mieux vau­drait faire « mea culpa », mais cela non plus n’est pas pos­sible… Et ce ne sont pas les Saillant, les Gazier et autres syn­di­ca­listes de gou­ver­ne­ment (car ils en veulent aus­si, ceux-là, et ils ont les dents longues) qui se ris­que­raient à par­ta­ger des scru­pules bien tar­difs et bien peu expli­cables. Eux. Jou­haux, don­ne­raient plu­tôt un coup de main à ceux qui veulent te couler.

Hélas ! Jou­haux, le vin est tiré, — c’est toi qui l’as tiré. Main­te­nant il faut le boire : tant pis pour toi si le calice est amer…

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