La Presse Anarchiste

L’heure de la science

Ah ! Si cela pou­vait être vrai : la science sau­vant l’Homme. En tout cas nous publions là une étude qui honore son auteur et qui fera chaud au cœur de tous les lec­teurs. Je l’ai lue avec avi­di­té et une atten­tion de plus en plus accrue. Sans doute déborde-t-elle de naï­ve­té et contient-elle des ingé­nui­tés qui feront sou­rire quelques incré­dules enra­ci­nés, mais il s’en dégage une telle fraî­cheur, mal­gré la gra­vi­té du sujet, qu’on croit sor­tir, après lec­ture, d’un bain de Jou­vence. Je me revoyais à vingt ans étu­diant tout Kro­pot­kine. Certes, le père de l’a­nar­chisme fai­sait, lui, confiance aux masses labo­rieuses pour l’ins­tau­ra­tion d’une socié­té d’où décou­le­rait le bon­heur uni­ver­sel — et tous les liber­taires après lui, mais lorsque tout vous aban­donne, quand tout se dérobe sous vos pas et que, éper­du, vous vous sen­tez défaillir, auriez-vous tort de vous accro­cher à la bouée de sau­ve­tage ? Ah si cela pou­vait être vrai : les savants dignes de la Science et ces­sant d’être les ser­vi­teurs conscients ou incons­cients des régimes abhor­rés. — L. L.

L’ERREUR BELLICISTE. — Si la guerre n’a­vait jamais exis­té, il serait bien vain de per­sua­der les peuples de la faire. Les hommes refu­se­raient de se lais­ser har­na­cher et pré­ci­pi­ter dans la four­naise, les femmes se met­traient devant les trains char­gés d’emporter leurs fils et leurs maris, les hommes de science et de pen­sée se révol­te­raient et le pro­lé­ta­riat décré­te­rait la grève géné­rale, tant le bel­li­cisme est contre nature.

Mais la guerre a tou­jours exis­té depuis le jour où deux tri­bus nomades se ren­con­trèrent for­tui­te­ment. Sans doute un mélange de peur et de convoi­tise les jeta alors l’une contre l’autre, et le vain­queur, enri­chi des trou­peaux, des femmes et du butin conquis, n’eut plus de cesse, la vani­té aidant, que de renou­ve­ler son exploit. Ain­si naquit l’es­prit guerrier.

Plus tard, les tri­bus fixées, les batailles devinrent féo­dales. Puis, à force de com­bats et de vic­toires, les fiefs se chan­gèrent en pro­vinces, les­quelles, par l’ef­fet des conquêtes et des alliances, s’a­gran­dirent en nations. Ain­si, par la ver­tu du ras­sem­ble­ment, les guerres devinrent-elles inter­na­tio­nales, puis enfin inter­con­ti­nen­tales, et pour cela d’au­tant plus dévastatrices.

Aujourd’­hui, deux adver­saires sub­sistent seule­ment, qui s’é­pou­vantent l’un l’autre et menacent de faire sur­gir une confla­gra­tion nou­velle pou­vant aller, celle-là, jus­qu’à l’a­néan­tis­se­ment de l’hu­ma­ni­té et même l’é­cla­te­ment de la pla­nète. Et l’hu­ma­ni­té, hagarde, se montre inca­pable de se défaire de ce mena­çant fléau incrus­té en elle par l’ef­fet d’une démo­niaque accoutumance.

Qu’est-ce donc qui pousse à l’hos­ti­li­té les deux par­tis en pré­sence ? Ce sont d’a­bord des pré­ju­gés poli­tiques et idéo­lo­giques aux­quels ils sont atta­chés par esprit de rou­tine par­ti­sane ; puis la ter­reur qu’ils s’ins­pirent mutuel­le­ment et qui, les pous­sant à aug­men­ter sans fin ni cesse la puis­sance mili­taire, accroît dan­ge­reu­se­ment cette ter­reur, et donc les risques de guerre. C’est enfin l’am­bi­tion, sti­mu­lée par l’im­por­tance de l’en­jeu deve­nu cette fois gigan­tesque, puis­qu’il n’est rien moins désor­mais que l’u­ni­vers tout entier.

Or il convient de remar­quer que cette conquête, si par impos­sible elle venait à s’o­pé­rer tout en lais­sant sub­sis­ter, au moins par­tiel­le­ment, l’hu­ma­ni­té, aurait pour effet de mettre fin ipso fac­to au bel­li­cisme, puisque le pou­voir se trou­ve­rait ras­sem­blé dans une seule main, celle du conqué­rant final.

ERREURS SOVIÉTIQUES. — Sup­po­sons un ins­tant qu’il en soit ain­si, et même que ce vain­queur soit Sta­line. Il s’empresserait, sui­vant son habi­tude, de répandre sur tous les ter­ri­toires sa police ter­ri­fiante dont on connaît les pro­cé­dés, les­quels consistent à empri­son­ner, tor­tu­rer, assas­si­ner, et ain­si à obte­nir 1a sou­mis­sion de tous par la sup­pres­sion des adver­saires éven­tuels et l’é­pou­vante des sur­vi­vants. Mais le Gué­péou une fois ins­tal­lé par­tout et obéi, il ne serait plus besoin, faute d’en­ne­mis, de s’a­char­ner alors dans la fabri­ca­tion des arme­ments. Les arse­naux du monde entier pour­raient alors être trans­for­més pour la fabri­ca­tion de machines tou­jours plus pro­duc­tives et plus auto­ma­tiques, et aus­si de biens de consom­ma­tion tou­jours plus abon­dants. Que résul­te­rait-il de cette conver­sion ? Plus de bien-être et plus de loi­sirs pour tous, c’est-à-dire la fin de la misère et de l’a­bru­tis­se­ment. En défi­ni­tive, un bon­heur géné­ra­li­sé et tou­jours accru.

Et à vrai dire, si l’on observe ce qui se passe en U.R.S.S., on voit bien qu’il y est fait d’é­normes sacri­fices à la folie des arme­ments, laquelle se révèle extrê­me­ment coû­teuse en bien-être et en loi­sirs. Mais pour­tant on y dis­cerne aus­si le désir d’ac­croître ces der­niers dans la mesure du pos­sible, ce qui se tra­duit par de grands efforts dans l’a­mé­lio­ra­tion du loge­ment, du vête­ment, de la nour­ri­ture, et aus­si de la culture intel­lec­tuelle et artis­tique. Donc il est évident que le but vir­tuel et final de Sta­line est bien de réa­li­ser le bon­heur des peuples sovié­tiques. Seule­ment, ce qu’il y a de tra­gique dans la cir­cons­tance, c’est qu’il ne le sait pas, et donc jamais n’en parle. Et s’il en est ain­si, c’est que ses maîtres, Marx et Lénine, ne l’ont pas davan­tage dis­cer­né ni com­pris. Le pre­mier a conclu ses énormes tra­vaux d’homme de pen­sée par un com­man­de­ment d’homme de main, et c’é­tait pour inci­ter les pro­lé­taires à s’emparer du pou­voir par la vio­lence. De sorte que Lénine, une fois atteint ce but exclu­si­ve­ment dési­gné, et l’ayant dépas­sé, se trou­va com­plè­te­ment dépour­vu, faute d’un nou­veau but à pour­suivre et d’un pro­gramme d’ac­tion. On le vit alors se lan­cer dans des impro­vi­sa­tions éco­no­miques et sociales désor­don­nées et même contra­dic­toires, en tout cas effroya­ble­ment coû­teuses en souf­frances humaines.

Et que lais­sa-t-il après lui ? Quelques slo­gans résul­tant d’une inter­mi­nable et brous­sailleuse dia­lec­tique et com­man­dant, notam­ment, d’a­bo­lir l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme, puis d’é­ta­blir sur le monde la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. Or rem­pla­cer l’ex­ploi­ta­tion des capi­ta­listes par celle de la bureau­cra­tie et de la police — dix fois plus pesante — ce n’est pas une réus­site. Car enfin, lors­qu’on trouve 51 per­sonnes dans la cen­trale élec­trique amé­ri­caine d’Am­boy Sud, et 480 dans celle, équi­va­lente, de Keme­ro­vo, on peut se deman­der où le consom­ma­teur est exploi­té ! Quant à la conquête du monde par le pro­lé­ta­riat, c’est là pro­pre­ment un non-sens, puisque toute la doc­trine socia­lo-com­mu­niste vise pré­ci­sé­ment à la dis­pa­ri­tion de ce pro­lé­ta­riat. En réa­li­té il s’a­git non de la dic­ta­ture des ouvriers, mais bien de celle du cama­rade Sta­line, dont l’am­bi­tion impé­ria­liste — pour­tant condam­née à grands fra­cas par Marx et Lénine — se révèle chaque jour plus insatiable.

ERREURS CAPITALISTES. — Est-ce à dire que tous les torts soient du côté des bol­che­viks ? Cer­tai­ne­ment pas. À San-Fran­cis­co, Molo­tov a pu inter­pel­ler Byrnes avec assu­rance en lui disant en sub­stance : « Vous vou­lez nous empê­cher de réfor­mer le monde, qui en a cepen­dant un urgent besoin, et pour­tant vous n’ap­por­tez vous-mêmes aucun pro­gram­mé construc­tif per­met­tant de le faire. » À quoi il n’y avait rien à répli­quer. Car enfin les libé­raux, ren­for­cés dans leurs prin­cipes basés sur la loi empi­rique et para­ly­sante de l’offre et de la demande, ne montrent en effet nulle inten­tion nova­trice, mais au contraire le désir enra­ci­né, la déter­mi­na­tion aveugle de durer, de pro­lon­ger envers et contre tout un sys­tème dont il est pour­tant bien évident qu’il est condam­né, immo­ral et absurde. Mais cela, les libé­raux ne veulent pas le voir ni se rendre à cette évi­dence que, dans un ave­nir pro­chain, le régime capi­ta­liste ira irré­mé­dia­ble­ment se bri­ser contre le mur des impos­si­bi­li­tés finan­cières, éco­no­miques et sociales.

Que se pas­se­ra-t-il alors, si la guerre n’a pas écla­té entre temps, et si le pro­gramme d’une civi­li­sa­tion meilleure n’a pas été dres­sé ? Tout sim­ple­ment ceci, que les bol­che­viks, qui par­tout ont leurs par­ti­sans et leurs cin­quièmes colonnes, n’au­ront d’autre peine à prendre que de cueillir le fruit mûr et d’ap­pli­quer leur pro­gramme éco­no­mique et poli­cier. Or il faut le recon­naître, celui-ci est par­fai­te­ment apte à fonc­tion­ner, mais au prix d’une abo­mi­nable bru­ta­li­té engen­drant pour la grande majo­ri­té des hommes une cruelle souf­france, due à l’op­pres­sion et à la ter­reur, c’est-à-dire, fina­le­ment, du plus grand mal­heur. Et c’est bien en cela que réside la tra­gique erreur de Sta­line. Car enfin c’est véri­ta­ble­ment faire preuve d’une incroyable confu­sion que de pré­tendre assu­rer le bon­heur des hommes par l’ef­fet de son contraire : le malheur.

Il est vrai que l’er­reur des libé­raux est tout aus­si fla­grante — si elle est moins bru­tale — qui consiste à pré­tendre per­pé­tuer un sys­tème en dépit du mal­heur qu’il engendre lui aus­si, puis­qu’il se montre com­plè­te­ment inca­pable de sup­pri­mer ces fléaux que sont l’in­jus­tice, la misère, le sur­me­nage, les conflits sociaux et les sources des plus graves souf­frances. Certes, on ne doit pas oublier que les capi­ta­listes — sous l’ai­guillon du pro­fit indi­vi­duel — ont fait accom­plir aux sciences, au machi­nisme et à l’or­ga­ni­sa­tion scien­ti­fique, pen­dant les cent der­nières années, plus de pro­grès qu’ils n’en avaient fait durant tous les autres siècles pré­cé­dents. Mais il est bien évident que tous les abus dont ils se sont ren­dus cou­pables, et l’empirisme pri­mi­tif sur quoi ils ont lais­sé se per­pé­tuer le sys­tème, ont conduit celui-ci à sa déchéance. De sorte que nous le voyons aujourd’­hui ago­ni­ser sans remède, dans d’ef­froyables convulsions.

L’ÉCHEC. — Étant don­né la gra­vi­té de cet échec, il vaut la peine d’en recher­cher briè­ve­ment les causes. Pour cela, com­men­çons par nous deman­der quel est le prin­cipe moteur qui pro­pulse — si fâcheu­se­ment — notre régime en per­di­tion. Nous n’au­rons aucune peine à décou­vrir que c’est, sans aucun doute pos­sible, le pro­fit indi­vi­duel. En effet, il est bien évident que per­sonne n’en­tre­prend jamais rien nulle part dans les domaines de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion des biens, sauf dans une inten­tion bien pré­cise, celle de faire des béné­fices. C’est là assu­ré­ment le seul sti­mu­lant qui pousse les hommes à pro­duire et à échanger.

Il reste à mon­trer que ce sti­mu­lant est malé­fique, et pour­quoi. Pareille démons­tra­tion deman­de­rait de longs déve­lop­pe­ments ; nous devons ici nous bor­ner à énu­mé­rer les sept vices majeurs qui, selon nous, suf­fisent à le condam­ner et qui sont les suivants :

  1. L’i­dée de pro­fit entre­tient les hommes dans un per­pé­tuel état d’an­ta­go­nisme pour l’ac­qui­si­tion, non seule­ment de la richesse et du super­flu, mais encore trop sou­vent du néces­saire, et ain­si les contraint à une lutte fra­tri­cide et conti­nuelle, excluant toute idée d’en­traide et de coopé­ra­tion. Il est bien vain, dans ces condi­tions, d’at­tendre de ces hommes qu’ils deviennent fra­ter­nels, ce qui serait pour­tant un pré­cieux élé­ment de bonheur ;
  2. L’i­dée de pro­fit divise la socié­té en deux classes rivales dont l’une s’en­ri­chit des béné­fices réa­li­sés grâce au tra­vail de l’autre, laquelle tolère à contre­cœur une telle injus­tice et réclame avec véhé­mence son abo­li­tion. D’où l’es­prit de reven­di­ca­tion et de haine qui se mani­feste par l’ef­fet des grèves, des révo­lu­tions et des guerres civiles que nous savons toutes causes de désordre et non de pro­grès. De plus, et en dehors de ces excès, on voit s’or­ga­ni­ser les masses ouvrières en puis­sances syn­di­cales dans l’in­ten­tion de faire front aux puis­sances finan­cières. Entre ces deux forces contraires, il devient de plus en plus dif­fi­cile aux hommes d’É­tat de gouverner ;
  3. L’i­dée de pro­fit induit constam­ment cha­cun en ten­ta­tion d’ac­com­plir des actes mal­hon­nêtes, sous l’ef­fet de la convoi­tise res­sen­tie par tous ceux que rongent la misère d’une part, l’am­bi­tion de l’autre, les­quelles résultent de l’i­né­ga­li­té cho­quante des situa­tions. D’où la cor­rup­tion qui tend tous les jours à s’é­tendre davan­tage dans le monde des affaires grandes et petites ;
  4. L’i­dée de pro­fit intro­duit cette même cor­rup­tion dans les par­le­ments et les minis­tères, de sorte que l’in­té­rêt pri­vé des hommes en place vient trop sou­vent se sub­sti­tuer à celui de la col­lec­ti­vi­té, à l’in­verse de ce qui devrait être. D’où les abus et les tra­fics d’in­fluence que nous connaissons ;
  5. L’i­dée de pro­fit per­met aux plus auda­cieux, aux plus habiles et aux moins scru­pu­leux de satis­faire leurs appé­tits d’en­ri­chis­se­ment d’a­bord, et de puis­sance ensuite. Ain­si devient-il loi­sible à cer­tains magnats de mon­ter des trusts et des car­tels visant à res­treindre la pro­duc­tion et à contin­gen­ter la dis­tri­bu­tion des biens les plus essen­tiels, comme de déter­mi­ner des crises moné­taires, de mettre en échec la puis­sance gou­ver­ne­men­tale ; et même de pro­vo­quer des guerres ;
  6. L’i­dée de pro­fit a pro­vo­qué l’ins­ti­tu­tion de mon­naies ayant pour but de favo­ri­ser les échanges, et donc la réa­li­sa­tion des béné­fices. Ces mon­naies ont ser­vi à des spé­cu­la­tions éhon­tées dont les consom­ma­teurs ont tou­jours fait les frais, et aus­si, à des mani­pu­la­tions gou­ver­ne­men­tales qui ont eu pour effet de dégra­der pro­gres­si­ve­ment leur valeur. D’où l’en­ché­ris­se­ment conti­nuel des pro­duits et le mécon­ten­te­ment des masses, por­tées à exi­ger de conti­nuelles hausses de salaires. De ces hausses ne pou­vait résul­ter que celle des prix de vente, d’où l’ag­gra­va­tion du défi­cit bud­gé­taire et une nou­velle dépré­cia­tion du pou­voir d’a­chat. Ain­si se referme per­pé­tuel­le­ment le cercle infer­nal. De sorte que, non seule­ment la mon­naie tyran­nise ceux qu’elle devrait ser­vir en les dépouillant, les affa­mant et les déses­pé­rant, mais encore elle conduit tout droit le régime à son iné­luc­table faillite ;
  7. Enfin, l’i­dée de pro­fit tend à s’op­po­ser à la dis­tri­bu­tion des biens et des loi­sirs dès que ceux-ci se mul­ti­plient sous l’ef­fet des pro­grès méca­niques ; car l’a­bon­dance dévore le pro­fit, ce qui implique la néces­si­té d’en­tre­te­nir la pénu­rie. Or les sciences et les tech­niques, en ver­tu de leurs inces­santes décou­vertes et réus­sites, visent per­pé­tuel­le­ment à sub­sti­tuer à cette pénu­rie une abon­dance tou­jours accrue de ces biens et de ces loi­sirs. Comme la guerre est évi­dem­ment le meilleur moyen connu pour détruire les excé­dents, uti­li­ser les chô­meurs et rame­ner par ses dévas­ta­tions la pos­si­bi­li­té de nou­veaux pro­fits, les gou­ver­ne­ments sont tout natu­rel­le­ment enclins à la consi­dé­rer comme inévi­table, et fina­le­ment à la faire.

LE PROBLÈME. — En rai­son de ces vices majeurs, et sans par­ler des autres, on peut donc affir­mer en conclu­sion que le prin­cipe moteur de notre civi­li­sa­tion — le pro­fit indi­vi­duel — est abo­mi­nable, absurde et tyran­nique, et que par consé­quent il serait aus­si stu­pide que cri­mi­nel d’en pro­lon­ger le règne. Mais alors se pose la ques­tion de savoir par quoi le rem­pla­cer. Car nous ne devons pas perdre de vue que si l’i­dée de pro­fit est à reje­ter, elle est, encore une fois, le seul sti­mu­lant qui pousse les hommes à entre­prendre, pro­duire et échan­ger. Tel est le pro­blème essen­tiel de la civi­li­sa­tion qui se dresse devant nous.

Or lors­qu’il s’a­git de résoudre un pro­blème quel qu’il soit, la pre­mière chose à faire est de s’ap­pli­quer à en poser clai­re­ment les don­nées. Et jus­te­ment il n’ap­pa­raît pas — c’est bien là le drame — que celles du pro­blème de la civi­li­sa­tion l’aient jamais été.

Encore, avant de for­mu­ler les don­nées, est-il indis­pen­sable de déter­mi­ner le but que l’on désire atteindre, le genre de solu­tion à recher­cher. Car enfin on n’a pas fait la décou­verte de l’éner­gie nucléaire en pour­sui­vant celle du radar, ou inver­se­ment ; ceci nous amène à poser la ques­tion de savoir quel est le but de la civi­li­sa­tion, ou plu­tôt quel devrait être le but de celle que le monde attend dans l’an­goisse, sinon le désespoir.

Cette inter­ro­ga­tion nous amène aus­si­tôt à nous deman­der ce que les hommes peuvent bien dési­rer una­ni­me­ment le plus ; ce qui, en somme, les satis­fe­rait le mieux, du triple point de vue maté­riel, social et spirituel.

Bien que nous connais­sions d’a­vance la réponse, qu’il nous soit per­mis, pour nous faire mieux com­prendre, d’emprunter un détour en déter­mi­nant plu­tôt ce que les hommes peuvent bien détes­ter le plus, ce contre quoi ils entrent en lutte avec le plus d’a­char­ne­ment. Nous n’au­rons pas de peine à démon­trer que cet enne­mi nº 1, c’est le mal­heur, en rai­son des souf­frances dont il s’ac­com­pagne. Or que fai­sons-nous lorsque nous fuyons devant le mal­heur ? Nous cher­chons à nous rap­pro­cher de son contraire qui n’est autre que le bon­heur. Par consé­quent le but que les hommes et les peuples pour­suivent de toute évi­dence, c’est le bon­heur. Seule­ment ils ne le savent pas encore.

Cette tra­gique igno­rance vient de ce que, jus­qu’à pré­sent, c’est de bon­heur égoïste qu’ils se sont mon­trés avides. Or dans ce cas le bon­heur des uns fait trop sou­vent le mal­heur des autres. De plus, les mora­listes ne se sont appli­qués à prê­cher qu’une éthique indi­vi­duelle se résu­mant en somme à ceci : soyez ver­tueux et vous serez heu­reux. Mais mal­heu­reu­se­ment la ver­tu, dans la foire d’empoigne où nous nous bagar­rons sans fin ni cesse, est chose mal­ai­sée à pratiquer.

En réa­li­té ce qu’il faut dis­cer­ner, c’est que les hommes et les peuples, sous la pous­sée du pro­grès, se trouvent désor­mais imbri­qués dans un sys­tème où s’exerce une soli­da­ri­té de plus en plus étroite. De sorte qu’ils ne peuvent plus, en aucune façon, pré­tendre être heu­reux les uns sans les autres. Par consé­quent, si le but de l’hu­ma­ni­té est bien le bon­heur, ce devrait être « le plus grand bon­heur du plus grand nombre », sui­vant la belle for­mule de Ben­tham, c’est-à-dire fina­le­ment le bon­heur uni­ver­sel. Or il est trop évident que, dans la sinistre conjonc­ture où nous nous débat­tons, c’est le mal­heur que nous nous achar­nons à répandre par­tout. Et encore nous en est-il pro­mis de bien plus ter­rible pour le proche ave­nir, vu l’a­veu­gle­ment des quelques chefs qui gou­vernent le monde et leur tra­gique manque d’imagination.

Quoi qu’il en soit, peut-être pou­vons-nous main­te­nant poser comme suit le pro­blème de la civi­li­sa­tion qui se dresse aujourd’­hui devant nous de façon si dramatique :

Étant donné :

  1. Une huma­ni­té occu­pée à for­ger de toute son ardeur un mal­heur géné­ra­li­sé que pour­tant elle abomine ;
  2. La noci­vi­té du moteur qu’elle a élu par mégarde (le pro­fit indi­vi­duel) pour la pro­pul­sion de son sys­tème social ;
  3. L’i­gno­rance où elle se trouve de ce que le but vir­tuel est le bon­heur universel ;

Déter­mi­ner les lois du bon­heur humain ;

Dire quel prin­cipe moteur de rem­pla­ce­ment devrait être adopté ;

Mon­trer sui­vant quelle méthode il serait pos­sible de mettre en œuvre ces lois et ces principes.

Parce que ces lois du bon­heur nous sont encore incon­nues, il serait absurde d’af­fir­mer qu’elles n’existent pas. Elles existent, c’est cer­tain, de même qu’exis­taient, avant qu’on ne les ait trou­vées, celles de la vapeur et de l’élec­tri­ci­té. Il s’a­git seule­ment de les découvrir.

En somme, dans quelles occa­sions l’homme est-il mal­heu­reux ? Lors­qu’il souffre de la misère, du deuil, du déses­poir, etc. C’est-à-dire lorsque ses besoins de bien-être, d’af­fec­tion, d’es­pé­rance, etc., sont insa­tis­faits. Donc, pour le rendre heu­reux, il fau­dra com­bler ses besoins, tous ses besoins, et du mieux possible.

La des­crip­tion de ces der­niers appel­le­rait des déve­lop­pe­ments sub­stan­tiels ; nous devons nous bor­ner ici à les énu­mé­rer sché­ma­ti­que­ment dans leur ordre hié­rar­chique, après les avoir concen­trés en six caté­go­ries majeures qui sont les sui­vantes : 1° le besoin vital, impli­quant la néces­si­té de boire, man­ger, dor­mir, s’a­bri­ter, se vêtir, pro­créer, etc., faute de quoi l’es­pèce s’é­tein­drait ; 2° le besoin de bien-être et de confort, que les moyens de pro­duc­tion tou­jours en pro­grès devraient per­mettre de satis­faire à brève échéance ; 3° le besoin spor­tif, né avec l’ap­pa­ri­tion des loi­sirs, et qui se montre de plus en plus impé­ra­tif ; 4° le besoin de culture scien­ti­fique, intel­lec­tuelle et artis­tique, qui s’é­veille­ra par­tout le jour où il sera facile à cha­cun de le satis­faire grâce à des temps libres suf­fi­sants et à des équi­pe­ments idoines ; 5° le besoin d’a­mour qui s’exerce le plus volon­tiers dans la famille, mais ne deman­de­ra qu’à se répandre sous forme d’a­mi­tié, le jour où auront dis­pa­ru les anta­go­nismes et l’a­gi­ta­tion qui nous dévore ; 6° enfin, le besoin reli­gieux, vocable sous lequel il convient de dési­gner toute pour­suite d’un idéal ras­sem­blant et « reliant » une mul­ti­tude dans un même élan géné­ra­teur de joie, d’en­thou­siasme et d’es­prit de sacri­fice. Telle pour­rait être une reli­gion du bon­heur humain visant à créer le para­dis ter­restre, et à laquelle cha­cun serait libre d’a­jou­ter ses croyances tou­chant les féli­ci­tés éternelles.

LE PRINCIPE MOTEUR. — Que par des moyens appro­priés on vienne à satis­faire ces besoins, on com­ble­rait du même coup celui qui les domine tous, et qui est le besoin d’être heu­reux. Voyons main­te­nant com­ment conci­lier la satis­fac­tion de ces besoins avec les néces­si­tés de l’exis­tence, et quel sti­mu­lant de rechange nous pour­rions décou­vrir pour rem­pla­cer celui du pro­fit égoïste.

Pour cela, sup­po­sons qu’une popu­la­tion de cin­quante mille habi­tants, par exemple, se trouve assem­blée dans une cité construite dans l’in­ten­tion bien pré­cise de pro­cu­rer à tous le plus grand bon­heur pos­sible ; et qu’en échange d’un tra­vail quo­ti­dien modé­ré, tous les besoins vitaux et de confort soient satis­faits. Que, de plus, les enfants et les parents âgés soient pris en charge par la cité, laquelle dis­tri­bue­rait en outre des soins gra­tuits et pro­cu­re­rait à tous bien-être et sécurité.

Comme nul ne sau­rait faire vingt repas par jour ni uti­li­ser plu­sieurs lits, radios ou salles de bains, on ver­rait les besoins maté­riels ren­con­trer vite la satu­ra­tion. Qu’est-ce qui, alors, ser­vi­rait de sti­mu­lant à la popu­la­tion consi­dé­rée, et la pous­se­rait à pro­duire le plus et le mieux pos­sible ? Ce serait, d’une part le désir de dis­po­ser de tou­jours plus de loi­sirs pour les besoins de culture phy­sique, intel­lec­tuelle et artis­tique, d’autre part la pas­sion de voir réus­sir une expé­rience ten­tée à l’ef­fet de pro­cu­rer à ses par­ti­ci­pants tou­jours plus de bon­heur. S’il était enten­du que dans cette cité spé­cia­li­sée à outrance pour la fabri­ca­tion des bicy­clettes, par exemple, tout pro­grès méca­nique ou tout zèle sup­plé­men­taire venant accé­lé­rer la pro­duc­tion se tra­dui­rait par une attri­bu­tion de loi­sirs sup­plé­men­taires, on ver­rait la foule des tra­vailleurs — depuis le prin­ci­pal ingé­nieur jus­qu’au plus jeune des appren­tis — s’ac­ti­ver pour décou­vrir les meilleurs pro­cé­dés d’u­si­nage et adop­ter les cadences les plus vives afin d’ac­croître tou­jours les temps libres.

LA MÉTHODE. — Recher­chons à pré­sent quelle méthode serait la plus propre à faire pas­ser au mieux dans les faits les lois et les prin­cipes rete­nus, tout en créant un nou­veau style de vie. À vrai dire, cette méthode existe, et c’est tout sim­ple­ment celle de l’Or­ga­ni­sa­tion Scien­ti­fique du Tra­vail, dont Tay­lor a été l’i­ni­tia­teur et qui a reçu depuis, par­ti­cu­liè­re­ment aux États-Unis, en Alle­magne et en Rus­sie, un incroyable développement.

Cette science de l’or­ga­ni­sa­tion vise essen­tiel­le­ment à recher­cher les moyens d’ap­pli­ca­tion les plus effi­cients tout en réa­li­sant la plus grande éco­no­mie d’ef­forts. Et c’est pour­quoi elle a accom­pli de si éton­nants miracles dans le domaine de la pro­duc­tion. Mais la meilleure démons­tra­tion de son pou­voir, elle l’a don­née pen­dant la guerre en déve­lop­pant de façon inouïe aux États-Unis la fabri­ca­tion des arme­ments, ce qui leur a per­mis d’é­qui­per et d’ap­pro­vi­sion­ner simul­ta­né­ment leurs armées d’O­rient et d’Oc­ci­dent, plus celles des Russes, des Anglais et des Français.

Si l’Or­ga­ni­sa­tion Scien­ti­fique a fait mer­veille dans la guerre en dépit des mobi­li­sa­tions, des sur­me­nages et des dévas­ta­tions, quels bien­faits ne pour­rait-on pas en attendre dans les oeuvres de paix ? Hélas, jus­qu’a­lors, les chefs d’É­tat n’ont pas son­gé à en faire l’ap­pli­ca­tion aux pro­grammes minis­té­riels, pour cette rai­son que leurs pré­oc­cu­pa­tions sont avant tout par­ti­sanes et élec­to­rales. Pour­tant l’a­ver­tis­se­ment de Tay­lor, pro­non­cé il y a cin­quante ans bien­tôt, n’é­tait-il pas par­fai­te­ment clair et pro­met­teur ? « La meilleure orga­ni­sa­tion — a‑t-il dit — est une véri­table science basée sur des règles, des lois et des prin­cipes bien défi­nis ; les prin­cipes fon­da­men­taux de l’or­ga­ni­sa­tion scien­ti­fique sont appli­cables à toutes les formes de l’ac­ti­vi­té humaine depuis les plus simples de nos actes indi­vi­duels jus­qu’aux tra­vaux de nos grandes socié­tés qui exigent la coopé­ra­tion la plus étu­diée ; lorsque ces prin­cipes sont cor­rec­te­ment appli­qués, les résul­tats obte­nus sont remarquables. »

Ceci vent dire que les règles, les lois et les prin­cipes de l’Or­ga­ni­sa­tion Scien­ti­fique seraient par­fai­te­ment appli­cables à la civi­li­sa­tion une fois le but fixé : le bon­heur, et le nou­veau sti­mu­lant adop­té : l’ap­pé­tit de loi­sirs joint et celui de la réus­site.

LA CONJONCTURE. — De ce qui pré­cède, nous sommes ame­nés à conclure que : 1° la civi­li­sa­tion est à refaire ; 2° quelle doit l’être dans le tout de pro­cu­rer à tous le plus grand bon­heur pos­sible ; 3° que le plan doit en être éta­bli sui­vant des prin­cipes nou­veaux, et en emprun­tant les règles de l’Or­ga­ni­sa­tion Scien­ti­fique ; 4° que ce plan, pour faire lever sur le monde l’es­pé­rance et l’en­thou­siasme indis­pen­sables, doit être sédui­sant ; 5° que pour être tel, il ne doit pas se bor­ner à offrir des abs­trac­tions et des slo­gans, mais offrir des solu­tions concrètes, et jus­qu’à la maquette de la cité nou­velle pro­po­sée, de façon à ce que cha­cun puisse se faire une repré­sen­ta­tion ima­gée du nou­veau style de vie devant résul­ter de sa mise en œuvre.

Or com­ment les peuples ont-ils été gou­ver­nés jus­qu’a­lors ? Sui­vant deux pro­cé­dés : la dic­ta­ture — qui emprunte des moyens de coer­ci­tion et de ter­reur poli­cière — et le sys­tème démo­cra­tique, lequel s’est mal­heu­reu­se­ment per­du dans la sur­en­chère élec­to­rale, la que­relle par­le­men­taire et l’in­tran­si­geance aveugle des par­tis. D’où son impuis­sance à résoudre les pro­blèmes essen­tiels, aujourd’­hui démon­trée. Mais il est un troi­sième pro­cé­dé qui n’a jamais été mis à l’é­preuve, et c’est celui qui consis­te­rait à séduire les peuples par l’as­pect ave­nant des réa­li­sa­tions pro­po­sées, et ain­si de sus­ci­ter chez eux — en même temps que leur foi et leur enthou­siasme — le dévoue­ment et l’es­prit de sacri­fice indis­pen­sables à la réus­site des grandes entreprises.

Et qu’on ne vienne pas dire que bon­heur et sacri­fice sont incom­pa­tibles ou même adverses. Il n’est, en réa­li­té, plus grande joie que de se dévouer sans comp­ter, Les Croi­sés le mon­trèrent jadis, et plus récem­ment les nazis — il est vrai pour une cause démo­niaque. Les foules humaines ont per­du la foi chré­tienne qui leur pro­cu­rait, outre les conso­la­tions et l’es­pé­rance, le besoin de se sacri­fier sans condi­tion. Sa dis­pa­ri­tion a lais­sé en elles un vide insup­por­table, et elles ne connaî­tront ni quié­tude ni allé­gresse tant que quelque nou­velle ado­ra­tion ne sera venue le combler.

NÉCESSITÉ DU PLAN. — Le plan sédui­sant d’une civi­li­sa­tion uni­ver­selle dans lequel cha­cun pour­rait voir la pro­messe de son propre bon­heur coïn­ci­der avec celui de tous, serait de nature à faire renaître la flamme des grandes convic­tions et des géné­ro­si­tés spontanées.

Mais, dira-t-on, qui tra­ce­ra ce plan ? Les diplo­mates dres­sés à l’op­por­tu­nisme et aux habiles sub­ti­li­tés s’en montrent inca­pables, à l’O.N.U. Les chefs d’É­tat, for­més aux luttes par­ti­sanes, ne connaissent que des pro­grammes poli­tiques étroits et désuets qui les conduisent irré­mé­dia­ble­ment à la guerre. Les phi­lo­sophes se réfu­gient dans des abs­trac­tions où ils se délectent, et d’ailleurs sont accu­sés de tra­hi­son lors­qu’ils quittent leur tour d’i­voire. Quant aux socio­logues, on les voit se pas­sion­ner dans l’ob­ser­va­tion des choses du pas­sé dont les ensei­gne­ments péri­més sont sans valeur pour la décou­verte — pour­tant si urgente — des solu­tions modernes et salvatrices.

Quant aux hommes de science, on peut leur repro­cher de trop se confi­ner dans leurs labo­ra­toires et biblio­thèques. Pour­tant ils ont pris dans le monde — mais sans paraître. s’en rendre compte — une impor­tance pri­mor­diale puisque, tant dans le domaine éco­no­mique que dans celui de l’ar­me­ment, ils ont, avec l’aide des tech­ni­ciens, appor­té par­tout des bou­le­ver­se­ments fan­tas­tiques. Ain­si les a‑t-on vus, par l’ef­fet du machi­nisme et de l’Or­ga­ni­sa­tion Scien­ti­fique, faire naître et croître l’a­bon­dance où était la pénu­rie, ce qui a faus­sé défi­ni­ti­ve­ment la loi sacro-sainte de l’offre et de la demande, et fait sau­ter tout le sys­tème. Par ailleurs, à Hiro­shi­ma, ils ont avec leur bombe ato­mique rui­né en une seconde toute la science militaire.

Si donc leur puis­sance vir­tuelle est si grande qu’il leur est loi­sible de tout dis­lo­quer sans même le vou­loir, par la seule ver­tu de leurs décou­vertes, on peut croire qu’ils seraient aptes à accom­plir de bien plus grands pro­diges encore si on leur deman­dait de les coor­don­ner scien­ti­fi­que­ment pour la créa­tion d’une civi­li­sa­tion heu­reuse. Seule­ment, per­sonne ne le leur demande, parce que les poli­ti­ciens se croient seuls dési­gnés pour diri­ger les des­ti­nées des peuples, et cela en dépit des reten­tis­sants échecs qu’ils accu­mulent si magni­fi­que­ment, et depuis si long­temps, dans leurs vains et inces­sants replâ­trages. Et quant aux peuples, domi­nés qu’ils sont par la contrainte auto­ri­taire des dic­ta­teurs, ou bien sub­ju­gués par les jeux par­le­men­taires, ils n’a­per­çoivent pas le moyen de sor­tir de la tra­gique impasse.

FÉDÉRALISME. — On leur parle bien, il est vrai, de fédé­rer les États, et même d’é­ta­blir un gou­ver­ne­ment mon­dial. Mais cela ne leur donne aucune vue pré­cise de l’a­mé­lio­ra­tion devant résul­ter pour eux de ce chan­ge­ment ; et c’est pour­quoi ils ne se pas­sionnent pas pour de tels pro­jets. D’ailleurs, ceux qui tra­vaillent à l’é­ta­blis­se­ment de ceux-ci partent d’un faux prin­cipe, en ce qu’ils font un but de ce qui ne devrait être pris que comme un moyen, un ins­tru­ment. « Fédé­rons les nations, disent-ils, fai­sons-leur aban­don­ner leurs sou­ve­rai­ne­tés ; et tout ira bien, la paix sera assu­rée ! » Mais cela ne montre nul­le­ment à la ména­gère angois­sée, au père de famille décou­ra­gé, quelles amé­lio­ra­tions leur appor­te­raient ces chan­ge­ments. Et c’est pour­quoi ils deviennent encore plus indif­fé­rents, sinon méfiants, lors­qu’on leur parle de fon­der un par­le­ment char­gé d’é­ta­blir une consti­tu­tion fédé­rale ; car cela ne repré­sente à leurs yeux que quelques années de bavar­dages sup­plé­men­taires, et de vaines que­relles engen­drant de nou­velles décep­tions. Or ils savent bien que le temps presse ter­ri­ble­ment, puisque le sort du monde est sus­pen­du à des intui­tions et à des évé­ne­ments imminents.

Toute dif­fé­rente serait la popu­la­ri­té des fédé­ra­listes s’ils disaient plu­tôt : « Nous vou­lons éta­blir une civi­li­sa­tion ration­nelle visant au bon­heur una­nime ; et voi­ci fina­le­ment la cité que nous avons ima­gi­née et où, en échange de quelques heures de tra­vail quo­ti­dien, vous connaî­triez la sécu­ri­té, le bien-être, de nom­breux loi­sirs, et aus­si les bien­faits de l’a­mi­tié, puisque toute idée de pro­fit per­son­nel — et donc d’an­ta­go­nisme — en aurait dis­pa­ru. Et nous avons aus­si dres­sé le pro­gramme éco­no­mique des échanges mon­diaux qui per­met­tra de cou­vrir le monde de ces cités et d’y entre­te­nir l’eu­pho­rie ; cela, sui­vant un sys­tème coif­fé par un gou­ver­ne­ment uni­ver­sel, choi­si entre tous parce qu’il nous a paru devoir être le plus effi­cient et conduire aux meilleurs résul­tats. » Voi­là un lan­gage qui serait com­pris des masses, tan­dis que les réformes abs­traites les indif­fèrent. Or, encore une fois, rien de grand ne s’ac­com­pli­ra désor­mais dans le monde sans leur concours géné­reux et enthousiaste.

LES HOMMES DE SCIENCE. — Mais reve­nons main­te­nant aux hommes de science. Si nous les consi­dé­rons atten­ti­ve­ment, nous remar­quons que la minu­tie de leurs recherches les pousse à une extrême spé­cia­li­sa­tion qui tend à les iso­ler de leurs sem­blables ; car ils affec­tionnent la soli­tude pour y concen­trer leur esprit. Mais à quelle fin der­nière des­tinent-ils leurs tra­vaux ? Ils ne le savent pas tou­jours, ayant négli­gé d’ap­pro­fon­dir le pro­blème, pas­sion­nés qu’ils sont par leurs recherches. Pour­tant celles-ci, on n’en sau­rait dou­ter, visent tou­jours fina­le­ment à accroître le bon­heur de l’hu­ma­ni­té, sauf, hélas ! lors­qu’en ver­tu d’une triste aber­ra­tion, elles viennent ser­vir à des fins militaires.

La chose est facile à démon­trer. En effet, à sup­po­ser qu’un phy­si­cien, par exemple, vienne à accom­plir une décou­verte cent fois plus impor­tante et sen­sa­tion­nelle que celle de l’éner­gie ato­mique elle-même ; à quoi pour­rait-elle bien ser­vir si, sor­tant de son labo­ra­toire sou­ter­rain, il ne trou­vait plus autour de lui que des morts, vic­times d’une guerre qui aurait écla­té entre temps ? À rien, évidemment.

LA SCIENCE SOCIALE. — Par consé­quent, si les hommes renon­çaient à la guerre et au pro­fit indi­vi­duel, tous les pro­grès résul­tant des tra­vaux scien­ti­fiques vien­draient incon­ti­nent se mettre au ser­vice du bien com­mun dans un but de per­fec­tion­ne­ment inces­sant. Seule­ment il est à craindre que la chose ne se fasse pas toute seule, comme en ver­tu d’un mira­cu­leux auto­ma­tisme. C’est pour­quoi il appa­raît indis­pen­sable qu’une science coor­di­na­trice vienne coif­fer toutes les autres à des fins de syn­thèse. Tel serait le rôle émi­nent que devrait jouer la Science Sociale, laquelle mal­heu­reu­se­ment en est encore aux balbutiements.

Quelle devrait être donc la mis­sion de cette Science Sociale ?

De poser avec pré­ci­sion, à toutes les sciences diverses, des pro­blèmes les concer­nant, et dont les solu­tions vien­draient jouer au béné­fice de l’hu­ma­ni­té. Ain­si, les arse­naux fer­més et les trusts mis au ser­vice du bien com­mun, les savants du monde entier, sol­li­ci­tés, auraient sans doute vite fait de décou­vrir les moyens de faire sur­gir par­tout l’a­bon­dance, d’a­bo­lir le can­cer, la tuber­cu­lose et la syphi­lis, comme de régler les sai­sons et la tem­pé­ra­ture, tout cela pour le plus grand bon­heur des hommes. Par contre, s’il était jugé que telle décou­verte, par sa divul­ga­tion, devait s’a­vé­rer contraire au bien de la socié­té, il appar­tien­drait aux res­pon­sables de la Science Sociale d’en étouf­fer la nouvelle.

LES SAVANTS ATOMIQUES. — Mais, fera-t-on obser­ver, les savants ne s’oc­cupent pas de Science Sociale ; il est donc vain de comp­ter sur eux pour la déve­lop­per. Cette affir­ma­tion serait peut-être valable, n’é­taient l’in­quié­tude et la volon­té d’a­gir qui se mani­festent dans leurs cercles, et en par­ti­cu­lier au sein de la com­mis­sion ato­mique de l’O.N.U., laquelle ras­semble pro­ba­ble­ment les cer­veaux les plus émi­nents du monde entier. Or ce comi­té a lan­cé un appel en juillet 1948, dans lequel il dénonce avec émo­tion les effroyables dan­gers qui menacent l’hu­ma­ni­té. « Nous ren­dons publique notre posi­tion — y est-il dit — dans la pen­sée que dans une démo­cra­tie, c’est le devoir de tout citoyen de contri­buer à cla­ri­fier les grands pro­blèmes et d’ai­der à leurs solu­tions. Les savants ont une posi­tion par­ti­cu­lière dans la situa­tion tra­gique où se trouve aujourd’­hui l’hu­ma­ni­té et qui menace de détruire notre civilisation. »

Ain­si voit-on les meilleurs cer­veaux du monde prendre sou­dain conscience de leur res­pon­sa­bi­li­té, s’é­pou­van­ter des consé­quences pos­sibles de leurs décou­vertes et mani­fes­ter la volon­té de trou­ver les moyens propres à en conju­rer les dan­ge­reux effets. Et il convient de sou­li­gner que, pour rédi­ger cet appel — et quelques autres — il a bien fal­lu que les savants sortent de leurs labo­ra­toires pour dis­cu­ter de la condi­tion humaine. Ce fai­sant, peut-être ont-ils fon­dé la Science Sociale, sans même le savoir, tant leur auto­ri­té est grande dans le monde et leur audience uni­ver­sel­le­ment éten­due. Mais que ne serait-ce pas si, pre­nant conscience de leur mis­sion, ils se déci­daient à recher­cher les lois essen­tielles de cette science suprême, afin de tra­cer le plan ini­tial de la civi­li­sa­tion nouvelle ?

Voyons main­te­nant pour­quoi les masses sont prêtes à accor­der leur confiance aux hommes de science les plus en vue. C’est : 1° parce que ceux-ci n’ont pas démé­ri­té à leurs yeux ; 2° parce qu’elles res­pectent en eux le pres­tige que leur confèrent le savoir trans­cen­dant et le dés­in­té­res­se­ment ; 3° parce qu’elles savent qu’ils consacrent leur vie à la recherche et à la décou­verte, et qu’il n’est jus­te­ment rien tant besoin, aujourd’­hui, que de réno­ver l’u­ni­vers dans un grand effort d’i­ma­gi­na­tion et de méthode ; 4° parce que, habi­tués à se concer­ter par-des­sus les fron­tières pour la com­mu­ni­ca­tion de leurs tra­vaux, ils ont acquis un esprit de coopé­ra­tion uni­ver­selle ; 5° parce que la mul­ti­tude des ingé­nieurs et des tech­ni­ciens, habi­tués à trans­po­ser dans le concret les décou­vertes des savants, seraient prêts, de concert avec les sta­tis­ti­ciens et les orga­ni­sa­teurs, à orches­trer avec zèle la grande sym­pho­nie du bon­heur universel.

Seule­ment, connais­sance et ima­gi­na­tion ne vont pas tou­jours de pair ; par contre il y a cer­tai­ne­ment de par le monde des hommes de bonne volon­té mais de peu de savoir qui pour­tant sont capables d’in­gé­nieux efforts d’i­ma­gi­na­tion créa­trice. La pre­mière pré­oc­cu­pa­tion des savants ato­miques — une fois jetées les pre­mières bases de la Science Sociale — devrait donc être de prendre connais­sance de tous les tra­vaux accom­plis dans le monde par tous ceux, obs­curs ou illustres, qui se sont effor­cés de trou­ver au pro­blème humain des solu­tions judi­cieuses. Un tel pro­cé­dé est bien d’ailleurs dans leur ligne puis­qu’on leur voit ter­mi­ner par ces mots leur mani­feste : « Nous appe­lons tous les peuples à tra­vailler à un règle­ment qui nous don­ne­ra la paix. » Or ces tra­vaux épars sont nom­breux assu­ré­ment. On y trou­ve­rait sans doute un grand fatras d’i­nu­ti­li­tés ; mais un bon secré­ta­riat aurait tôt fait de débrous­sailler la matière et d’en extraire la sub­stance essen­tielle pour l’é­ta­blis­se­ment du grand pro­jet de la réno­va­tion mondiale.

Ce pro­jet éta­bli, et avant de le dif­fu­ser, les savants ato­miques seraient bien ins­pi­rés de tenir sur quelque point du globe un congrès où toutes les socié­tés savantes du monde (y com­pris celles de l’U.R.S.S. bien enten­du) seraient invi­tées à envoyer leurs délé­gués pour l’é­tude atten­tive du plan pro­po­sé. Celui-ci rece­vrait des amen­de­ments, chaque groupe étu­diant les ques­tions débat­tues sous l’angle de la science de sa spé­cia­li­té. Il n’y a aucun doute que l’an­nonce d’un tel congrès réuni dans l’in­ten­tion non de rédi­ger un texte consti­tu­tion­nel devant ser­vir d’a­li­ment à d’in­ter­mi­nables dis­putes poli­tiques, mais dans celle de jeter les bases d’une socié­té ration­nelle et heu­reuse, aurait dans le monde un immense reten­tis­se­ment. Car les peuples auraient conscience que, pour la pre­mière fois, leur sort serait déci­dé, non plus par l’ef­fet du hasard, de la force abu­sive ou de la que­relle par­le­men­taire, mais sous le signe de la bien­veillance et de la lucidité.

Les délé­gués empor­te­raient ensuite le pro­jet, amen­dé, pour le sou­mettre dans leurs pays à l’ap­pré­cia­tion de leurs pairs. Après quoi une nou­velle confé­rence mon­diale se tien­drait pour dres­ser défi­ni­ti­ve­ment le plan de la réno­va­tion uni­ver­selle. Celui-ci serait alors dif­fu­sé avec toute l’emphase néces­saire afin de sus­ci­ter dans le monde entier le vaste mou­ve­ment d’ap­pro­ba­tion et de coopé­ra­tion indis­pen­sable à la réus­site de la plus grande entre­prise humaine qui ait jamais été conçue.

HIÉRARCHIE, DES SCIENCES. — Si, à la vue des plans et des maquettes, ce mou­ve­ment se pro­dui­sait en effet, ain­si qu’il est per­mis de l’es­pé­rer, un comi­té direc­teur serait nom­mé, com­po­sé des meilleurs cer­veaux ouverts à la Science Sociale, et aus­si des com­mis­sions com­po­sées des savants les plus ima­gi­na­tifs et les mieux dési­gnés dans cha­cune des sciences diverses consi­dé­rées. Et peut-être n’est-il pas mau­vais de pré­voir, dès main­te­nant, entre ces der­nières, une sorte de hié­rar­chie assi­gnant à cha­cune son rang et son importance.

Nous l’a­vons vu, la science nº 1 devrait être la Science Sociale visant à faire vivre les hommes en socié­té orga­ni­sée, ain­si qu’ils en montrent le goût, et heu­reux, sui­vant leur voca­tion majeure. Les meilleurs cham­pions de toutes les autres sciences devraient se mettre à son ser­vice, ain­si qu’ils ont fait durant la guerre en Grande-Bre­tagne dans leurs comi­tés de « Recherches Opé­ra­tion­nelles » pour les décou­vertes d’ordre mili­taire. Et puisque la Science Sociale aurait pour but, en somme, de ser­vir l’homme du mieux pos­sible, rien ne serait plus utile que d’é­tu­dier scien­ti­fi­que­ment celui-ci par le moyen de la science psy­cho­lo­gique, afin d’ap­prendre à connaître sa nature, ses aspi­ra­tions, ses pos­si­bi­li­tés, et de déter­mi­ner les meilleures règles de son bon­heur à la fois indi­vi­duel et col­lec­tif. Mais, pour ce faire, il convien­drait d’é­car­ter les psy­cho­logues de for­ma­tion livresque, dont la spé­cia­li­té est de se perdre dans les spé­cu­la­tions abs­traites, afin d’as­su­rer plu­tôt le concours de cher­cheurs aux vues dyna­miques et effi­cientes rom­pus aux épreuves expé­ri­men­tales dans les branches diverses de la réflexo­lo­gie, de la morale, de la psy­chia­trie, de la psy­cha­na­lyse, de l’é­du­ca­tion, etc., sachant com­bien cer­taines de ces sciences ont fait récem­ment pro­gres­ser la connais­sance psy­chique de l’homme et de l’enfant.

Vien­draient ensuite l’eu­gé­nisme, la bio­lo­gie, la science médi­cale, celles de la chi­rur­gie et de l’hy­giène, qui toutes doivent contri­buer au per­fec­tion­ne­ment de la san­té et de l’es­pèce. Puis les sciences exactes dont l’im­por­tance et la noblesse ne sau­raient être contes­tées mais qui, ayant pour but de mettre leurs décou­vertes au ser­vice de l’homme et de la socié­té, doivent logi­que­ment rece­voir demandes et direc­tives des psy­cho­logues et des sociologues.

Il convient aus­si de men­tion­ner tout spé­cia­le­ment la science urbaine, qui devra résoudre au mieux les pro­blèmes du loge­ment, du confort, du tra­vail ména­ger, ain­si que celui de l’u­ti­li­sa­tion des loi­sirs à des fins de culture phy­sique, intel­lec­tuelle et artis­tique. Et, bien enten­du, toutes les solu­tions rete­nues dans ce domaine devront être étu­diées en consi­dé­ra­tion de la femme et de l’en­fant. Cela fait trop long­temps que les lois et les cou­tumes favo­risent l’homme au détri­ment de sa com­pagne, laquelle connaît géné­ra­le­ment le sur­me­nage et la claus­tra­tion dus à l’es­cla­vage ancil­laire qui est encore son lot. La plu­part du temps, levée la pre­mière et cou­chée la der­nière, la femme s’é­puise en tra­vaux inter­mi­nables et insi­pides, tan­dis que son mari s’at­tri­bue tout le mérite du labeur. Or celui-ci est en régres­sion constante puisque, en cent ans, il est pas­sé de 90 à 40 heures par semaine. Il serait into­lé­rable que l’homme en vienne à tra­vailler trois ou quatre heures par jour, tan­dis que son épouse conti­nue­rait à en consa­crer douze ou quinze à entre­te­nir son ménage et à éle­ver ses enfants. La seule façon de la libé­rer sera de mettre à la dis­po­si­tion des familles des appar­te­ments confor­tables, d’en­tre­tien facile, des res­tau­rants ave­nants et bien orga­ni­sés, des crèches, gar­de­ries, écoles et uni­ver­si­tés pour l’é­du­ca­tion et l’en­sei­gne­ment des enfants. C’est tout cet ensemble de com­mo­di­tés que devront pré­voir des urba­nistes, en même temps que tous les stades et ter­rains de jeux situés à proxi­mi­té des habi­ta­tions pour l’é­bat quo­ti­dien des jeunes et des adultes des deux sexes, ain­si que d’in­nom­brables salles de réunion, grandes et petites, où les cita­dins aime­ront à se ras­sem­bler pour s’y per­fec­tion­ner dans les branches diverses des sciences et des arts de leur pré­fé­rence. On conçoit par là toute l’in­gé­nio­si­té que devront déployer les urba­nistes dans la concep­tion des cités à édi­fier sui­vant les direc­tives de la Science Sociale, ain­si que pour les parer de la beau­té archi­tec­tu­rale devant accom­pa­gner le renou­veau uni­ver­sel. Entre tous les hommes de science, ce seront les urba­nistes qui auront la mis­sion de par­ti­ci­per pour la plus grande part à la créa­tion du nou­veau style de vie si pas­sion­né­ment atten­du. Et il ne faut pas oublier que les maquettes de ces cités devront être parées des meilleurs attraits, afin de séduire les mul­ti­tudes, et plus par­ti­cu­liè­re­ment les jeunes, puisque c’est sur­tout pour eux que seront édi­fiées les cités nou­velles, et qu’en outre ils détiennent les grandes réserves d’en­thou­siasme et de dévoue­ment indis­pen­sables à la réa­li­sa­tion du programme.

Enfin, rap­pe­lons le rôle capi­tal que l’Or­ga­ni­sa­tion Scien­ti­fique devra jouer pour la mise en pra­tique des prin­cipes arrê­tés. Grâce à elle sur­vien­dra l’ère des orga­ni­sa­teurs pré­dite par Burn­ham, mais sous le contrôle de la Science Sociale, et sans que ses cham­pions montrent néces­sai­re­ment le dan­ge­reux appé­tit de pro­fit et de domi­na­tion que cet auteur leur prête d’a­vance gra­tui­te­ment. On peut même pré­voir que la pas­sion dévo­rante de la réus­site les por­te­ra plus que beau­coup d’autres à l’ac­tion et au dévoue­ment. désintéressés.

LA GRANDE MUTATION. — Quoi qu’il en soit, si le plan concer­té sou­mis à l’ap­pro­ba­tion des peuples venait à sou­le­ver chez ceux-ci une foi pas­sion­née et espé­ra­tive — comme il est pro­bable — on les ver­rait dans chaque pays deman­der sans tar­der au gou­ver­ne­ment en exer­cice de pro­cé­der à de nou­velles élec­tions géné­rales. Qui, alors, leur ver­rait-on envoyer dans les par­le­ments ? Évi­dem­ment les hommes de science qui se seraient le mieux dis­tin­gués dans l’é­la­bo­ra­tion du nou­veau plan mondial.

Ain­si, sans révo­lu­tion bru­tale ni effu­sion de sang, on assis­te­rait à la muta­tion du monde, pas­sant du règne de la dis­corde bel­li­ciste et de l’im­puis­sance poli­tique dans celui de la science sou­ve­raine et orga­ni­sa­trice, et fina­le­ment du bon­heur uni­ver­sel. Car évi­dem­ment les nou­veaux par­le­ments n’au­raient rien de plus pres­sé que de nom­mer à la tête des dif­fé­rents États les meilleurs cham­pions de la Science Sociale. Ceux-ci, à leur tour, choi­si­raient quelques-uns d’entre eux par­mi les plus capables pour les envoyer sié­ger au gou­ver­ne­ment mon­dial, lequel serait char­gé, en défi­ni­tive, de per­fec­tion­ner tou­jours le plan ini­tial, de l’ap­pli­quer sui­vant les meilleurs pro­cé­dés, et dans la per­pé­tuelle inten­tion de réa­li­ser le plus grand bon­heur de tous.

Mais, fera-t-on remar­quer, ces chefs étant appe­lés à faire de la poli­tique, tom­be­ront néces­sai­re­ment dans les mêmes erreurs et les mêmes excès que leurs pré­dé­ces­seurs, et ain­si, tout sera de nou­veau à recom­men­cer ! À vrai dire la chose est impré­vi­sible ; car un chan­ge­ment majeur et déci­sif serait sur­ve­nu entre temps, à savoir que l’hu­ma­ni­té, dis­po­sant enfin d’un but, et même d’un but una­nime, s’at­tel­le­ra à sa pour­suite. dans une exal­ta­tion géné­ra­trice d’en­traide et de coopé­ra­tion dont nous avons, il est vrai, du mal à nous faire une idée aujourd’­hui, mais qui vien­dra concré­ti­ser la pré­dic­tion de Spen­ser disant : « Un jour vien­dra où l’ins­tinct altruiste sera si puis­sant que les hommes se dis­pu­te­ront les occa­sions de sacrifice. »

D’ailleurs, ayant désor­mais un pro­gramme pré­cis à exé­cu­ter, les hommes n’au­ront plus à dis­cu­ter que sur des ques­tions de détail inté­res­sant les modes de réa­li­sa­tion. Il sera alors pos­sible de tenir compte de toutes les sug­ges­tions, de les sou­mettre aux com­pé­tences scien­ti­fiques, et même d’ex­pé­ri­men­ter les réformes pro­po­sées dans telle ou telle cité. Que l’é­preuve soit favo­rable, on la géné­ra­lise ; qu’elle ne donne pas satis­fac­tion, on l’a­ban­donne. Cela sans que viennent à écla­ter des dis­putes inter­mi­nables dans des par­le­ments res­sem­blant trop sou­vent à des ména­ge­ries plus qu’à des lieux de recueille­ment pro­pices à la concen­tra­tion de la pen­sée et à la ges­ta­tion imaginative.

LE RALLIEMENT POSSIBLE. — Mais, répli­que­ront encore cer­tains, tout cela est bien joli, seule­ment, en admet­tant que le miracle de la Science Sociale puisse s’ac­com­plir comme décrit dans les pays de civi­li­sa­tion occi­den­tale, com­ment ima­gi­ner que les savants sovié­tiques, d’a­bord, et les peuples de l’U.R.S.S., ensuite, puissent adhé­rer à un mou­ve­ment né en Amé­rique et en marge de la dia­lec­tique mar­xiste ? Il est vrai qu’à l’o­ri­gine Sta­line ne ver­rait sans doute pas d’un bon oeil se des­si­ner pareil mou­ve­ment. Mais un chef d’É­tat quel qu’il soit ne peut plus, aujourd’­hui, refu­ser de tra­vailler au bon­heur de son peuple ; ni sur­tout de le dire, même s’il dis­pose de la police la plus ter­ri­fiante. Il lui est seule­ment à la rigueur loi­sible de répli­quer que le bon­heur pro­po­sé ne concorde pas avec celui qu’il conçoit. Mais une fois le pro­blème posé et la dis­cus­sion enga­gée, il fau­drait bien aller au fond des choses et démon­trer scien­ti­fi­que­ment en quoi le bon­heur pla­ni­fié pour les Occi­den­taux ne sau­rait conve­nir aux Orien­taux, que l’on voit pour­tant pas­sion­nés pour la science, la tech­nique et l’organisation.

Et qu’on ne vienne pas dire qu’il suf­fi­rait à Sta­line de cal­feu­trer un peu plus son rideau de fer et de confis­quer tous les postes de radio de son empire pour tenir ses sujets dans l’i­gno­rance du grand accou­che­ment. Les idées, sur­tout lors­qu’elles sont géné­reuses, ne connaissent ni obs­tacle ni fron­tière ; elles pénètrent par­tout et sus­citent en tous lieux des voca­tions zéla­trices. C’est pour­quoi le tzar rouge serait bien obli­gé de cau­ser. Et à force de cau­ser, sans doute ver­rait-on les points de vue se rap­pro­cher. Car si le capi­ta­lisme et le bol­che­visme ne com­portent aucune pos­si­bi­li­té d’ac­cord, il est hors de doute qu’ils pour­raient conci­lier dans l’a­dop­tion concer­tée d’un troi­sième sys­tème, qui emprun­te­rait aux deux rivaux cer­tains prin­cipes et cer­taines règles pour en faire une syn­thèse ration­nelle. Celle-là devien­drait alors accep­table de part et d’autre, au prix de conces­sions, mais non d’une capi­tu­la­tion à coup sûr inac­cep­table, sur­tout pour un dictateur.

Pour pré­ci­ser les choses, sup­po­sons que le plan de nova­tion mon­diale démontre que, tout bien consi­dé­ré, il serait avan­ta­geux pour tout le monde de mettre en com­mun les moyens de pro­duc­tion ain­si que les fruits résul­tant de ceux-ci, atten­du qu’un tel pro­cé­dé per­met­trait d’é­le­ver le stan­dard géné­ral, de mul­ti­plier les loi­sirs, et enfin d’é­teindre convoi­tises et reven­di­ca­tions par l’ef­fet de l’é­qui­té. On se trou­ve­rait alors en pré­sence d’un pur com­mu­nisme mon­dial que les bol­che­viks ne pour­raient reje­ter puis­qu’il s’i­den­ti­fie pré­ci­sé­ment au but pour­sui­vi par eux. Quant aux Occi­den­taux, il leur serait facile de démon­trer que pour réa­li­ser cette mise en com­mun il ne serait nul­le­ment néces­saire d’u­ser de coer­ci­tion ni pour cha­cun de renon­cer à sa liber­té, atten­du que la par­ti­ci­pa­tion des popu­la­tions serait volon­taire, et même enthou­siaste. Par consé­quent, on pour­rait espé­rer voir se conci­lier les par­tis en pré­sence, le plan pro­po­sé visant en même temps à la mise en com­mun des biens (com­mu­nisme pur) et rece­vant le consen­te­ment géné­ral (libé­ra­lisme pur).

On pour­rait mul­ti­plier de telles consi­dé­ra­tions émi­nem­ment pro­bantes. Mais il est un autre ter­rain favo­rable à la conci­lia­tion, qui est celui de la pas­sion com­mune qui se remarque, tant aux États-Unis qu’en U.R.S.S., pour le pro­grès scien­ti­fique et tech­nique, la recherche des hauts ren­de­ments, le déve­lop­pe­ment du machi­nisme et de l’or­ga­ni­sa­tion ration­nelle. Toutes choses sur quoi se trou­ve­rait pré­ci­sé­ment basé le plan mon­dial opé­rant en syn­thèse. Pour qui sait qu’il règne simul­ta­né­ment dans ces deux conti­nents une mys­tique de la science, et un fana­tisme iden­tique pour la pla­ni­fi­ca­tion, et qu’au demeu­rant tous les hommes, à quelque race qu’ils appar­tiennent, aspirent au bon­heur, il est hors de doute qu’on est auto­ri­sé à voir dans ce phé­no­mène un extra­or­di­naire concours de cir­cons­tances et de ten­dances émi­nem­ment favo­rable à la récon­ci­lia­tion uni­ver­selle envisagée.

En véri­té il serait affreux que le monde reste dans l’i­gno­rance de cette oppor­tu­ni­té, puis­qu’elle contient peut-être en puis­sance le salut des hommes.

LE TRAGIQUE MALENTENDU. — L’hu­ma­ni­té vit aujourd’­hui dans l’é­pou­vante de la bombe ato­mique. Ce qu’elle attend anxieu­se­ment pour la déli­vrer — sans le savoir il est vrai — c’est tout au contraire une bombe spi­ri­tuelle qui vien­drait dis­si­per ses ter­reurs et lui ouvrir les hori­zons para­di­siaques dont elle a la nos­tal­gie depuis le com­men­ce­ment des temps. Tous les maté­riaux sont là pour la consti­tuer gra­tui­te­ment, cette bombe mira­cu­leuse ; la science sou­ve­raine les détient et les offre sans condi­tion aux zéla­teurs capables de s’en ser­vir. Les savants ato­miques, dont le mani­feste est émou­vant et la bonne volon­té évi­dente, seraient bien ins­pi­rés de la com­po­ser, puis de la faire écla­ter sur le monde, grâce à la célé­bri­té qu’ils détiennent, et qui leur confère une audience mon­diale abso­lu­ment exceptionnelle.

Nous l’a­vons vu, Sta­line, tout en pré­pa­rant la guerre sous le double effet de la crainte et de l’am­bi­tion, n’en cherche pas moins à réa­li­ser le bon­heur des peuples sou­mis à son auto­ri­té. De l’autre côté, le libé­ra­lisme, par l’ef­fet d’un diri­gisme impo­sé par les cir­cons­tances, a pro­gres­si­ve­ment rétré­ci les pos­si­bi­li­tés d’en­ri­chis­se­ment de cha­cun. D’é­normes taxes sur les béné­fices, des lois res­tric­tives sur les trusts, des pré­lè­ve­ments mas­sifs sur les suc­ces­sions, d’une part ; la hausse pro­gres­sive des salaires d’autre part, tendent à opé­rer chez les Occi­den­taux un nivel­le­ment qui res­semble étran­ge­ment à un socia­lisme de fait. Si donc à l’Est comme à l’Ouest une même ten­dance se mani­feste visant à plus d’é­qui­té comme à l’ac­crois­se­ment géné­ral du stan­dard de vie, et fina­le­ment au bon­heur de tous, on peut bien pro­cla­mer que le dan­ge­reux anta­go­nisme qui se per­pé­tue n’est que le résul­tat d’un dra­ma­tique et abo­mi­nable mal­en­ten­du, et que rien n’est plus urgent, par consé­quent, que de le dis­si­per au moyen de la bombe spi­ri­tuelle que nous avons dite.

La démons­tra­tion de ce mal­en­ten­du, nous la trou­vons encore dans le fait que le vain­queur d’une nou­velle confla­gra­tion ne pour­rait avoir — la paix venue — d’autre but que le bon­heur de ce qui pour­rait res­ter de l’hu­ma­ni­té fina­le­ment sou­mise à son gou­ver­ne­ment. Alors ! Pour­quoi ne pas l’ins­tau­rer dès main­te­nant, ce bon­heur, et faire ain­si l’é­co­no­mie de cette guerre ? Il serait absurde de croire que Sta­line, mis en pré­sence de l’al­ter­na­tive, pour­rait pré­fé­rer deve­nir le chef d’un monde dévas­té plu­tôt que l’ar­ti­san louan­gé du bon­heur uni­ver­sel. Si c’est la célé­bri­té qu’il recherche, il est hors de doute qu’il en trou­ve­rait bien davan­tage et de meilleure qua­li­té dans la récon­ci­lia­tion et le bien com­mun que dans le mas­sacre des peuples, même au prix de la vic­toire finale.

L’HEURE PATHÉTIQUE. — Telles sont les cer­ti­tudes. Il ne tien­drait qu’aux savants ato­miques de les pro­cla­mer. Il est déso­lant de pen­ser que, faute d’en avoir l’i­dée, ils conti­nue­ront peut-être à s’é­cer­ve­ler dans la créa­tion d’en­gins de mort tou­jours plus per­fec­tion­nés, alors que leur véri­table mis­sion est bien plu­tôt d’i­ma­gi­ner, dans la fré­né­sie, le mer­veilleux ins­tru­ment de vie, de récon­ci­lia­tion et de bon­heur que serait le pro­gramme de la civi­li­sa­tion nou­velle. L’in­tui­tion leur en vien­dra-t-elle ou bien la voix de quelque incon­nu per­due dans l’es­pace et leur par­ve­nant par miracle, les inci­te­ra-t-elle à faire l’ef­fort d’i­ma­gi­na­tion déter­mi­nant ? Telle est la ques­tion angois­sante qui se pose. Car voi­ci venue l’heure pathé­tique où s’af­firme pour le monde la néces­si­té de chan­ger l’ordre des choses, sous peine de voir se consom­mer le nau­frage uni­ver­sel. Telle est donc l’al­ter­na­tive der­nière : ima­gi­ner ou disparaître.

Ber­nard Malan

La Presse Anarchiste