Ah ! Si cela pouvait être vrai : la science sauvant l’Homme. En tout cas nous publions là une étude qui honore son auteur et qui fera chaud au cœur de tous les lecteurs. Je l’ai lue avec avidité et une attention de plus en plus accrue. Sans doute déborde-t-elle de naïveté et contient-elle des ingénuités qui feront sourire quelques incrédules enracinés, mais il s’en dégage une telle fraîcheur, malgré la gravité du sujet, qu’on croit sortir, après lecture, d’un bain de Jouvence. Je me revoyais à vingt ans étudiant tout Kropotkine. Certes, le père de l’anarchisme faisait, lui, confiance aux masses laborieuses pour l’instauration d’une société d’où découlerait le bonheur universel — et tous les libertaires après lui, mais lorsque tout vous abandonne, quand tout se dérobe sous vos pas et que, éperdu, vous vous sentez défaillir, auriez-vous tort de vous accrocher à la bouée de sauvetage ? Ah si cela pouvait être vrai : les savants dignes de la Science et cessant d’être les serviteurs conscients ou inconscients des régimes abhorrés. — L. L.
L’ERREUR BELLICISTE. — Si la guerre n’avait jamais existé, il serait bien vain de persuader les peuples de la faire. Les hommes refuseraient de se laisser harnacher et précipiter dans la fournaise, les femmes se mettraient devant les trains chargés d’emporter leurs fils et leurs maris, les hommes de science et de pensée se révolteraient et le prolétariat décréterait la grève générale, tant le bellicisme est contre nature.
Mais la guerre a toujours existé depuis le jour où deux tribus nomades se rencontrèrent fortuitement. Sans doute un mélange de peur et de convoitise les jeta alors l’une contre l’autre, et le vainqueur, enrichi des troupeaux, des femmes et du butin conquis, n’eut plus de cesse, la vanité aidant, que de renouveler son exploit. Ainsi naquit l’esprit guerrier.
Plus tard, les tribus fixées, les batailles devinrent féodales. Puis, à force de combats et de victoires, les fiefs se changèrent en provinces, lesquelles, par l’effet des conquêtes et des alliances, s’agrandirent en nations. Ainsi, par la vertu du rassemblement, les guerres devinrent-elles internationales, puis enfin intercontinentales, et pour cela d’autant plus dévastatrices.
Aujourd’hui, deux adversaires subsistent seulement, qui s’épouvantent l’un l’autre et menacent de faire surgir une conflagration nouvelle pouvant aller, celle-là, jusqu’à l’anéantissement de l’humanité et même l’éclatement de la planète. Et l’humanité, hagarde, se montre incapable de se défaire de ce menaçant fléau incrusté en elle par l’effet d’une démoniaque accoutumance.
Qu’est-ce donc qui pousse à l’hostilité les deux partis en présence ? Ce sont d’abord des préjugés politiques et idéologiques auxquels ils sont attachés par esprit de routine partisane ; puis la terreur qu’ils s’inspirent mutuellement et qui, les poussant à augmenter sans fin ni cesse la puissance militaire, accroît dangereusement cette terreur, et donc les risques de guerre. C’est enfin l’ambition, stimulée par l’importance de l’enjeu devenu cette fois gigantesque, puisqu’il n’est rien moins désormais que l’univers tout entier.
Or il convient de remarquer que cette conquête, si par impossible elle venait à s’opérer tout en laissant subsister, au moins partiellement, l’humanité, aurait pour effet de mettre fin ipso facto au bellicisme, puisque le pouvoir se trouverait rassemblé dans une seule main, celle du conquérant final.
ERREURS SOVIÉTIQUES. — Supposons un instant qu’il en soit ainsi, et même que ce vainqueur soit Staline. Il s’empresserait, suivant son habitude, de répandre sur tous les territoires sa police terrifiante dont on connaît les procédés, lesquels consistent à emprisonner, torturer, assassiner, et ainsi à obtenir 1a soumission de tous par la suppression des adversaires éventuels et l’épouvante des survivants. Mais le Guépéou une fois installé partout et obéi, il ne serait plus besoin, faute d’ennemis, de s’acharner alors dans la fabrication des armements. Les arsenaux du monde entier pourraient alors être transformés pour la fabrication de machines toujours plus productives et plus automatiques, et aussi de biens de consommation toujours plus abondants. Que résulterait-il de cette conversion ? Plus de bien-être et plus de loisirs pour tous, c’est-à-dire la fin de la misère et de l’abrutissement. En définitive, un bonheur généralisé et toujours accru.
Et à vrai dire, si l’on observe ce qui se passe en U.R.S.S., on voit bien qu’il y est fait d’énormes sacrifices à la folie des armements, laquelle se révèle extrêmement coûteuse en bien-être et en loisirs. Mais pourtant on y discerne aussi le désir d’accroître ces derniers dans la mesure du possible, ce qui se traduit par de grands efforts dans l’amélioration du logement, du vêtement, de la nourriture, et aussi de la culture intellectuelle et artistique. Donc il est évident que le but virtuel et final de Staline est bien de réaliser le bonheur des peuples soviétiques. Seulement, ce qu’il y a de tragique dans la circonstance, c’est qu’il ne le sait pas, et donc jamais n’en parle. Et s’il en est ainsi, c’est que ses maîtres, Marx et Lénine, ne l’ont pas davantage discerné ni compris. Le premier a conclu ses énormes travaux d’homme de pensée par un commandement d’homme de main, et c’était pour inciter les prolétaires à s’emparer du pouvoir par la violence. De sorte que Lénine, une fois atteint ce but exclusivement désigné, et l’ayant dépassé, se trouva complètement dépourvu, faute d’un nouveau but à poursuivre et d’un programme d’action. On le vit alors se lancer dans des improvisations économiques et sociales désordonnées et même contradictoires, en tout cas effroyablement coûteuses en souffrances humaines.
Et que laissa-t-il après lui ? Quelques slogans résultant d’une interminable et broussailleuse dialectique et commandant, notamment, d’abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, puis d’établir sur le monde la dictature du prolétariat. Or remplacer l’exploitation des capitalistes par celle de la bureaucratie et de la police — dix fois plus pesante — ce n’est pas une réussite. Car enfin, lorsqu’on trouve 51 personnes dans la centrale électrique américaine d’Amboy Sud, et 480 dans celle, équivalente, de Kemerovo, on peut se demander où le consommateur est exploité ! Quant à la conquête du monde par le prolétariat, c’est là proprement un non-sens, puisque toute la doctrine socialo-communiste vise précisément à la disparition de ce prolétariat. En réalité il s’agit non de la dictature des ouvriers, mais bien de celle du camarade Staline, dont l’ambition impérialiste — pourtant condamnée à grands fracas par Marx et Lénine — se révèle chaque jour plus insatiable.
ERREURS CAPITALISTES. — Est-ce à dire que tous les torts soient du côté des bolcheviks ? Certainement pas. À San-Francisco, Molotov a pu interpeller Byrnes avec assurance en lui disant en substance : « Vous voulez nous empêcher de réformer le monde, qui en a cependant un urgent besoin, et pourtant vous n’apportez vous-mêmes aucun programmé constructif permettant de le faire. » À quoi il n’y avait rien à répliquer. Car enfin les libéraux, renforcés dans leurs principes basés sur la loi empirique et paralysante de l’offre et de la demande, ne montrent en effet nulle intention novatrice, mais au contraire le désir enraciné, la détermination aveugle de durer, de prolonger envers et contre tout un système dont il est pourtant bien évident qu’il est condamné, immoral et absurde. Mais cela, les libéraux ne veulent pas le voir ni se rendre à cette évidence que, dans un avenir prochain, le régime capitaliste ira irrémédiablement se briser contre le mur des impossibilités financières, économiques et sociales.
Que se passera-t-il alors, si la guerre n’a pas éclaté entre temps, et si le programme d’une civilisation meilleure n’a pas été dressé ? Tout simplement ceci, que les bolcheviks, qui partout ont leurs partisans et leurs cinquièmes colonnes, n’auront d’autre peine à prendre que de cueillir le fruit mûr et d’appliquer leur programme économique et policier. Or il faut le reconnaître, celui-ci est parfaitement apte à fonctionner, mais au prix d’une abominable brutalité engendrant pour la grande majorité des hommes une cruelle souffrance, due à l’oppression et à la terreur, c’est-à-dire, finalement, du plus grand malheur. Et c’est bien en cela que réside la tragique erreur de Staline. Car enfin c’est véritablement faire preuve d’une incroyable confusion que de prétendre assurer le bonheur des hommes par l’effet de son contraire : le malheur.
Il est vrai que l’erreur des libéraux est tout aussi flagrante — si elle est moins brutale — qui consiste à prétendre perpétuer un système en dépit du malheur qu’il engendre lui aussi, puisqu’il se montre complètement incapable de supprimer ces fléaux que sont l’injustice, la misère, le surmenage, les conflits sociaux et les sources des plus graves souffrances. Certes, on ne doit pas oublier que les capitalistes — sous l’aiguillon du profit individuel — ont fait accomplir aux sciences, au machinisme et à l’organisation scientifique, pendant les cent dernières années, plus de progrès qu’ils n’en avaient fait durant tous les autres siècles précédents. Mais il est bien évident que tous les abus dont ils se sont rendus coupables, et l’empirisme primitif sur quoi ils ont laissé se perpétuer le système, ont conduit celui-ci à sa déchéance. De sorte que nous le voyons aujourd’hui agoniser sans remède, dans d’effroyables convulsions.
L’ÉCHEC. — Étant donné la gravité de cet échec, il vaut la peine d’en rechercher brièvement les causes. Pour cela, commençons par nous demander quel est le principe moteur qui propulse — si fâcheusement — notre régime en perdition. Nous n’aurons aucune peine à découvrir que c’est, sans aucun doute possible, le profit individuel. En effet, il est bien évident que personne n’entreprend jamais rien nulle part dans les domaines de la production et de la distribution des biens, sauf dans une intention bien précise, celle de faire des bénéfices. C’est là assurément le seul stimulant qui pousse les hommes à produire et à échanger.
Il reste à montrer que ce stimulant est maléfique, et pourquoi. Pareille démonstration demanderait de longs développements ; nous devons ici nous borner à énumérer les sept vices majeurs qui, selon nous, suffisent à le condamner et qui sont les suivants :
- L’idée de profit entretient les hommes dans un perpétuel état d’antagonisme pour l’acquisition, non seulement de la richesse et du superflu, mais encore trop souvent du nécessaire, et ainsi les contraint à une lutte fratricide et continuelle, excluant toute idée d’entraide et de coopération. Il est bien vain, dans ces conditions, d’attendre de ces hommes qu’ils deviennent fraternels, ce qui serait pourtant un précieux élément de bonheur ;
- L’idée de profit divise la société en deux classes rivales dont l’une s’enrichit des bénéfices réalisés grâce au travail de l’autre, laquelle tolère à contrecœur une telle injustice et réclame avec véhémence son abolition. D’où l’esprit de revendication et de haine qui se manifeste par l’effet des grèves, des révolutions et des guerres civiles que nous savons toutes causes de désordre et non de progrès. De plus, et en dehors de ces excès, on voit s’organiser les masses ouvrières en puissances syndicales dans l’intention de faire front aux puissances financières. Entre ces deux forces contraires, il devient de plus en plus difficile aux hommes d’État de gouverner ;
- L’idée de profit induit constamment chacun en tentation d’accomplir des actes malhonnêtes, sous l’effet de la convoitise ressentie par tous ceux que rongent la misère d’une part, l’ambition de l’autre, lesquelles résultent de l’inégalité choquante des situations. D’où la corruption qui tend tous les jours à s’étendre davantage dans le monde des affaires grandes et petites ;
- L’idée de profit introduit cette même corruption dans les parlements et les ministères, de sorte que l’intérêt privé des hommes en place vient trop souvent se substituer à celui de la collectivité, à l’inverse de ce qui devrait être. D’où les abus et les trafics d’influence que nous connaissons ;
- L’idée de profit permet aux plus audacieux, aux plus habiles et aux moins scrupuleux de satisfaire leurs appétits d’enrichissement d’abord, et de puissance ensuite. Ainsi devient-il loisible à certains magnats de monter des trusts et des cartels visant à restreindre la production et à contingenter la distribution des biens les plus essentiels, comme de déterminer des crises monétaires, de mettre en échec la puissance gouvernementale ; et même de provoquer des guerres ;
- L’idée de profit a provoqué l’institution de monnaies ayant pour but de favoriser les échanges, et donc la réalisation des bénéfices. Ces monnaies ont servi à des spéculations éhontées dont les consommateurs ont toujours fait les frais, et aussi, à des manipulations gouvernementales qui ont eu pour effet de dégrader progressivement leur valeur. D’où l’enchérissement continuel des produits et le mécontentement des masses, portées à exiger de continuelles hausses de salaires. De ces hausses ne pouvait résulter que celle des prix de vente, d’où l’aggravation du déficit budgétaire et une nouvelle dépréciation du pouvoir d’achat. Ainsi se referme perpétuellement le cercle infernal. De sorte que, non seulement la monnaie tyrannise ceux qu’elle devrait servir en les dépouillant, les affamant et les désespérant, mais encore elle conduit tout droit le régime à son inéluctable faillite ;
- Enfin, l’idée de profit tend à s’opposer à la distribution des biens et des loisirs dès que ceux-ci se multiplient sous l’effet des progrès mécaniques ; car l’abondance dévore le profit, ce qui implique la nécessité d’entretenir la pénurie. Or les sciences et les techniques, en vertu de leurs incessantes découvertes et réussites, visent perpétuellement à substituer à cette pénurie une abondance toujours accrue de ces biens et de ces loisirs. Comme la guerre est évidemment le meilleur moyen connu pour détruire les excédents, utiliser les chômeurs et ramener par ses dévastations la possibilité de nouveaux profits, les gouvernements sont tout naturellement enclins à la considérer comme inévitable, et finalement à la faire.
LE PROBLÈME. — En raison de ces vices majeurs, et sans parler des autres, on peut donc affirmer en conclusion que le principe moteur de notre civilisation — le profit individuel — est abominable, absurde et tyrannique, et que par conséquent il serait aussi stupide que criminel d’en prolonger le règne. Mais alors se pose la question de savoir par quoi le remplacer. Car nous ne devons pas perdre de vue que si l’idée de profit est à rejeter, elle est, encore une fois, le seul stimulant qui pousse les hommes à entreprendre, produire et échanger. Tel est le problème essentiel de la civilisation qui se dresse devant nous.
Or lorsqu’il s’agit de résoudre un problème quel qu’il soit, la première chose à faire est de s’appliquer à en poser clairement les données. Et justement il n’apparaît pas — c’est bien là le drame — que celles du problème de la civilisation l’aient jamais été.
Encore, avant de formuler les données, est-il indispensable de déterminer le but que l’on désire atteindre, le genre de solution à rechercher. Car enfin on n’a pas fait la découverte de l’énergie nucléaire en poursuivant celle du radar, ou inversement ; ceci nous amène à poser la question de savoir quel est le but de la civilisation, ou plutôt quel devrait être le but de celle que le monde attend dans l’angoisse, sinon le désespoir.
Cette interrogation nous amène aussitôt à nous demander ce que les hommes peuvent bien désirer unanimement le plus ; ce qui, en somme, les satisferait le mieux, du triple point de vue matériel, social et spirituel.
Bien que nous connaissions d’avance la réponse, qu’il nous soit permis, pour nous faire mieux comprendre, d’emprunter un détour en déterminant plutôt ce que les hommes peuvent bien détester le plus, ce contre quoi ils entrent en lutte avec le plus d’acharnement. Nous n’aurons pas de peine à démontrer que cet ennemi nº 1, c’est le malheur, en raison des souffrances dont il s’accompagne. Or que faisons-nous lorsque nous fuyons devant le malheur ? Nous cherchons à nous rapprocher de son contraire qui n’est autre que le bonheur. Par conséquent le but que les hommes et les peuples poursuivent de toute évidence, c’est le bonheur. Seulement ils ne le savent pas encore.
Cette tragique ignorance vient de ce que, jusqu’à présent, c’est de bonheur égoïste qu’ils se sont montrés avides. Or dans ce cas le bonheur des uns fait trop souvent le malheur des autres. De plus, les moralistes ne se sont appliqués à prêcher qu’une éthique individuelle se résumant en somme à ceci : soyez vertueux et vous serez heureux. Mais malheureusement la vertu, dans la foire d’empoigne où nous nous bagarrons sans fin ni cesse, est chose malaisée à pratiquer.
En réalité ce qu’il faut discerner, c’est que les hommes et les peuples, sous la poussée du progrès, se trouvent désormais imbriqués dans un système où s’exerce une solidarité de plus en plus étroite. De sorte qu’ils ne peuvent plus, en aucune façon, prétendre être heureux les uns sans les autres. Par conséquent, si le but de l’humanité est bien le bonheur, ce devrait être « le plus grand bonheur du plus grand nombre », suivant la belle formule de Bentham, c’est-à-dire finalement le bonheur universel. Or il est trop évident que, dans la sinistre conjoncture où nous nous débattons, c’est le malheur que nous nous acharnons à répandre partout. Et encore nous en est-il promis de bien plus terrible pour le proche avenir, vu l’aveuglement des quelques chefs qui gouvernent le monde et leur tragique manque d’imagination.
Quoi qu’il en soit, peut-être pouvons-nous maintenant poser comme suit le problème de la civilisation qui se dresse aujourd’hui devant nous de façon si dramatique :
Étant donné :
- Une humanité occupée à forger de toute son ardeur un malheur généralisé que pourtant elle abomine ;
- La nocivité du moteur qu’elle a élu par mégarde (le profit individuel) pour la propulsion de son système social ;
- L’ignorance où elle se trouve de ce que le but virtuel est le bonheur universel ;
Déterminer les lois du bonheur humain ;
Dire quel principe moteur de remplacement devrait être adopté ;
Montrer suivant quelle méthode il serait possible de mettre en œuvre ces lois et ces principes.
Parce que ces lois du bonheur nous sont encore inconnues, il serait absurde d’affirmer qu’elles n’existent pas. Elles existent, c’est certain, de même qu’existaient, avant qu’on ne les ait trouvées, celles de la vapeur et de l’électricité. Il s’agit seulement de les découvrir.
En somme, dans quelles occasions l’homme est-il malheureux ? Lorsqu’il souffre de la misère, du deuil, du désespoir, etc. C’est-à-dire lorsque ses besoins de bien-être, d’affection, d’espérance, etc., sont insatisfaits. Donc, pour le rendre heureux, il faudra combler ses besoins, tous ses besoins, et du mieux possible.
La description de ces derniers appellerait des développements substantiels ; nous devons nous borner ici à les énumérer schématiquement dans leur ordre hiérarchique, après les avoir concentrés en six catégories majeures qui sont les suivantes : 1° le besoin vital, impliquant la nécessité de boire, manger, dormir, s’abriter, se vêtir, procréer, etc., faute de quoi l’espèce s’éteindrait ; 2° le besoin de bien-être et de confort, que les moyens de production toujours en progrès devraient permettre de satisfaire à brève échéance ; 3° le besoin sportif, né avec l’apparition des loisirs, et qui se montre de plus en plus impératif ; 4° le besoin de culture scientifique, intellectuelle et artistique, qui s’éveillera partout le jour où il sera facile à chacun de le satisfaire grâce à des temps libres suffisants et à des équipements idoines ; 5° le besoin d’amour qui s’exerce le plus volontiers dans la famille, mais ne demandera qu’à se répandre sous forme d’amitié, le jour où auront disparu les antagonismes et l’agitation qui nous dévore ; 6° enfin, le besoin religieux, vocable sous lequel il convient de désigner toute poursuite d’un idéal rassemblant et « reliant » une multitude dans un même élan générateur de joie, d’enthousiasme et d’esprit de sacrifice. Telle pourrait être une religion du bonheur humain visant à créer le paradis terrestre, et à laquelle chacun serait libre d’ajouter ses croyances touchant les félicités éternelles.
LE PRINCIPE MOTEUR. — Que par des moyens appropriés on vienne à satisfaire ces besoins, on comblerait du même coup celui qui les domine tous, et qui est le besoin d’être heureux. Voyons maintenant comment concilier la satisfaction de ces besoins avec les nécessités de l’existence, et quel stimulant de rechange nous pourrions découvrir pour remplacer celui du profit égoïste.
Pour cela, supposons qu’une population de cinquante mille habitants, par exemple, se trouve assemblée dans une cité construite dans l’intention bien précise de procurer à tous le plus grand bonheur possible ; et qu’en échange d’un travail quotidien modéré, tous les besoins vitaux et de confort soient satisfaits. Que, de plus, les enfants et les parents âgés soient pris en charge par la cité, laquelle distribuerait en outre des soins gratuits et procurerait à tous bien-être et sécurité.
Comme nul ne saurait faire vingt repas par jour ni utiliser plusieurs lits, radios ou salles de bains, on verrait les besoins matériels rencontrer vite la saturation. Qu’est-ce qui, alors, servirait de stimulant à la population considérée, et la pousserait à produire le plus et le mieux possible ? Ce serait, d’une part le désir de disposer de toujours plus de loisirs pour les besoins de culture physique, intellectuelle et artistique, d’autre part la passion de voir réussir une expérience tentée à l’effet de procurer à ses participants toujours plus de bonheur. S’il était entendu que dans cette cité spécialisée à outrance pour la fabrication des bicyclettes, par exemple, tout progrès mécanique ou tout zèle supplémentaire venant accélérer la production se traduirait par une attribution de loisirs supplémentaires, on verrait la foule des travailleurs — depuis le principal ingénieur jusqu’au plus jeune des apprentis — s’activer pour découvrir les meilleurs procédés d’usinage et adopter les cadences les plus vives afin d’accroître toujours les temps libres.
LA MÉTHODE. — Recherchons à présent quelle méthode serait la plus propre à faire passer au mieux dans les faits les lois et les principes retenus, tout en créant un nouveau style de vie. À vrai dire, cette méthode existe, et c’est tout simplement celle de l’Organisation Scientifique du Travail, dont Taylor a été l’initiateur et qui a reçu depuis, particulièrement aux États-Unis, en Allemagne et en Russie, un incroyable développement.
Cette science de l’organisation vise essentiellement à rechercher les moyens d’application les plus efficients tout en réalisant la plus grande économie d’efforts. Et c’est pourquoi elle a accompli de si étonnants miracles dans le domaine de la production. Mais la meilleure démonstration de son pouvoir, elle l’a donnée pendant la guerre en développant de façon inouïe aux États-Unis la fabrication des armements, ce qui leur a permis d’équiper et d’approvisionner simultanément leurs armées d’Orient et d’Occident, plus celles des Russes, des Anglais et des Français.
Si l’Organisation Scientifique a fait merveille dans la guerre en dépit des mobilisations, des surmenages et des dévastations, quels bienfaits ne pourrait-on pas en attendre dans les oeuvres de paix ? Hélas, jusqu’alors, les chefs d’État n’ont pas songé à en faire l’application aux programmes ministériels, pour cette raison que leurs préoccupations sont avant tout partisanes et électorales. Pourtant l’avertissement de Taylor, prononcé il y a cinquante ans bientôt, n’était-il pas parfaitement clair et prometteur ? « La meilleure organisation — a‑t-il dit — est une véritable science basée sur des règles, des lois et des principes bien définis ; les principes fondamentaux de l’organisation scientifique sont applicables à toutes les formes de l’activité humaine depuis les plus simples de nos actes individuels jusqu’aux travaux de nos grandes sociétés qui exigent la coopération la plus étudiée ; lorsque ces principes sont correctement appliqués, les résultats obtenus sont remarquables. »
Ceci vent dire que les règles, les lois et les principes de l’Organisation Scientifique seraient parfaitement applicables à la civilisation une fois le but fixé : le bonheur, et le nouveau stimulant adopté : l’appétit de loisirs joint et celui de la réussite.
LA CONJONCTURE. — De ce qui précède, nous sommes amenés à conclure que : 1° la civilisation est à refaire ; 2° quelle doit l’être dans le tout de procurer à tous le plus grand bonheur possible ; 3° que le plan doit en être établi suivant des principes nouveaux, et en empruntant les règles de l’Organisation Scientifique ; 4° que ce plan, pour faire lever sur le monde l’espérance et l’enthousiasme indispensables, doit être séduisant ; 5° que pour être tel, il ne doit pas se borner à offrir des abstractions et des slogans, mais offrir des solutions concrètes, et jusqu’à la maquette de la cité nouvelle proposée, de façon à ce que chacun puisse se faire une représentation imagée du nouveau style de vie devant résulter de sa mise en œuvre.
Or comment les peuples ont-ils été gouvernés jusqu’alors ? Suivant deux procédés : la dictature — qui emprunte des moyens de coercition et de terreur policière — et le système démocratique, lequel s’est malheureusement perdu dans la surenchère électorale, la querelle parlementaire et l’intransigeance aveugle des partis. D’où son impuissance à résoudre les problèmes essentiels, aujourd’hui démontrée. Mais il est un troisième procédé qui n’a jamais été mis à l’épreuve, et c’est celui qui consisterait à séduire les peuples par l’aspect avenant des réalisations proposées, et ainsi de susciter chez eux — en même temps que leur foi et leur enthousiasme — le dévouement et l’esprit de sacrifice indispensables à la réussite des grandes entreprises.
Et qu’on ne vienne pas dire que bonheur et sacrifice sont incompatibles ou même adverses. Il n’est, en réalité, plus grande joie que de se dévouer sans compter, Les Croisés le montrèrent jadis, et plus récemment les nazis — il est vrai pour une cause démoniaque. Les foules humaines ont perdu la foi chrétienne qui leur procurait, outre les consolations et l’espérance, le besoin de se sacrifier sans condition. Sa disparition a laissé en elles un vide insupportable, et elles ne connaîtront ni quiétude ni allégresse tant que quelque nouvelle adoration ne sera venue le combler.
NÉCESSITÉ DU PLAN. — Le plan séduisant d’une civilisation universelle dans lequel chacun pourrait voir la promesse de son propre bonheur coïncider avec celui de tous, serait de nature à faire renaître la flamme des grandes convictions et des générosités spontanées.
Mais, dira-t-on, qui tracera ce plan ? Les diplomates dressés à l’opportunisme et aux habiles subtilités s’en montrent incapables, à l’O.N.U. Les chefs d’État, formés aux luttes partisanes, ne connaissent que des programmes politiques étroits et désuets qui les conduisent irrémédiablement à la guerre. Les philosophes se réfugient dans des abstractions où ils se délectent, et d’ailleurs sont accusés de trahison lorsqu’ils quittent leur tour d’ivoire. Quant aux sociologues, on les voit se passionner dans l’observation des choses du passé dont les enseignements périmés sont sans valeur pour la découverte — pourtant si urgente — des solutions modernes et salvatrices.
Quant aux hommes de science, on peut leur reprocher de trop se confiner dans leurs laboratoires et bibliothèques. Pourtant ils ont pris dans le monde — mais sans paraître. s’en rendre compte — une importance primordiale puisque, tant dans le domaine économique que dans celui de l’armement, ils ont, avec l’aide des techniciens, apporté partout des bouleversements fantastiques. Ainsi les a‑t-on vus, par l’effet du machinisme et de l’Organisation Scientifique, faire naître et croître l’abondance où était la pénurie, ce qui a faussé définitivement la loi sacro-sainte de l’offre et de la demande, et fait sauter tout le système. Par ailleurs, à Hiroshima, ils ont avec leur bombe atomique ruiné en une seconde toute la science militaire.
Si donc leur puissance virtuelle est si grande qu’il leur est loisible de tout disloquer sans même le vouloir, par la seule vertu de leurs découvertes, on peut croire qu’ils seraient aptes à accomplir de bien plus grands prodiges encore si on leur demandait de les coordonner scientifiquement pour la création d’une civilisation heureuse. Seulement, personne ne le leur demande, parce que les politiciens se croient seuls désignés pour diriger les destinées des peuples, et cela en dépit des retentissants échecs qu’ils accumulent si magnifiquement, et depuis si longtemps, dans leurs vains et incessants replâtrages. Et quant aux peuples, dominés qu’ils sont par la contrainte autoritaire des dictateurs, ou bien subjugués par les jeux parlementaires, ils n’aperçoivent pas le moyen de sortir de la tragique impasse.
FÉDÉRALISME. — On leur parle bien, il est vrai, de fédérer les États, et même d’établir un gouvernement mondial. Mais cela ne leur donne aucune vue précise de l’amélioration devant résulter pour eux de ce changement ; et c’est pourquoi ils ne se passionnent pas pour de tels projets. D’ailleurs, ceux qui travaillent à l’établissement de ceux-ci partent d’un faux principe, en ce qu’ils font un but de ce qui ne devrait être pris que comme un moyen, un instrument. « Fédérons les nations, disent-ils, faisons-leur abandonner leurs souverainetés ; et tout ira bien, la paix sera assurée ! » Mais cela ne montre nullement à la ménagère angoissée, au père de famille découragé, quelles améliorations leur apporteraient ces changements. Et c’est pourquoi ils deviennent encore plus indifférents, sinon méfiants, lorsqu’on leur parle de fonder un parlement chargé d’établir une constitution fédérale ; car cela ne représente à leurs yeux que quelques années de bavardages supplémentaires, et de vaines querelles engendrant de nouvelles déceptions. Or ils savent bien que le temps presse terriblement, puisque le sort du monde est suspendu à des intuitions et à des événements imminents.
Toute différente serait la popularité des fédéralistes s’ils disaient plutôt : « Nous voulons établir une civilisation rationnelle visant au bonheur unanime ; et voici finalement la cité que nous avons imaginée et où, en échange de quelques heures de travail quotidien, vous connaîtriez la sécurité, le bien-être, de nombreux loisirs, et aussi les bienfaits de l’amitié, puisque toute idée de profit personnel — et donc d’antagonisme — en aurait disparu. Et nous avons aussi dressé le programme économique des échanges mondiaux qui permettra de couvrir le monde de ces cités et d’y entretenir l’euphorie ; cela, suivant un système coiffé par un gouvernement universel, choisi entre tous parce qu’il nous a paru devoir être le plus efficient et conduire aux meilleurs résultats. » Voilà un langage qui serait compris des masses, tandis que les réformes abstraites les indiffèrent. Or, encore une fois, rien de grand ne s’accomplira désormais dans le monde sans leur concours généreux et enthousiaste.
LES HOMMES DE SCIENCE. — Mais revenons maintenant aux hommes de science. Si nous les considérons attentivement, nous remarquons que la minutie de leurs recherches les pousse à une extrême spécialisation qui tend à les isoler de leurs semblables ; car ils affectionnent la solitude pour y concentrer leur esprit. Mais à quelle fin dernière destinent-ils leurs travaux ? Ils ne le savent pas toujours, ayant négligé d’approfondir le problème, passionnés qu’ils sont par leurs recherches. Pourtant celles-ci, on n’en saurait douter, visent toujours finalement à accroître le bonheur de l’humanité, sauf, hélas ! lorsqu’en vertu d’une triste aberration, elles viennent servir à des fins militaires.
La chose est facile à démontrer. En effet, à supposer qu’un physicien, par exemple, vienne à accomplir une découverte cent fois plus importante et sensationnelle que celle de l’énergie atomique elle-même ; à quoi pourrait-elle bien servir si, sortant de son laboratoire souterrain, il ne trouvait plus autour de lui que des morts, victimes d’une guerre qui aurait éclaté entre temps ? À rien, évidemment.
LA SCIENCE SOCIALE. — Par conséquent, si les hommes renonçaient à la guerre et au profit individuel, tous les progrès résultant des travaux scientifiques viendraient incontinent se mettre au service du bien commun dans un but de perfectionnement incessant. Seulement il est à craindre que la chose ne se fasse pas toute seule, comme en vertu d’un miraculeux automatisme. C’est pourquoi il apparaît indispensable qu’une science coordinatrice vienne coiffer toutes les autres à des fins de synthèse. Tel serait le rôle éminent que devrait jouer la Science Sociale, laquelle malheureusement en est encore aux balbutiements.
Quelle devrait être donc la mission de cette Science Sociale ?
De poser avec précision, à toutes les sciences diverses, des problèmes les concernant, et dont les solutions viendraient jouer au bénéfice de l’humanité. Ainsi, les arsenaux fermés et les trusts mis au service du bien commun, les savants du monde entier, sollicités, auraient sans doute vite fait de découvrir les moyens de faire surgir partout l’abondance, d’abolir le cancer, la tuberculose et la syphilis, comme de régler les saisons et la température, tout cela pour le plus grand bonheur des hommes. Par contre, s’il était jugé que telle découverte, par sa divulgation, devait s’avérer contraire au bien de la société, il appartiendrait aux responsables de la Science Sociale d’en étouffer la nouvelle.
LES SAVANTS ATOMIQUES. — Mais, fera-t-on observer, les savants ne s’occupent pas de Science Sociale ; il est donc vain de compter sur eux pour la développer. Cette affirmation serait peut-être valable, n’étaient l’inquiétude et la volonté d’agir qui se manifestent dans leurs cercles, et en particulier au sein de la commission atomique de l’O.N.U., laquelle rassemble probablement les cerveaux les plus éminents du monde entier. Or ce comité a lancé un appel en juillet 1948, dans lequel il dénonce avec émotion les effroyables dangers qui menacent l’humanité. « Nous rendons publique notre position — y est-il dit — dans la pensée que dans une démocratie, c’est le devoir de tout citoyen de contribuer à clarifier les grands problèmes et d’aider à leurs solutions. Les savants ont une position particulière dans la situation tragique où se trouve aujourd’hui l’humanité et qui menace de détruire notre civilisation. »
Ainsi voit-on les meilleurs cerveaux du monde prendre soudain conscience de leur responsabilité, s’épouvanter des conséquences possibles de leurs découvertes et manifester la volonté de trouver les moyens propres à en conjurer les dangereux effets. Et il convient de souligner que, pour rédiger cet appel — et quelques autres — il a bien fallu que les savants sortent de leurs laboratoires pour discuter de la condition humaine. Ce faisant, peut-être ont-ils fondé la Science Sociale, sans même le savoir, tant leur autorité est grande dans le monde et leur audience universellement étendue. Mais que ne serait-ce pas si, prenant conscience de leur mission, ils se décidaient à rechercher les lois essentielles de cette science suprême, afin de tracer le plan initial de la civilisation nouvelle ?
Voyons maintenant pourquoi les masses sont prêtes à accorder leur confiance aux hommes de science les plus en vue. C’est : 1° parce que ceux-ci n’ont pas démérité à leurs yeux ; 2° parce qu’elles respectent en eux le prestige que leur confèrent le savoir transcendant et le désintéressement ; 3° parce qu’elles savent qu’ils consacrent leur vie à la recherche et à la découverte, et qu’il n’est justement rien tant besoin, aujourd’hui, que de rénover l’univers dans un grand effort d’imagination et de méthode ; 4° parce que, habitués à se concerter par-dessus les frontières pour la communication de leurs travaux, ils ont acquis un esprit de coopération universelle ; 5° parce que la multitude des ingénieurs et des techniciens, habitués à transposer dans le concret les découvertes des savants, seraient prêts, de concert avec les statisticiens et les organisateurs, à orchestrer avec zèle la grande symphonie du bonheur universel.
Seulement, connaissance et imagination ne vont pas toujours de pair ; par contre il y a certainement de par le monde des hommes de bonne volonté mais de peu de savoir qui pourtant sont capables d’ingénieux efforts d’imagination créatrice. La première préoccupation des savants atomiques — une fois jetées les premières bases de la Science Sociale — devrait donc être de prendre connaissance de tous les travaux accomplis dans le monde par tous ceux, obscurs ou illustres, qui se sont efforcés de trouver au problème humain des solutions judicieuses. Un tel procédé est bien d’ailleurs dans leur ligne puisqu’on leur voit terminer par ces mots leur manifeste : « Nous appelons tous les peuples à travailler à un règlement qui nous donnera la paix. » Or ces travaux épars sont nombreux assurément. On y trouverait sans doute un grand fatras d’inutilités ; mais un bon secrétariat aurait tôt fait de débroussailler la matière et d’en extraire la substance essentielle pour l’établissement du grand projet de la rénovation mondiale.
Ce projet établi, et avant de le diffuser, les savants atomiques seraient bien inspirés de tenir sur quelque point du globe un congrès où toutes les sociétés savantes du monde (y compris celles de l’U.R.S.S. bien entendu) seraient invitées à envoyer leurs délégués pour l’étude attentive du plan proposé. Celui-ci recevrait des amendements, chaque groupe étudiant les questions débattues sous l’angle de la science de sa spécialité. Il n’y a aucun doute que l’annonce d’un tel congrès réuni dans l’intention non de rédiger un texte constitutionnel devant servir d’aliment à d’interminables disputes politiques, mais dans celle de jeter les bases d’une société rationnelle et heureuse, aurait dans le monde un immense retentissement. Car les peuples auraient conscience que, pour la première fois, leur sort serait décidé, non plus par l’effet du hasard, de la force abusive ou de la querelle parlementaire, mais sous le signe de la bienveillance et de la lucidité.
Les délégués emporteraient ensuite le projet, amendé, pour le soumettre dans leurs pays à l’appréciation de leurs pairs. Après quoi une nouvelle conférence mondiale se tiendrait pour dresser définitivement le plan de la rénovation universelle. Celui-ci serait alors diffusé avec toute l’emphase nécessaire afin de susciter dans le monde entier le vaste mouvement d’approbation et de coopération indispensable à la réussite de la plus grande entreprise humaine qui ait jamais été conçue.
HIÉRARCHIE, DES SCIENCES. — Si, à la vue des plans et des maquettes, ce mouvement se produisait en effet, ainsi qu’il est permis de l’espérer, un comité directeur serait nommé, composé des meilleurs cerveaux ouverts à la Science Sociale, et aussi des commissions composées des savants les plus imaginatifs et les mieux désignés dans chacune des sciences diverses considérées. Et peut-être n’est-il pas mauvais de prévoir, dès maintenant, entre ces dernières, une sorte de hiérarchie assignant à chacune son rang et son importance.
Nous l’avons vu, la science nº 1 devrait être la Science Sociale visant à faire vivre les hommes en société organisée, ainsi qu’ils en montrent le goût, et heureux, suivant leur vocation majeure. Les meilleurs champions de toutes les autres sciences devraient se mettre à son service, ainsi qu’ils ont fait durant la guerre en Grande-Bretagne dans leurs comités de « Recherches Opérationnelles » pour les découvertes d’ordre militaire. Et puisque la Science Sociale aurait pour but, en somme, de servir l’homme du mieux possible, rien ne serait plus utile que d’étudier scientifiquement celui-ci par le moyen de la science psychologique, afin d’apprendre à connaître sa nature, ses aspirations, ses possibilités, et de déterminer les meilleures règles de son bonheur à la fois individuel et collectif. Mais, pour ce faire, il conviendrait d’écarter les psychologues de formation livresque, dont la spécialité est de se perdre dans les spéculations abstraites, afin d’assurer plutôt le concours de chercheurs aux vues dynamiques et efficientes rompus aux épreuves expérimentales dans les branches diverses de la réflexologie, de la morale, de la psychiatrie, de la psychanalyse, de l’éducation, etc., sachant combien certaines de ces sciences ont fait récemment progresser la connaissance psychique de l’homme et de l’enfant.
Viendraient ensuite l’eugénisme, la biologie, la science médicale, celles de la chirurgie et de l’hygiène, qui toutes doivent contribuer au perfectionnement de la santé et de l’espèce. Puis les sciences exactes dont l’importance et la noblesse ne sauraient être contestées mais qui, ayant pour but de mettre leurs découvertes au service de l’homme et de la société, doivent logiquement recevoir demandes et directives des psychologues et des sociologues.
Il convient aussi de mentionner tout spécialement la science urbaine, qui devra résoudre au mieux les problèmes du logement, du confort, du travail ménager, ainsi que celui de l’utilisation des loisirs à des fins de culture physique, intellectuelle et artistique. Et, bien entendu, toutes les solutions retenues dans ce domaine devront être étudiées en considération de la femme et de l’enfant. Cela fait trop longtemps que les lois et les coutumes favorisent l’homme au détriment de sa compagne, laquelle connaît généralement le surmenage et la claustration dus à l’esclavage ancillaire qui est encore son lot. La plupart du temps, levée la première et couchée la dernière, la femme s’épuise en travaux interminables et insipides, tandis que son mari s’attribue tout le mérite du labeur. Or celui-ci est en régression constante puisque, en cent ans, il est passé de 90 à 40 heures par semaine. Il serait intolérable que l’homme en vienne à travailler trois ou quatre heures par jour, tandis que son épouse continuerait à en consacrer douze ou quinze à entretenir son ménage et à élever ses enfants. La seule façon de la libérer sera de mettre à la disposition des familles des appartements confortables, d’entretien facile, des restaurants avenants et bien organisés, des crèches, garderies, écoles et universités pour l’éducation et l’enseignement des enfants. C’est tout cet ensemble de commodités que devront prévoir des urbanistes, en même temps que tous les stades et terrains de jeux situés à proximité des habitations pour l’ébat quotidien des jeunes et des adultes des deux sexes, ainsi que d’innombrables salles de réunion, grandes et petites, où les citadins aimeront à se rassembler pour s’y perfectionner dans les branches diverses des sciences et des arts de leur préférence. On conçoit par là toute l’ingéniosité que devront déployer les urbanistes dans la conception des cités à édifier suivant les directives de la Science Sociale, ainsi que pour les parer de la beauté architecturale devant accompagner le renouveau universel. Entre tous les hommes de science, ce seront les urbanistes qui auront la mission de participer pour la plus grande part à la création du nouveau style de vie si passionnément attendu. Et il ne faut pas oublier que les maquettes de ces cités devront être parées des meilleurs attraits, afin de séduire les multitudes, et plus particulièrement les jeunes, puisque c’est surtout pour eux que seront édifiées les cités nouvelles, et qu’en outre ils détiennent les grandes réserves d’enthousiasme et de dévouement indispensables à la réalisation du programme.
Enfin, rappelons le rôle capital que l’Organisation Scientifique devra jouer pour la mise en pratique des principes arrêtés. Grâce à elle surviendra l’ère des organisateurs prédite par Burnham, mais sous le contrôle de la Science Sociale, et sans que ses champions montrent nécessairement le dangereux appétit de profit et de domination que cet auteur leur prête d’avance gratuitement. On peut même prévoir que la passion dévorante de la réussite les portera plus que beaucoup d’autres à l’action et au dévouement. désintéressés.
LA GRANDE MUTATION. — Quoi qu’il en soit, si le plan concerté soumis à l’approbation des peuples venait à soulever chez ceux-ci une foi passionnée et espérative — comme il est probable — on les verrait dans chaque pays demander sans tarder au gouvernement en exercice de procéder à de nouvelles élections générales. Qui, alors, leur verrait-on envoyer dans les parlements ? Évidemment les hommes de science qui se seraient le mieux distingués dans l’élaboration du nouveau plan mondial.
Ainsi, sans révolution brutale ni effusion de sang, on assisterait à la mutation du monde, passant du règne de la discorde belliciste et de l’impuissance politique dans celui de la science souveraine et organisatrice, et finalement du bonheur universel. Car évidemment les nouveaux parlements n’auraient rien de plus pressé que de nommer à la tête des différents États les meilleurs champions de la Science Sociale. Ceux-ci, à leur tour, choisiraient quelques-uns d’entre eux parmi les plus capables pour les envoyer siéger au gouvernement mondial, lequel serait chargé, en définitive, de perfectionner toujours le plan initial, de l’appliquer suivant les meilleurs procédés, et dans la perpétuelle intention de réaliser le plus grand bonheur de tous.
Mais, fera-t-on remarquer, ces chefs étant appelés à faire de la politique, tomberont nécessairement dans les mêmes erreurs et les mêmes excès que leurs prédécesseurs, et ainsi, tout sera de nouveau à recommencer ! À vrai dire la chose est imprévisible ; car un changement majeur et décisif serait survenu entre temps, à savoir que l’humanité, disposant enfin d’un but, et même d’un but unanime, s’attellera à sa poursuite. dans une exaltation génératrice d’entraide et de coopération dont nous avons, il est vrai, du mal à nous faire une idée aujourd’hui, mais qui viendra concrétiser la prédiction de Spenser disant : « Un jour viendra où l’instinct altruiste sera si puissant que les hommes se disputeront les occasions de sacrifice. »
D’ailleurs, ayant désormais un programme précis à exécuter, les hommes n’auront plus à discuter que sur des questions de détail intéressant les modes de réalisation. Il sera alors possible de tenir compte de toutes les suggestions, de les soumettre aux compétences scientifiques, et même d’expérimenter les réformes proposées dans telle ou telle cité. Que l’épreuve soit favorable, on la généralise ; qu’elle ne donne pas satisfaction, on l’abandonne. Cela sans que viennent à éclater des disputes interminables dans des parlements ressemblant trop souvent à des ménageries plus qu’à des lieux de recueillement propices à la concentration de la pensée et à la gestation imaginative.
LE RALLIEMENT POSSIBLE. — Mais, répliqueront encore certains, tout cela est bien joli, seulement, en admettant que le miracle de la Science Sociale puisse s’accomplir comme décrit dans les pays de civilisation occidentale, comment imaginer que les savants soviétiques, d’abord, et les peuples de l’U.R.S.S., ensuite, puissent adhérer à un mouvement né en Amérique et en marge de la dialectique marxiste ? Il est vrai qu’à l’origine Staline ne verrait sans doute pas d’un bon oeil se dessiner pareil mouvement. Mais un chef d’État quel qu’il soit ne peut plus, aujourd’hui, refuser de travailler au bonheur de son peuple ; ni surtout de le dire, même s’il dispose de la police la plus terrifiante. Il lui est seulement à la rigueur loisible de répliquer que le bonheur proposé ne concorde pas avec celui qu’il conçoit. Mais une fois le problème posé et la discussion engagée, il faudrait bien aller au fond des choses et démontrer scientifiquement en quoi le bonheur planifié pour les Occidentaux ne saurait convenir aux Orientaux, que l’on voit pourtant passionnés pour la science, la technique et l’organisation.
Et qu’on ne vienne pas dire qu’il suffirait à Staline de calfeutrer un peu plus son rideau de fer et de confisquer tous les postes de radio de son empire pour tenir ses sujets dans l’ignorance du grand accouchement. Les idées, surtout lorsqu’elles sont généreuses, ne connaissent ni obstacle ni frontière ; elles pénètrent partout et suscitent en tous lieux des vocations zélatrices. C’est pourquoi le tzar rouge serait bien obligé de causer. Et à force de causer, sans doute verrait-on les points de vue se rapprocher. Car si le capitalisme et le bolchevisme ne comportent aucune possibilité d’accord, il est hors de doute qu’ils pourraient concilier dans l’adoption concertée d’un troisième système, qui emprunterait aux deux rivaux certains principes et certaines règles pour en faire une synthèse rationnelle. Celle-là deviendrait alors acceptable de part et d’autre, au prix de concessions, mais non d’une capitulation à coup sûr inacceptable, surtout pour un dictateur.
Pour préciser les choses, supposons que le plan de novation mondiale démontre que, tout bien considéré, il serait avantageux pour tout le monde de mettre en commun les moyens de production ainsi que les fruits résultant de ceux-ci, attendu qu’un tel procédé permettrait d’élever le standard général, de multiplier les loisirs, et enfin d’éteindre convoitises et revendications par l’effet de l’équité. On se trouverait alors en présence d’un pur communisme mondial que les bolcheviks ne pourraient rejeter puisqu’il s’identifie précisément au but poursuivi par eux. Quant aux Occidentaux, il leur serait facile de démontrer que pour réaliser cette mise en commun il ne serait nullement nécessaire d’user de coercition ni pour chacun de renoncer à sa liberté, attendu que la participation des populations serait volontaire, et même enthousiaste. Par conséquent, on pourrait espérer voir se concilier les partis en présence, le plan proposé visant en même temps à la mise en commun des biens (communisme pur) et recevant le consentement général (libéralisme pur).
On pourrait multiplier de telles considérations éminemment probantes. Mais il est un autre terrain favorable à la conciliation, qui est celui de la passion commune qui se remarque, tant aux États-Unis qu’en U.R.S.S., pour le progrès scientifique et technique, la recherche des hauts rendements, le développement du machinisme et de l’organisation rationnelle. Toutes choses sur quoi se trouverait précisément basé le plan mondial opérant en synthèse. Pour qui sait qu’il règne simultanément dans ces deux continents une mystique de la science, et un fanatisme identique pour la planification, et qu’au demeurant tous les hommes, à quelque race qu’ils appartiennent, aspirent au bonheur, il est hors de doute qu’on est autorisé à voir dans ce phénomène un extraordinaire concours de circonstances et de tendances éminemment favorable à la réconciliation universelle envisagée.
En vérité il serait affreux que le monde reste dans l’ignorance de cette opportunité, puisqu’elle contient peut-être en puissance le salut des hommes.
LE TRAGIQUE MALENTENDU. — L’humanité vit aujourd’hui dans l’épouvante de la bombe atomique. Ce qu’elle attend anxieusement pour la délivrer — sans le savoir il est vrai — c’est tout au contraire une bombe spirituelle qui viendrait dissiper ses terreurs et lui ouvrir les horizons paradisiaques dont elle a la nostalgie depuis le commencement des temps. Tous les matériaux sont là pour la constituer gratuitement, cette bombe miraculeuse ; la science souveraine les détient et les offre sans condition aux zélateurs capables de s’en servir. Les savants atomiques, dont le manifeste est émouvant et la bonne volonté évidente, seraient bien inspirés de la composer, puis de la faire éclater sur le monde, grâce à la célébrité qu’ils détiennent, et qui leur confère une audience mondiale absolument exceptionnelle.
Nous l’avons vu, Staline, tout en préparant la guerre sous le double effet de la crainte et de l’ambition, n’en cherche pas moins à réaliser le bonheur des peuples soumis à son autorité. De l’autre côté, le libéralisme, par l’effet d’un dirigisme imposé par les circonstances, a progressivement rétréci les possibilités d’enrichissement de chacun. D’énormes taxes sur les bénéfices, des lois restrictives sur les trusts, des prélèvements massifs sur les successions, d’une part ; la hausse progressive des salaires d’autre part, tendent à opérer chez les Occidentaux un nivellement qui ressemble étrangement à un socialisme de fait. Si donc à l’Est comme à l’Ouest une même tendance se manifeste visant à plus d’équité comme à l’accroissement général du standard de vie, et finalement au bonheur de tous, on peut bien proclamer que le dangereux antagonisme qui se perpétue n’est que le résultat d’un dramatique et abominable malentendu, et que rien n’est plus urgent, par conséquent, que de le dissiper au moyen de la bombe spirituelle que nous avons dite.
La démonstration de ce malentendu, nous la trouvons encore dans le fait que le vainqueur d’une nouvelle conflagration ne pourrait avoir — la paix venue — d’autre but que le bonheur de ce qui pourrait rester de l’humanité finalement soumise à son gouvernement. Alors ! Pourquoi ne pas l’instaurer dès maintenant, ce bonheur, et faire ainsi l’économie de cette guerre ? Il serait absurde de croire que Staline, mis en présence de l’alternative, pourrait préférer devenir le chef d’un monde dévasté plutôt que l’artisan louangé du bonheur universel. Si c’est la célébrité qu’il recherche, il est hors de doute qu’il en trouverait bien davantage et de meilleure qualité dans la réconciliation et le bien commun que dans le massacre des peuples, même au prix de la victoire finale.
L’HEURE PATHÉTIQUE. — Telles sont les certitudes. Il ne tiendrait qu’aux savants atomiques de les proclamer. Il est désolant de penser que, faute d’en avoir l’idée, ils continueront peut-être à s’écerveler dans la création d’engins de mort toujours plus perfectionnés, alors que leur véritable mission est bien plutôt d’imaginer, dans la frénésie, le merveilleux instrument de vie, de réconciliation et de bonheur que serait le programme de la civilisation nouvelle. L’intuition leur en viendra-t-elle ou bien la voix de quelque inconnu perdue dans l’espace et leur parvenant par miracle, les incitera-t-elle à faire l’effort d’imagination déterminant ? Telle est la question angoissante qui se pose. Car voici venue l’heure pathétique où s’affirme pour le monde la nécessité de changer l’ordre des choses, sous peine de voir se consommer le naufrage universel. Telle est donc l’alternative dernière : imaginer ou disparaître.
Bernard Malan