La Presse Anarchiste

L’heure de la science

Ah ! Si cela pou­vait être vrai : la sci­ence sauvant l’Homme. En tout cas nous pub­lions là une étude qui hon­ore son auteur et qui fera chaud au cœur de tous les lecteurs. Je l’ai lue avec avid­ité et une atten­tion de plus en plus accrue. Sans doute débor­de-t-elle de naïveté et con­tient-elle des ingé­nu­ités qui fer­ont sourire quelques incré­d­ules enrac­inés, mais il s’en dégage une telle fraîcheur, mal­gré la grav­ité du sujet, qu’on croit sor­tir, après lec­ture, d’un bain de Jou­vence. Je me revoy­ais à vingt ans étu­di­ant tout Kropotkine. Certes, le père de l’a­n­ar­chisme fai­sait, lui, con­fi­ance aux mass­es laborieuses pour l’in­stau­ra­tion d’une société d’où découlerait le bon­heur uni­versel — et tous les lib­er­taires après lui, mais lorsque tout vous aban­donne, quand tout se dérobe sous vos pas et que, éper­du, vous vous sen­tez défail­lir, auriez-vous tort de vous accrocher à la bouée de sauve­tage ? Ah si cela pou­vait être vrai : les savants dignes de la Sci­ence et ces­sant d’être les servi­teurs con­scients ou incon­scients des régimes abhor­rés. — L. L.

L’ERREUR BELLICISTE. — Si la guerre n’avait jamais existé, il serait bien vain de per­suad­er les peu­ples de la faire. Les hommes refuseraient de se laiss­er har­nach­er et pré­cip­iter dans la four­naise, les femmes se met­traient devant les trains chargés d’emporter leurs fils et leurs maris, les hommes de sci­ence et de pen­sée se révolteraient et le pro­lé­tari­at décréterait la grève générale, tant le bel­li­cisme est con­tre nature.

Mais la guerre a tou­jours existé depuis le jour où deux tribus nomades se ren­con­trèrent for­tu­ite­ment. Sans doute un mélange de peur et de con­voitise les jeta alors l’une con­tre l’autre, et le vain­queur, enrichi des trou­peaux, des femmes et du butin con­quis, n’eut plus de cesse, la van­ité aidant, que de renou­vel­er son exploit. Ain­si naquit l’e­sprit guerrier.

Plus tard, les tribus fixées, les batailles dev­in­rent féo­dales. Puis, à force de com­bats et de vic­toires, les fiefs se changèrent en provinces, lesquelles, par l’ef­fet des con­quêtes et des alliances, s’a­grandirent en nations. Ain­si, par la ver­tu du rassem­ble­ment, les guer­res dev­in­rent-elles inter­na­tionales, puis enfin inter­con­ti­nen­tales, et pour cela d’au­tant plus dévastatrices.

Aujour­d’hui, deux adver­saires sub­sis­tent seule­ment, qui s’épou­van­tent l’un l’autre et men­a­cent de faire sur­gir une con­fla­gra­tion nou­velle pou­vant aller, celle-là, jusqu’à l’anéan­tisse­ment de l’hu­man­ité et même l’é­clate­ment de la planète. Et l’hu­man­ité, hagarde, se mon­tre inca­pable de se défaire de ce menaçant fléau incrusté en elle par l’ef­fet d’une démo­ni­aque accoutumance.

Qu’est-ce donc qui pousse à l’hos­til­ité les deux par­tis en présence ? Ce sont d’abord des préjugés poli­tiques et idéologiques aux­quels ils sont attachés par esprit de rou­tine par­ti­sane ; puis la ter­reur qu’ils s’in­spirent mutuelle­ment et qui, les pous­sant à aug­menter sans fin ni cesse la puis­sance mil­i­taire, accroît dan­gereuse­ment cette ter­reur, et donc les risques de guerre. C’est enfin l’am­bi­tion, stim­ulée par l’im­por­tance de l’en­jeu devenu cette fois gigan­tesque, puisqu’il n’est rien moins désor­mais que l’u­nivers tout entier.

Or il con­vient de remar­quer que cette con­quête, si par impos­si­ble elle venait à s’opér­er tout en lais­sant sub­sis­ter, au moins par­tielle­ment, l’hu­man­ité, aurait pour effet de met­tre fin ipso fac­to au bel­li­cisme, puisque le pou­voir se trou­verait rassem­blé dans une seule main, celle du con­quérant final.

ERREURS SOVIÉTIQUES. — Sup­posons un instant qu’il en soit ain­si, et même que ce vain­queur soit Staline. Il s’empresserait, suiv­ant son habi­tude, de répan­dre sur tous les ter­ri­toires sa police ter­ri­fi­ante dont on con­naît les procédés, lesquels con­sis­tent à empris­on­ner, tor­tur­er, assas­sin­er, et ain­si à obtenir 1a soumis­sion de tous par la sup­pres­sion des adver­saires éventuels et l’épou­vante des sur­vivants. Mais le Guépéou une fois instal­lé partout et obéi, il ne serait plus besoin, faute d’en­ne­mis, de s’acharn­er alors dans la fab­ri­ca­tion des arme­ments. Les arse­naux du monde entier pour­raient alors être trans­for­més pour la fab­ri­ca­tion de machines tou­jours plus pro­duc­tives et plus automa­tiques, et aus­si de biens de con­som­ma­tion tou­jours plus abon­dants. Que résul­terait-il de cette con­ver­sion ? Plus de bien-être et plus de loisirs pour tous, c’est-à-dire la fin de la mis­ère et de l’abrutisse­ment. En défini­tive, un bon­heur général­isé et tou­jours accru.

Et à vrai dire, si l’on observe ce qui se passe en U.R.S.S., on voit bien qu’il y est fait d’énormes sac­ri­fices à la folie des arme­ments, laque­lle se révèle extrême­ment coû­teuse en bien-être et en loisirs. Mais pour­tant on y dis­cerne aus­si le désir d’ac­croître ces derniers dans la mesure du pos­si­ble, ce qui se traduit par de grands efforts dans l’amélio­ra­tion du loge­ment, du vête­ment, de la nour­ri­t­ure, et aus­si de la cul­ture intel­lectuelle et artis­tique. Donc il est évi­dent que le but virtuel et final de Staline est bien de réalis­er le bon­heur des peu­ples sovié­tiques. Seule­ment, ce qu’il y a de trag­ique dans la cir­con­stance, c’est qu’il ne le sait pas, et donc jamais n’en par­le. Et s’il en est ain­si, c’est que ses maîtres, Marx et Lénine, ne l’ont pas davan­tage dis­cerné ni com­pris. Le pre­mier a con­clu ses énormes travaux d’homme de pen­sée par un com­man­de­ment d’homme de main, et c’é­tait pour inciter les pro­lé­taires à s’emparer du pou­voir par la vio­lence. De sorte que Lénine, une fois atteint ce but exclu­sive­ment désigné, et l’ayant dépassé, se trou­va com­plète­ment dépourvu, faute d’un nou­veau but à pour­suiv­re et d’un pro­gramme d’ac­tion. On le vit alors se lancer dans des impro­vi­sa­tions économiques et sociales désor­don­nées et même con­tra­dic­toires, en tout cas effroy­able­ment coû­teuses en souf­frances humaines.

Et que lais­sa-t-il après lui ? Quelques slo­gans résul­tant d’une inter­minable et brous­sailleuse dialec­tique et com­man­dant, notam­ment, d’abolir l’ex­ploita­tion de l’homme par l’homme, puis d’établir sur le monde la dic­tature du pro­lé­tari­at. Or rem­plac­er l’ex­ploita­tion des cap­i­tal­istes par celle de la bureau­cratie et de la police — dix fois plus pesante — ce n’est pas une réus­site. Car enfin, lorsqu’on trou­ve 51 per­son­nes dans la cen­trale élec­trique améri­caine d’Am­boy Sud, et 480 dans celle, équiv­a­lente, de Kemero­vo, on peut se deman­der où le con­som­ma­teur est exploité ! Quant à la con­quête du monde par le pro­lé­tari­at, c’est là pro­pre­ment un non-sens, puisque toute la doc­trine socia­lo-com­mu­niste vise pré­cisé­ment à la dis­pari­tion de ce pro­lé­tari­at. En réal­ité il s’ag­it non de la dic­tature des ouvri­ers, mais bien de celle du cama­rade Staline, dont l’am­bi­tion impéri­al­iste — pour­tant con­damnée à grands fra­cas par Marx et Lénine — se révèle chaque jour plus insatiable.

ERREURS CAPITALISTES. — Est-ce à dire que tous les torts soient du côté des bolcheviks ? Cer­taine­ment pas. À San-Fran­cis­co, Molo­tov a pu inter­peller Byrnes avec assur­ance en lui dis­ant en sub­stance : « Vous voulez nous empêch­er de réformer le monde, qui en a cepen­dant un urgent besoin, et pour­tant vous n’ap­portez vous-mêmes aucun pro­gram­mé con­struc­tif per­me­t­tant de le faire. » À quoi il n’y avait rien à répli­quer. Car enfin les libéraux, ren­for­cés dans leurs principes basés sur la loi empirique et paralysante de l’of­fre et de la demande, ne mon­trent en effet nulle inten­tion nova­trice, mais au con­traire le désir enrac­iné, la déter­mi­na­tion aveu­gle de dur­er, de pro­longer envers et con­tre tout un sys­tème dont il est pour­tant bien évi­dent qu’il est con­damné, immoral et absurde. Mais cela, les libéraux ne veu­lent pas le voir ni se ren­dre à cette évi­dence que, dans un avenir prochain, le régime cap­i­tal­iste ira irrémé­di­a­ble­ment se bris­er con­tre le mur des impos­si­bil­ités finan­cières, économiques et sociales.

Que se passera-t-il alors, si la guerre n’a pas éclaté entre temps, et si le pro­gramme d’une civil­i­sa­tion meilleure n’a pas été dressé ? Tout sim­ple­ment ceci, que les bolcheviks, qui partout ont leurs par­ti­sans et leurs cinquièmes colonnes, n’au­ront d’autre peine à pren­dre que de cueil­lir le fruit mûr et d’ap­pli­quer leur pro­gramme économique et polici­er. Or il faut le recon­naître, celui-ci est par­faite­ment apte à fonc­tion­ner, mais au prix d’une abom­inable bru­tal­ité engen­drant pour la grande majorité des hommes une cru­elle souf­france, due à l’op­pres­sion et à la ter­reur, c’est-à-dire, finale­ment, du plus grand mal­heur. Et c’est bien en cela que réside la trag­ique erreur de Staline. Car enfin c’est véri­ta­ble­ment faire preuve d’une incroy­able con­fu­sion que de pré­ten­dre assur­er le bon­heur des hommes par l’ef­fet de son con­traire : le malheur.

Il est vrai que l’er­reur des libéraux est tout aus­si fla­grante — si elle est moins bru­tale — qui con­siste à pré­ten­dre per­pétuer un sys­tème en dépit du mal­heur qu’il engen­dre lui aus­si, puisqu’il se mon­tre com­plète­ment inca­pable de sup­primer ces fléaux que sont l’in­jus­tice, la mis­ère, le sur­me­nage, les con­flits soci­aux et les sources des plus graves souf­frances. Certes, on ne doit pas oubli­er que les cap­i­tal­istes — sous l’aigu­il­lon du prof­it indi­vidu­el — ont fait accom­plir aux sci­ences, au machin­isme et à l’or­gan­i­sa­tion sci­en­tifique, pen­dant les cent dernières années, plus de pro­grès qu’ils n’en avaient fait durant tous les autres siè­cles précé­dents. Mais il est bien évi­dent que tous les abus dont ils se sont ren­dus coupables, et l’empirisme prim­i­tif sur quoi ils ont lais­sé se per­pétuer le sys­tème, ont con­duit celui-ci à sa déchéance. De sorte que nous le voyons aujour­d’hui ago­nis­er sans remède, dans d’ef­froy­ables convulsions.

L’ÉCHEC. — Étant don­né la grav­ité de cet échec, il vaut la peine d’en rechercher briève­ment les caus­es. Pour cela, com­mençons par nous deman­der quel est le principe moteur qui propulse — si fâcheuse­ment — notre régime en perdi­tion. Nous n’au­rons aucune peine à décou­vrir que c’est, sans aucun doute pos­si­ble, le prof­it indi­vidu­el. En effet, il est bien évi­dent que per­son­ne n’en­tre­prend jamais rien nulle part dans les domaines de la pro­duc­tion et de la dis­tri­b­u­tion des biens, sauf dans une inten­tion bien pré­cise, celle de faire des béné­fices. C’est là assuré­ment le seul stim­u­lant qui pousse les hommes à pro­duire et à échanger.

Il reste à mon­tr­er que ce stim­u­lant est malé­fique, et pourquoi. Pareille démon­stra­tion deman­derait de longs développe­ments ; nous devons ici nous borner à énumér­er les sept vices majeurs qui, selon nous, suff­isent à le con­damn­er et qui sont les suivants :

  1. L’idée de prof­it entre­tient les hommes dans un per­pétuel état d’an­tag­o­nisme pour l’ac­qui­si­tion, non seule­ment de la richesse et du super­flu, mais encore trop sou­vent du néces­saire, et ain­si les con­traint à une lutte frat­ri­cide et con­tin­uelle, exclu­ant toute idée d’en­traide et de coopéra­tion. Il est bien vain, dans ces con­di­tions, d’at­ten­dre de ces hommes qu’ils devi­en­nent frater­nels, ce qui serait pour­tant un pré­cieux élé­ment de bonheur ;
  2. L’idée de prof­it divise la société en deux class­es rivales dont l’une s’en­ri­chit des béné­fices réal­isés grâce au tra­vail de l’autre, laque­lle tolère à con­trecœur une telle injus­tice et réclame avec véhé­mence son abo­li­tion. D’où l’e­sprit de reven­di­ca­tion et de haine qui se man­i­feste par l’ef­fet des grèves, des révo­lu­tions et des guer­res civiles que nous savons toutes caus­es de désor­dre et non de pro­grès. De plus, et en dehors de ces excès, on voit s’or­gan­is­er les mass­es ouvrières en puis­sances syn­di­cales dans l’in­ten­tion de faire front aux puis­sances finan­cières. Entre ces deux forces con­traires, il devient de plus en plus dif­fi­cile aux hommes d’É­tat de gouverner ;
  3. L’idée de prof­it induit con­stam­ment cha­cun en ten­ta­tion d’ac­com­plir des actes mal­hon­nêtes, sous l’ef­fet de la con­voitise ressen­tie par tous ceux que ron­gent la mis­ère d’une part, l’am­bi­tion de l’autre, lesquelles résul­tent de l’iné­gal­ité choquante des sit­u­a­tions. D’où la cor­rup­tion qui tend tous les jours à s’é­ten­dre davan­tage dans le monde des affaires grandes et petites ;
  4. L’idée de prof­it intro­duit cette même cor­rup­tion dans les par­lements et les min­istères, de sorte que l’in­térêt privé des hommes en place vient trop sou­vent se sub­stituer à celui de la col­lec­tiv­ité, à l’in­verse de ce qui devrait être. D’où les abus et les trafics d’in­flu­ence que nous connaissons ;
  5. L’idée de prof­it per­met aux plus auda­cieux, aux plus habiles et aux moins scrupuleux de sat­is­faire leurs appétits d’en­richisse­ment d’abord, et de puis­sance ensuite. Ain­si devient-il lois­i­ble à cer­tains mag­nats de mon­ter des trusts et des car­tels visant à restrein­dre la pro­duc­tion et à con­tin­gen­ter la dis­tri­b­u­tion des biens les plus essen­tiels, comme de déter­min­er des crises moné­taires, de met­tre en échec la puis­sance gou­verne­men­tale ; et même de provo­quer des guerres ;
  6. L’idée de prof­it a provo­qué l’in­sti­tu­tion de mon­naies ayant pour but de favoris­er les échanges, et donc la réal­i­sa­tion des béné­fices. Ces mon­naies ont servi à des spécu­la­tions éhon­tées dont les con­som­ma­teurs ont tou­jours fait les frais, et aus­si, à des manip­u­la­tions gou­verne­men­tales qui ont eu pour effet de dégrad­er pro­gres­sive­ment leur valeur. D’où l’enchérisse­ment con­tin­uel des pro­duits et le mécon­tente­ment des mass­es, portées à exiger de con­tin­uelles hauss­es de salaires. De ces hauss­es ne pou­vait résul­ter que celle des prix de vente, d’où l’ag­gra­va­tion du déficit budgé­taire et une nou­velle dépré­ci­a­tion du pou­voir d’achat. Ain­si se referme per­pétuelle­ment le cer­cle infer­nal. De sorte que, non seule­ment la mon­naie tyran­nise ceux qu’elle devrait servir en les dépouil­lant, les affamant et les dés­espérant, mais encore elle con­duit tout droit le régime à son inéluctable faillite ;
  7. Enfin, l’idée de prof­it tend à s’op­pos­er à la dis­tri­b­u­tion des biens et des loisirs dès que ceux-ci se mul­ti­plient sous l’ef­fet des pro­grès mécaniques ; car l’abon­dance dévore le prof­it, ce qui implique la néces­sité d’en­tretenir la pénurie. Or les sci­ences et les tech­niques, en ver­tu de leurs inces­santes décou­vertes et réus­sites, visent per­pétuelle­ment à sub­stituer à cette pénurie une abon­dance tou­jours accrue de ces biens et de ces loisirs. Comme la guerre est évidem­ment le meilleur moyen con­nu pour détru­ire les excé­dents, utilis­er les chômeurs et ramen­er par ses dévas­ta­tions la pos­si­bil­ité de nou­veaux prof­its, les gou­verne­ments sont tout naturelle­ment enclins à la con­sid­ér­er comme inévitable, et finale­ment à la faire.

LE PROBLÈME. — En rai­son de ces vices majeurs, et sans par­ler des autres, on peut donc affirmer en con­clu­sion que le principe moteur de notre civil­i­sa­tion — le prof­it indi­vidu­el — est abom­inable, absurde et tyran­nique, et que par con­séquent il serait aus­si stu­pide que crim­inel d’en pro­longer le règne. Mais alors se pose la ques­tion de savoir par quoi le rem­plac­er. Car nous ne devons pas per­dre de vue que si l’idée de prof­it est à rejeter, elle est, encore une fois, le seul stim­u­lant qui pousse les hommes à entre­pren­dre, pro­duire et échang­er. Tel est le prob­lème essen­tiel de la civil­i­sa­tion qui se dresse devant nous.

Or lorsqu’il s’ag­it de résoudre un prob­lème quel qu’il soit, la pre­mière chose à faire est de s’ap­pli­quer à en pos­er claire­ment les don­nées. Et juste­ment il n’ap­pa­raît pas — c’est bien là le drame — que celles du prob­lème de la civil­i­sa­tion l’aient jamais été.

Encore, avant de for­muler les don­nées, est-il indis­pens­able de déter­min­er le but que l’on désire attein­dre, le genre de solu­tion à rechercher. Car enfin on n’a pas fait la décou­verte de l’én­ergie nucléaire en pour­suiv­ant celle du radar, ou inverse­ment ; ceci nous amène à pos­er la ques­tion de savoir quel est le but de la civil­i­sa­tion, ou plutôt quel devrait être le but de celle que le monde attend dans l’an­goisse, sinon le désespoir.

Cette inter­ro­ga­tion nous amène aus­sitôt à nous deman­der ce que les hommes peu­vent bien désir­er unanime­ment le plus ; ce qui, en somme, les sat­is­ferait le mieux, du triple point de vue matériel, social et spirituel.

Bien que nous con­nais­sions d’a­vance la réponse, qu’il nous soit per­mis, pour nous faire mieux com­pren­dre, d’emprunter un détour en déter­mi­nant plutôt ce que les hommes peu­vent bien détester le plus, ce con­tre quoi ils entrent en lutte avec le plus d’acharne­ment. Nous n’au­rons pas de peine à démon­tr­er que cet enne­mi nº 1, c’est le mal­heur, en rai­son des souf­frances dont il s’ac­com­pa­gne. Or que faisons-nous lorsque nous fuyons devant le mal­heur ? Nous cher­chons à nous rap­procher de son con­traire qui n’est autre que le bon­heur. Par con­séquent le but que les hommes et les peu­ples pour­suiv­ent de toute évi­dence, c’est le bon­heur. Seule­ment ils ne le savent pas encore.

Cette trag­ique igno­rance vient de ce que, jusqu’à présent, c’est de bon­heur égoïste qu’ils se sont mon­trés avides. Or dans ce cas le bon­heur des uns fait trop sou­vent le mal­heur des autres. De plus, les moral­istes ne se sont appliqués à prêch­er qu’une éthique indi­vidu­elle se résumant en somme à ceci : soyez vertueux et vous serez heureux. Mais mal­heureuse­ment la ver­tu, dans la foire d’empoigne où nous nous bagar­rons sans fin ni cesse, est chose malaisée à pratiquer.

En réal­ité ce qu’il faut dis­cern­er, c’est que les hommes et les peu­ples, sous la poussée du pro­grès, se trou­vent désor­mais imbriqués dans un sys­tème où s’ex­erce une sol­i­dar­ité de plus en plus étroite. De sorte qu’ils ne peu­vent plus, en aucune façon, pré­ten­dre être heureux les uns sans les autres. Par con­séquent, si le but de l’hu­man­ité est bien le bon­heur, ce devrait être « le plus grand bon­heur du plus grand nom­bre », suiv­ant la belle for­mule de Ben­tham, c’est-à-dire finale­ment le bon­heur uni­versel. Or il est trop évi­dent que, dans la sin­istre con­jonc­ture où nous nous débat­tons, c’est le mal­heur que nous nous acharnons à répan­dre partout. Et encore nous en est-il promis de bien plus ter­ri­ble pour le proche avenir, vu l’aveu­gle­ment des quelques chefs qui gou­ver­nent le monde et leur trag­ique manque d’imagination.

Quoi qu’il en soit, peut-être pou­vons-nous main­tenant pos­er comme suit le prob­lème de la civil­i­sa­tion qui se dresse aujour­d’hui devant nous de façon si dramatique :

Étant donné :

  1. Une human­ité occupée à forg­er de toute son ardeur un mal­heur général­isé que pour­tant elle abomine ;
  2. La nociv­ité du moteur qu’elle a élu par mégarde (le prof­it indi­vidu­el) pour la propul­sion de son sys­tème social ;
  3. L’ig­no­rance où elle se trou­ve de ce que le but virtuel est le bon­heur universel ;

Déter­min­er les lois du bon­heur humain ;

Dire quel principe moteur de rem­place­ment devrait être adopté ;

Mon­tr­er suiv­ant quelle méth­ode il serait pos­si­ble de met­tre en œuvre ces lois et ces principes.

Parce que ces lois du bon­heur nous sont encore incon­nues, il serait absurde d’af­firmer qu’elles n’ex­is­tent pas. Elles exis­tent, c’est cer­tain, de même qu’ex­is­taient, avant qu’on ne les ait trou­vées, celles de la vapeur et de l’élec­tric­ité. Il s’ag­it seule­ment de les découvrir.

En somme, dans quelles occa­sions l’homme est-il mal­heureux ? Lorsqu’il souf­fre de la mis­ère, du deuil, du dés­espoir, etc. C’est-à-dire lorsque ses besoins de bien-être, d’af­fec­tion, d’e­spérance, etc., sont insat­is­faits. Donc, pour le ren­dre heureux, il fau­dra combler ses besoins, tous ses besoins, et du mieux possible.

La descrip­tion de ces derniers appellerait des développe­ments sub­stantiels ; nous devons nous borner ici à les énumér­er sché­ma­tique­ment dans leur ordre hiérar­chique, après les avoir con­cen­trés en six caté­gories majeures qui sont les suiv­antes : 1° le besoin vital, impli­quant la néces­sité de boire, manger, dormir, s’abrit­er, se vêtir, pro­créer, etc., faute de quoi l’e­spèce s’éteindrait ; 2° le besoin de bien-être et de con­fort, que les moyens de pro­duc­tion tou­jours en pro­grès devraient per­me­t­tre de sat­is­faire à brève échéance ; 3° le besoin sportif, né avec l’ap­pari­tion des loisirs, et qui se mon­tre de plus en plus impératif ; 4° le besoin de cul­ture sci­en­tifique, intel­lectuelle et artis­tique, qui s’éveillera partout le jour où il sera facile à cha­cun de le sat­is­faire grâce à des temps libres suff­isants et à des équipements idoines ; 5° le besoin d’amour qui s’ex­erce le plus volon­tiers dans la famille, mais ne deman­dera qu’à se répan­dre sous forme d’ami­tié, le jour où auront dis­paru les antag­o­nismes et l’ag­i­ta­tion qui nous dévore ; 6° enfin, le besoin religieux, voca­ble sous lequel il con­vient de désign­er toute pour­suite d’un idéal rassem­blant et « reliant » une mul­ti­tude dans un même élan généra­teur de joie, d’en­t­hou­si­asme et d’e­sprit de sac­ri­fice. Telle pour­rait être une reli­gion du bon­heur humain visant à créer le par­adis ter­restre, et à laque­lle cha­cun serait libre d’a­jouter ses croy­ances touchant les félic­ités éternelles.

LE PRINCIPE MOTEUR. — Que par des moyens appro­priés on vienne à sat­is­faire ces besoins, on comblerait du même coup celui qui les domine tous, et qui est le besoin d’être heureux. Voyons main­tenant com­ment con­cili­er la sat­is­fac­tion de ces besoins avec les néces­sités de l’ex­is­tence, et quel stim­u­lant de rechange nous pour­rions décou­vrir pour rem­plac­er celui du prof­it égoïste.

Pour cela, sup­posons qu’une pop­u­la­tion de cinquante mille habi­tants, par exem­ple, se trou­ve assem­blée dans une cité con­stru­ite dans l’in­ten­tion bien pré­cise de pro­cur­er à tous le plus grand bon­heur pos­si­ble ; et qu’en échange d’un tra­vail quo­ti­di­en mod­éré, tous les besoins vitaux et de con­fort soient sat­is­faits. Que, de plus, les enfants et les par­ents âgés soient pris en charge par la cité, laque­lle dis­tribuerait en out­re des soins gra­tu­its et pro­cur­erait à tous bien-être et sécurité.

Comme nul ne saurait faire vingt repas par jour ni utilis­er plusieurs lits, radios ou salles de bains, on ver­rait les besoins matériels ren­con­tr­er vite la sat­u­ra­tion. Qu’est-ce qui, alors, servi­rait de stim­u­lant à la pop­u­la­tion con­sid­érée, et la pousserait à pro­duire le plus et le mieux pos­si­ble ? Ce serait, d’une part le désir de dis­pos­er de tou­jours plus de loisirs pour les besoins de cul­ture physique, intel­lectuelle et artis­tique, d’autre part la pas­sion de voir réus­sir une expéri­ence ten­tée à l’ef­fet de pro­cur­er à ses par­tic­i­pants tou­jours plus de bon­heur. S’il était enten­du que dans cette cité spé­cial­isée à out­rance pour la fab­ri­ca­tion des bicy­clettes, par exem­ple, tout pro­grès mécanique ou tout zèle sup­plé­men­taire venant accélér­er la pro­duc­tion se traduirait par une attri­bu­tion de loisirs sup­plé­men­taires, on ver­rait la foule des tra­vailleurs — depuis le prin­ci­pal ingénieur jusqu’au plus jeune des appren­tis — s’ac­tiv­er pour décou­vrir les meilleurs procédés d’usi­nage et adopter les cadences les plus vives afin d’ac­croître tou­jours les temps libres.

LA MÉTHODE. — Recher­chons à présent quelle méth­ode serait la plus pro­pre à faire pass­er au mieux dans les faits les lois et les principes retenus, tout en créant un nou­veau style de vie. À vrai dire, cette méth­ode existe, et c’est tout sim­ple­ment celle de l’Or­gan­i­sa­tion Sci­en­tifique du Tra­vail, dont Tay­lor a été l’ini­ti­a­teur et qui a reçu depuis, par­ti­c­ulière­ment aux États-Unis, en Alle­magne et en Russie, un incroy­able développement.

Cette sci­ence de l’or­gan­i­sa­tion vise essen­tielle­ment à rechercher les moyens d’ap­pli­ca­tion les plus effi­cients tout en réal­isant la plus grande économie d’ef­forts. Et c’est pourquoi elle a accom­pli de si éton­nants mir­a­cles dans le domaine de la pro­duc­tion. Mais la meilleure démon­stra­tion de son pou­voir, elle l’a don­née pen­dant la guerre en dévelop­pant de façon inouïe aux États-Unis la fab­ri­ca­tion des arme­ments, ce qui leur a per­mis d’équiper et d’ap­pro­vi­sion­ner simul­tané­ment leurs armées d’Ori­ent et d’Oc­ci­dent, plus celles des Russ­es, des Anglais et des Français.

Si l’Or­gan­i­sa­tion Sci­en­tifique a fait mer­veille dans la guerre en dépit des mobil­i­sa­tions, des sur­me­nages et des dévas­ta­tions, quels bien­faits ne pour­rait-on pas en atten­dre dans les oeu­vres de paix ? Hélas, jusqu’alors, les chefs d’É­tat n’ont pas songé à en faire l’ap­pli­ca­tion aux pro­grammes min­istériels, pour cette rai­son que leurs préoc­cu­pa­tions sont avant tout par­ti­sanes et élec­torales. Pour­tant l’aver­tisse­ment de Tay­lor, pronon­cé il y a cinquante ans bien­tôt, n’é­tait-il pas par­faite­ment clair et promet­teur ? « La meilleure organ­i­sa­tion — a‑t-il dit — est une véri­ta­ble sci­ence basée sur des règles, des lois et des principes bien défi­nis ; les principes fon­da­men­taux de l’or­gan­i­sa­tion sci­en­tifique sont applic­a­bles à toutes les formes de l’ac­tiv­ité humaine depuis les plus sim­ples de nos actes indi­vidu­els jusqu’aux travaux de nos grandes sociétés qui exi­gent la coopéra­tion la plus étudiée ; lorsque ces principes sont cor­recte­ment appliqués, les résul­tats obtenus sont remarquables. »

Ceci vent dire que les règles, les lois et les principes de l’Or­gan­i­sa­tion Sci­en­tifique seraient par­faite­ment applic­a­bles à la civil­i­sa­tion une fois le but fixé : le bon­heur, et le nou­veau stim­u­lant adop­té : l’ap­pétit de loisirs joint et celui de la réus­site.

LA CONJONCTURE. — De ce qui précède, nous sommes amenés à con­clure que : 1° la civil­i­sa­tion est à refaire ; 2° quelle doit l’être dans le tout de pro­cur­er à tous le plus grand bon­heur pos­si­ble ; 3° que le plan doit en être établi suiv­ant des principes nou­veaux, et en emprun­tant les règles de l’Or­gan­i­sa­tion Sci­en­tifique ; 4° que ce plan, pour faire lever sur le monde l’e­spérance et l’en­t­hou­si­asme indis­pens­ables, doit être séduisant ; 5° que pour être tel, il ne doit pas se borner à offrir des abstrac­tions et des slo­gans, mais offrir des solu­tions con­crètes, et jusqu’à la maque­tte de la cité nou­velle pro­posée, de façon à ce que cha­cun puisse se faire une représen­ta­tion imagée du nou­veau style de vie devant résul­ter de sa mise en œuvre.

Or com­ment les peu­ples ont-ils été gou­vernés jusqu’alors ? Suiv­ant deux procédés : la dic­tature — qui emprunte des moyens de coerci­tion et de ter­reur poli­cière — et le sys­tème démoc­ra­tique, lequel s’est mal­heureuse­ment per­du dans la surenchère élec­torale, la querelle par­lemen­taire et l’in­tran­sigeance aveu­gle des par­tis. D’où son impuis­sance à résoudre les prob­lèmes essen­tiels, aujour­d’hui démon­trée. Mais il est un troisième procédé qui n’a jamais été mis à l’épreuve, et c’est celui qui con­sis­terait à séduire les peu­ples par l’aspect avenant des réal­i­sa­tions pro­posées, et ain­si de sus­citer chez eux — en même temps que leur foi et leur ent­hou­si­asme — le dévoue­ment et l’e­sprit de sac­ri­fice indis­pens­ables à la réus­site des grandes entreprises.

Et qu’on ne vienne pas dire que bon­heur et sac­ri­fice sont incom­pat­i­bles ou même advers­es. Il n’est, en réal­ité, plus grande joie que de se dévouer sans compter, Les Croisés le mon­trèrent jadis, et plus récem­ment les nazis — il est vrai pour une cause démo­ni­aque. Les foules humaines ont per­du la foi chré­ti­enne qui leur procu­rait, out­re les con­so­la­tions et l’e­spérance, le besoin de se sac­ri­fi­er sans con­di­tion. Sa dis­pari­tion a lais­sé en elles un vide insup­port­able, et elles ne con­naîtront ni quié­tude ni allé­gresse tant que quelque nou­velle ado­ra­tion ne sera venue le combler.

NÉCESSITÉ DU PLAN. — Le plan séduisant d’une civil­i­sa­tion uni­verselle dans lequel cha­cun pour­rait voir la promesse de son pro­pre bon­heur coïn­cider avec celui de tous, serait de nature à faire renaître la flamme des grandes con­vic­tions et des générosités spontanées.

Mais, dira-t-on, qui trac­era ce plan ? Les diplo­mates dressés à l’op­por­tunisme et aux habiles sub­til­ités s’en mon­trent inca­pables, à l’O.N.U. Les chefs d’É­tat, for­més aux luttes par­ti­sanes, ne con­nais­sent que des pro­grammes poli­tiques étroits et désuets qui les con­duisent irrémé­di­a­ble­ment à la guerre. Les philosophes se réfugient dans des abstrac­tions où ils se délectent, et d’ailleurs sont accusés de trahi­son lorsqu’ils quit­tent leur tour d’ivoire. Quant aux soci­o­logues, on les voit se pas­sion­ner dans l’ob­ser­va­tion des choses du passé dont les enseigne­ments périmés sont sans valeur pour la décou­verte — pour­tant si urgente — des solu­tions mod­ernes et salvatrices.

Quant aux hommes de sci­ence, on peut leur reprocher de trop se con­fin­er dans leurs lab­o­ra­toires et bib­lio­thèques. Pour­tant ils ont pris dans le monde — mais sans paraître. s’en ren­dre compte — une impor­tance pri­mor­diale puisque, tant dans le domaine économique que dans celui de l’arme­ment, ils ont, avec l’aide des tech­ni­ciens, apporté partout des boule­verse­ments fan­tas­tiques. Ain­si les a‑t-on vus, par l’ef­fet du machin­isme et de l’Or­gan­i­sa­tion Sci­en­tifique, faire naître et croître l’abon­dance où était la pénurie, ce qui a faussé défini­tive­ment la loi sacro-sainte de l’of­fre et de la demande, et fait sauter tout le sys­tème. Par ailleurs, à Hiroshi­ma, ils ont avec leur bombe atom­ique ruiné en une sec­onde toute la sci­ence militaire.

Si donc leur puis­sance virtuelle est si grande qu’il leur est lois­i­ble de tout dis­lo­quer sans même le vouloir, par la seule ver­tu de leurs décou­vertes, on peut croire qu’ils seraient aptes à accom­plir de bien plus grands prodi­ges encore si on leur demandait de les coor­don­ner sci­en­tifique­ment pour la créa­tion d’une civil­i­sa­tion heureuse. Seule­ment, per­son­ne ne le leur demande, parce que les politi­ciens se croient seuls désignés pour diriger les des­tinées des peu­ples, et cela en dépit des reten­tis­sants échecs qu’ils accu­mu­lent si mag­nifique­ment, et depuis si longtemps, dans leurs vains et inces­sants replâ­trages. Et quant aux peu­ples, dom­inés qu’ils sont par la con­trainte autori­taire des dic­ta­teurs, ou bien sub­jugués par les jeux par­lemen­taires, ils n’aperçoivent pas le moyen de sor­tir de la trag­ique impasse.

FÉDÉRALISME. — On leur par­le bien, il est vrai, de fédér­er les États, et même d’établir un gou­verne­ment mon­di­al. Mais cela ne leur donne aucune vue pré­cise de l’amélio­ra­tion devant résul­ter pour eux de ce change­ment ; et c’est pourquoi ils ne se pas­sion­nent pas pour de tels pro­jets. D’ailleurs, ceux qui tra­vail­lent à l’étab­lisse­ment de ceux-ci par­tent d’un faux principe, en ce qu’ils font un but de ce qui ne devrait être pris que comme un moyen, un instru­ment. « Fédérons les nations, dis­ent-ils, faisons-leur aban­don­ner leurs sou­verainetés ; et tout ira bien, la paix sera assurée ! » Mais cela ne mon­tre nulle­ment à la ménagère angois­sée, au père de famille découragé, quelles amélio­ra­tions leur apporteraient ces change­ments. Et c’est pourquoi ils devi­en­nent encore plus indif­férents, sinon méfi­ants, lorsqu’on leur par­le de fonder un par­lement chargé d’établir une con­sti­tu­tion fédérale ; car cela ne représente à leurs yeux que quelques années de bavardages sup­plé­men­taires, et de vaines querelles engen­drant de nou­velles décep­tions. Or ils savent bien que le temps presse ter­ri­ble­ment, puisque le sort du monde est sus­pendu à des intu­itions et à des événe­ments imminents.

Toute dif­férente serait la pop­u­lar­ité des fédéral­istes s’ils dis­aient plutôt : « Nous voulons établir une civil­i­sa­tion rationnelle visant au bon­heur unanime ; et voici finale­ment la cité que nous avons imag­inée et où, en échange de quelques heures de tra­vail quo­ti­di­en, vous con­naîtriez la sécu­rité, le bien-être, de nom­breux loisirs, et aus­si les bien­faits de l’ami­tié, puisque toute idée de prof­it per­son­nel — et donc d’an­tag­o­nisme — en aurait dis­paru. Et nous avons aus­si dressé le pro­gramme économique des échanges mon­di­aux qui per­me­t­tra de cou­vrir le monde de ces cités et d’y entretenir l’e­uphorie ; cela, suiv­ant un sys­tème coif­fé par un gou­verne­ment uni­versel, choisi entre tous parce qu’il nous a paru devoir être le plus effi­cient et con­duire aux meilleurs résul­tats. » Voilà un lan­gage qui serait com­pris des mass­es, tan­dis que les réformes abstraites les indif­fèrent. Or, encore une fois, rien de grand ne s’ac­com­pli­ra désor­mais dans le monde sans leur con­cours généreux et enthousiaste.

LES HOMMES DE SCIENCE. — Mais revenons main­tenant aux hommes de sci­ence. Si nous les con­sid­érons atten­tive­ment, nous remar­quons que la minu­tie de leurs recherch­es les pousse à une extrême spé­cial­i­sa­tion qui tend à les isol­er de leurs sem­blables ; car ils affec­tion­nent la soli­tude pour y con­cen­tr­er leur esprit. Mais à quelle fin dernière des­ti­nent-ils leurs travaux ? Ils ne le savent pas tou­jours, ayant nég­ligé d’ap­pro­fondir le prob­lème, pas­sion­nés qu’ils sont par leurs recherch­es. Pour­tant celles-ci, on n’en saurait douter, visent tou­jours finale­ment à accroître le bon­heur de l’hu­man­ité, sauf, hélas ! lorsqu’en ver­tu d’une triste aber­ra­tion, elles vien­nent servir à des fins militaires.

La chose est facile à démon­tr­er. En effet, à sup­pos­er qu’un physi­cien, par exem­ple, vienne à accom­plir une décou­verte cent fois plus impor­tante et sen­sa­tion­nelle que celle de l’én­ergie atom­ique elle-même ; à quoi pour­rait-elle bien servir si, sor­tant de son lab­o­ra­toire souter­rain, il ne trou­vait plus autour de lui que des morts, vic­times d’une guerre qui aurait éclaté entre temps ? À rien, évidemment.

LA SCIENCE SOCIALE. — Par con­séquent, si les hommes renonçaient à la guerre et au prof­it indi­vidu­el, tous les pro­grès résul­tant des travaux sci­en­tifiques viendraient incon­ti­nent se met­tre au ser­vice du bien com­mun dans un but de per­fec­tion­nement inces­sant. Seule­ment il est à crain­dre que la chose ne se fasse pas toute seule, comme en ver­tu d’un mirac­uleux automa­tisme. C’est pourquoi il appa­raît indis­pens­able qu’une sci­ence coor­di­na­trice vienne coif­fer toutes les autres à des fins de syn­thèse. Tel serait le rôle émi­nent que devrait jouer la Sci­ence Sociale, laque­lle mal­heureuse­ment en est encore aux balbutiements.

Quelle devrait être donc la mis­sion de cette Sci­ence Sociale ?

De pos­er avec pré­ci­sion, à toutes les sci­ences divers­es, des prob­lèmes les con­cer­nant, et dont les solu­tions viendraient jouer au béné­fice de l’hu­man­ité. Ain­si, les arse­naux fer­més et les trusts mis au ser­vice du bien com­mun, les savants du monde entier, sol­lic­ités, auraient sans doute vite fait de décou­vrir les moyens de faire sur­gir partout l’abon­dance, d’abolir le can­cer, la tuber­cu­lose et la syphilis, comme de régler les saisons et la tem­péra­ture, tout cela pour le plus grand bon­heur des hommes. Par con­tre, s’il était jugé que telle décou­verte, par sa divul­ga­tion, devait s’avér­er con­traire au bien de la société, il appar­tiendrait aux respon­s­ables de la Sci­ence Sociale d’en étouf­fer la nouvelle.

LES SAVANTS ATOMIQUES. — Mais, fera-t-on observ­er, les savants ne s’oc­cu­pent pas de Sci­ence Sociale ; il est donc vain de compter sur eux pour la dévelop­per. Cette affir­ma­tion serait peut-être val­able, n’é­taient l’in­quié­tude et la volon­té d’a­gir qui se man­i­fes­tent dans leurs cer­cles, et en par­ti­c­uli­er au sein de la com­mis­sion atom­ique de l’O.N.U., laque­lle rassem­ble prob­a­ble­ment les cerveaux les plus émi­nents du monde entier. Or ce comité a lancé un appel en juil­let 1948, dans lequel il dénonce avec émo­tion les effroy­ables dan­gers qui men­a­cent l’hu­man­ité. « Nous ren­dons publique notre posi­tion — y est-il dit — dans la pen­sée que dans une démoc­ra­tie, c’est le devoir de tout citoyen de con­tribuer à clar­i­fi­er les grands prob­lèmes et d’aider à leurs solu­tions. Les savants ont une posi­tion par­ti­c­ulière dans la sit­u­a­tion trag­ique où se trou­ve aujour­d’hui l’hu­man­ité et qui men­ace de détru­ire notre civilisation. »

Ain­si voit-on les meilleurs cerveaux du monde pren­dre soudain con­science de leur respon­s­abil­ité, s’épou­van­ter des con­séquences pos­si­bles de leurs décou­vertes et man­i­fester la volon­té de trou­ver les moyens pro­pres à en con­jur­er les dan­gereux effets. Et il con­vient de soulign­er que, pour rédi­ger cet appel — et quelques autres — il a bien fal­lu que les savants sor­tent de leurs lab­o­ra­toires pour dis­cuter de la con­di­tion humaine. Ce faisant, peut-être ont-ils fondé la Sci­ence Sociale, sans même le savoir, tant leur autorité est grande dans le monde et leur audi­ence uni­verselle­ment éten­due. Mais que ne serait-ce pas si, prenant con­science de leur mis­sion, ils se décidaient à rechercher les lois essen­tielles de cette sci­ence suprême, afin de trac­er le plan ini­tial de la civil­i­sa­tion nouvelle ?

Voyons main­tenant pourquoi les mass­es sont prêtes à accorder leur con­fi­ance aux hommes de sci­ence les plus en vue. C’est : 1° parce que ceux-ci n’ont pas démérité à leurs yeux ; 2° parce qu’elles respectent en eux le pres­tige que leur con­fèrent le savoir tran­scen­dant et le dés­in­téresse­ment ; 3° parce qu’elles savent qu’ils con­sacrent leur vie à la recherche et à la décou­verte, et qu’il n’est juste­ment rien tant besoin, aujour­d’hui, que de rénover l’u­nivers dans un grand effort d’imag­i­na­tion et de méth­ode ; 4° parce que, habitués à se con­cert­er par-dessus les fron­tières pour la com­mu­ni­ca­tion de leurs travaux, ils ont acquis un esprit de coopéra­tion uni­verselle ; 5° parce que la mul­ti­tude des ingénieurs et des tech­ni­ciens, habitués à trans­pos­er dans le con­cret les décou­vertes des savants, seraient prêts, de con­cert avec les sta­tis­ti­ciens et les organ­isa­teurs, à orchestr­er avec zèle la grande sym­phonie du bon­heur universel.

Seule­ment, con­nais­sance et imag­i­na­tion ne vont pas tou­jours de pair ; par con­tre il y a cer­taine­ment de par le monde des hommes de bonne volon­té mais de peu de savoir qui pour­tant sont capa­bles d’ingénieux efforts d’imag­i­na­tion créa­trice. La pre­mière préoc­cu­pa­tion des savants atom­iques — une fois jetées les pre­mières bases de la Sci­ence Sociale — devrait donc être de pren­dre con­nais­sance de tous les travaux accom­plis dans le monde par tous ceux, obscurs ou illus­tres, qui se sont effor­cés de trou­ver au prob­lème humain des solu­tions judi­cieuses. Un tel procédé est bien d’ailleurs dans leur ligne puisqu’on leur voit ter­min­er par ces mots leur man­i­feste : « Nous appelons tous les peu­ples à tra­vailler à un règle­ment qui nous don­nera la paix. » Or ces travaux épars sont nom­breux assuré­ment. On y trou­verait sans doute un grand fatras d’inu­til­ités ; mais un bon secré­tari­at aurait tôt fait de débrous­sailler la matière et d’en extraire la sub­stance essen­tielle pour l’étab­lisse­ment du grand pro­jet de la réno­va­tion mondiale.

Ce pro­jet établi, et avant de le dif­fuser, les savants atom­iques seraient bien inspirés de tenir sur quelque point du globe un con­grès où toutes les sociétés savantes du monde (y com­pris celles de l’U.R.S.S. bien enten­du) seraient invitées à envoy­er leurs délégués pour l’é­tude atten­tive du plan pro­posé. Celui-ci recevrait des amende­ments, chaque groupe étu­di­ant les ques­tions débattues sous l’an­gle de la sci­ence de sa spé­cial­ité. Il n’y a aucun doute que l’an­nonce d’un tel con­grès réu­ni dans l’in­ten­tion non de rédi­ger un texte con­sti­tu­tion­nel devant servir d’al­i­ment à d’in­ter­minables dis­putes poli­tiques, mais dans celle de jeter les bases d’une société rationnelle et heureuse, aurait dans le monde un immense reten­tisse­ment. Car les peu­ples auraient con­science que, pour la pre­mière fois, leur sort serait décidé, non plus par l’ef­fet du hasard, de la force abu­sive ou de la querelle par­lemen­taire, mais sous le signe de la bien­veil­lance et de la lucidité.

Les délégués emporteraient ensuite le pro­jet, amendé, pour le soumet­tre dans leurs pays à l’ap­pré­ci­a­tion de leurs pairs. Après quoi une nou­velle con­férence mon­di­ale se tiendrait pour dress­er défini­tive­ment le plan de la réno­va­tion uni­verselle. Celui-ci serait alors dif­fusé avec toute l’emphase néces­saire afin de sus­citer dans le monde entier le vaste mou­ve­ment d’ap­pro­ba­tion et de coopéra­tion indis­pens­able à la réus­site de la plus grande entre­prise humaine qui ait jamais été conçue.

HIÉRARCHIE, DES SCIENCES. — Si, à la vue des plans et des maque­ttes, ce mou­ve­ment se pro­dui­sait en effet, ain­si qu’il est per­mis de l’e­spér­er, un comité directeur serait nom­mé, com­posé des meilleurs cerveaux ouverts à la Sci­ence Sociale, et aus­si des com­mis­sions com­posées des savants les plus imag­i­nat­ifs et les mieux désignés dans cha­cune des sci­ences divers­es con­sid­érées. Et peut-être n’est-il pas mau­vais de prévoir, dès main­tenant, entre ces dernières, une sorte de hiérar­chie assig­nant à cha­cune son rang et son importance.

Nous l’avons vu, la sci­ence nº 1 devrait être la Sci­ence Sociale visant à faire vivre les hommes en société organ­isée, ain­si qu’ils en mon­trent le goût, et heureux, suiv­ant leur voca­tion majeure. Les meilleurs cham­pi­ons de toutes les autres sci­ences devraient se met­tre à son ser­vice, ain­si qu’ils ont fait durant la guerre en Grande-Bre­tagne dans leurs comités de « Recherch­es Opéra­tionnelles » pour les décou­vertes d’or­dre mil­i­taire. Et puisque la Sci­ence Sociale aurait pour but, en somme, de servir l’homme du mieux pos­si­ble, rien ne serait plus utile que d’é­tudi­er sci­en­tifique­ment celui-ci par le moyen de la sci­ence psy­chologique, afin d’ap­pren­dre à con­naître sa nature, ses aspi­ra­tions, ses pos­si­bil­ités, et de déter­min­er les meilleures règles de son bon­heur à la fois indi­vidu­el et col­lec­tif. Mais, pour ce faire, il con­viendrait d’é­carter les psy­cho­logues de for­ma­tion livresque, dont la spé­cial­ité est de se per­dre dans les spécu­la­tions abstraites, afin d’as­sur­er plutôt le con­cours de chercheurs aux vues dynamiques et effi­cientes rom­pus aux épreuves expéri­men­tales dans les branch­es divers­es de la réflex­olo­gie, de la morale, de la psy­chi­a­trie, de la psy­ch­analyse, de l’é­d­u­ca­tion, etc., sachant com­bi­en cer­taines de ces sci­ences ont fait récem­ment pro­gress­er la con­nais­sance psy­chique de l’homme et de l’enfant.

Viendraient ensuite l’eugénisme, la biolo­gie, la sci­ence médi­cale, celles de la chirurgie et de l’hy­giène, qui toutes doivent con­tribuer au per­fec­tion­nement de la san­té et de l’e­spèce. Puis les sci­ences exactes dont l’im­por­tance et la noblesse ne sauraient être con­testées mais qui, ayant pour but de met­tre leurs décou­vertes au ser­vice de l’homme et de la société, doivent logique­ment recevoir deman­des et direc­tives des psy­cho­logues et des sociologues.

Il con­vient aus­si de men­tion­ner tout spé­ciale­ment la sci­ence urbaine, qui devra résoudre au mieux les prob­lèmes du loge­ment, du con­fort, du tra­vail ménag­er, ain­si que celui de l’u­til­i­sa­tion des loisirs à des fins de cul­ture physique, intel­lectuelle et artis­tique. Et, bien enten­du, toutes les solu­tions retenues dans ce domaine devront être étudiées en con­sid­éra­tion de la femme et de l’en­fant. Cela fait trop longtemps que les lois et les cou­tumes favorisent l’homme au détri­ment de sa com­pagne, laque­lle con­naît générale­ment le sur­me­nage et la claus­tra­tion dus à l’esclavage ancil­laire qui est encore son lot. La plu­part du temps, lev­ée la pre­mière et couchée la dernière, la femme s’épuise en travaux inter­minables et insipi­des, tan­dis que son mari s’at­tribue tout le mérite du labeur. Or celui-ci est en régres­sion con­stante puisque, en cent ans, il est passé de 90 à 40 heures par semaine. Il serait intolérable que l’homme en vienne à tra­vailler trois ou qua­tre heures par jour, tan­dis que son épouse con­tin­uerait à en con­sacr­er douze ou quinze à entretenir son ménage et à élever ses enfants. La seule façon de la libér­er sera de met­tre à la dis­po­si­tion des familles des apparte­ments con­fort­a­bles, d’en­tre­tien facile, des restau­rants avenants et bien organ­isés, des crèch­es, garderies, écoles et uni­ver­sités pour l’é­d­u­ca­tion et l’en­seigne­ment des enfants. C’est tout cet ensem­ble de com­mod­ités que devront prévoir des urban­istes, en même temps que tous les stades et ter­rains de jeux situés à prox­im­ité des habi­ta­tions pour l’é­bat quo­ti­di­en des jeunes et des adultes des deux sex­es, ain­si que d’in­nom­brables salles de réu­nion, grandes et petites, où les citadins aimeront à se rassem­bler pour s’y per­fec­tion­ner dans les branch­es divers­es des sci­ences et des arts de leur préférence. On conçoit par là toute l’ingéniosité que devront déploy­er les urban­istes dans la con­cep­tion des cités à édi­fi­er suiv­ant les direc­tives de la Sci­ence Sociale, ain­si que pour les par­er de la beauté archi­tec­turale devant accom­pa­g­n­er le renou­veau uni­versel. Entre tous les hommes de sci­ence, ce seront les urban­istes qui auront la mis­sion de par­ticiper pour la plus grande part à la créa­tion du nou­veau style de vie si pas­sion­né­ment atten­du. Et il ne faut pas oubli­er que les maque­ttes de ces cités devront être parées des meilleurs attraits, afin de séduire les mul­ti­tudes, et plus par­ti­c­ulière­ment les jeunes, puisque c’est surtout pour eux que seront édi­fiées les cités nou­velles, et qu’en out­re ils déti­en­nent les grandes réserves d’en­t­hou­si­asme et de dévoue­ment indis­pens­ables à la réal­i­sa­tion du programme.

Enfin, rap­pelons le rôle cap­i­tal que l’Or­gan­i­sa­tion Sci­en­tifique devra jouer pour la mise en pra­tique des principes arrêtés. Grâce à elle survien­dra l’ère des organ­isa­teurs prédite par Burn­ham, mais sous le con­trôle de la Sci­ence Sociale, et sans que ses cham­pi­ons mon­trent néces­saire­ment le dan­gereux appétit de prof­it et de dom­i­na­tion que cet auteur leur prête d’a­vance gra­tu­ite­ment. On peut même prévoir que la pas­sion dévo­rante de la réus­site les portera plus que beau­coup d’autres à l’ac­tion et au dévoue­ment. désintéressés.

LA GRANDE MUTATION. — Quoi qu’il en soit, si le plan con­certé soumis à l’ap­pro­ba­tion des peu­ples venait à soulever chez ceux-ci une foi pas­sion­née et espéra­tive — comme il est prob­a­ble — on les ver­rait dans chaque pays deman­der sans tarder au gou­verne­ment en exer­ci­ce de procéder à de nou­velles élec­tions générales. Qui, alors, leur ver­rait-on envoy­er dans les par­lements ? Évidem­ment les hommes de sci­ence qui se seraient le mieux dis­tin­gués dans l’élab­o­ra­tion du nou­veau plan mondial.

Ain­si, sans révo­lu­tion bru­tale ni effu­sion de sang, on assis­terait à la muta­tion du monde, pas­sant du règne de la dis­corde bel­li­ciste et de l’im­puis­sance poli­tique dans celui de la sci­ence sou­veraine et organ­isatrice, et finale­ment du bon­heur uni­versel. Car évidem­ment les nou­veaux par­lements n’au­raient rien de plus pressé que de nom­mer à la tête des dif­férents États les meilleurs cham­pi­ons de la Sci­ence Sociale. Ceux-ci, à leur tour, choisir­aient quelques-uns d’en­tre eux par­mi les plus capa­bles pour les envoy­er siéger au gou­verne­ment mon­di­al, lequel serait chargé, en défini­tive, de per­fec­tion­ner tou­jours le plan ini­tial, de l’ap­pli­quer suiv­ant les meilleurs procédés, et dans la per­pétuelle inten­tion de réalis­er le plus grand bon­heur de tous.

Mais, fera-t-on remar­quer, ces chefs étant appelés à faire de la poli­tique, tomberont néces­saire­ment dans les mêmes erreurs et les mêmes excès que leurs prédécesseurs, et ain­si, tout sera de nou­veau à recom­mencer ! À vrai dire la chose est imprévis­i­ble ; car un change­ment majeur et décisif serait sur­venu entre temps, à savoir que l’hu­man­ité, dis­posant enfin d’un but, et même d’un but unanime, s’at­tellera à sa pour­suite. dans une exal­ta­tion généra­trice d’en­traide et de coopéra­tion dont nous avons, il est vrai, du mal à nous faire une idée aujour­d’hui, mais qui vien­dra con­cré­tis­er la pré­dic­tion de Spenser dis­ant : « Un jour vien­dra où l’in­stinct altru­iste sera si puis­sant que les hommes se dis­put­eront les occa­sions de sacrifice. »

D’ailleurs, ayant désor­mais un pro­gramme pré­cis à exé­cuter, les hommes n’au­ront plus à dis­cuter que sur des ques­tions de détail intéres­sant les modes de réal­i­sa­tion. Il sera alors pos­si­ble de tenir compte de toutes les sug­ges­tions, de les soumet­tre aux com­pé­tences sci­en­tifiques, et même d’ex­péri­menter les réformes pro­posées dans telle ou telle cité. Que l’épreuve soit favor­able, on la généralise ; qu’elle ne donne pas sat­is­fac­tion, on l’a­ban­donne. Cela sans que vien­nent à éclater des dis­putes inter­minables dans des par­lements ressem­blant trop sou­vent à des ménageries plus qu’à des lieux de recueille­ment prop­ices à la con­cen­tra­tion de la pen­sée et à la ges­ta­tion imaginative.

LE RALLIEMENT POSSIBLE. — Mais, répli­queront encore cer­tains, tout cela est bien joli, seule­ment, en admet­tant que le mir­a­cle de la Sci­ence Sociale puisse s’ac­com­plir comme décrit dans les pays de civil­i­sa­tion occi­den­tale, com­ment imag­in­er que les savants sovié­tiques, d’abord, et les peu­ples de l’U.R.S.S., ensuite, puis­sent adhér­er à un mou­ve­ment né en Amérique et en marge de la dialec­tique marx­iste ? Il est vrai qu’à l’o­rig­ine Staline ne ver­rait sans doute pas d’un bon oeil se dessin­er pareil mou­ve­ment. Mais un chef d’É­tat quel qu’il soit ne peut plus, aujour­d’hui, refuser de tra­vailler au bon­heur de son peu­ple ; ni surtout de le dire, même s’il dis­pose de la police la plus ter­ri­fi­ante. Il lui est seule­ment à la rigueur lois­i­ble de répli­quer que le bon­heur pro­posé ne con­corde pas avec celui qu’il conçoit. Mais une fois le prob­lème posé et la dis­cus­sion engagée, il faudrait bien aller au fond des choses et démon­tr­er sci­en­tifique­ment en quoi le bon­heur plan­i­fié pour les Occi­den­taux ne saurait con­venir aux Ori­en­taux, que l’on voit pour­tant pas­sion­nés pour la sci­ence, la tech­nique et l’organisation.

Et qu’on ne vienne pas dire qu’il suf­fi­rait à Staline de calfeu­tr­er un peu plus son rideau de fer et de con­fis­quer tous les postes de radio de son empire pour tenir ses sujets dans l’ig­no­rance du grand accouche­ment. Les idées, surtout lorsqu’elles sont généreuses, ne con­nais­sent ni obsta­cle ni fron­tière ; elles pénètrent partout et sus­ci­tent en tous lieux des voca­tions zéla­tri­ces. C’est pourquoi le tzar rouge serait bien obligé de causer. Et à force de causer, sans doute ver­rait-on les points de vue se rap­procher. Car si le cap­i­tal­isme et le bolchevisme ne com­por­tent aucune pos­si­bil­ité d’ac­cord, il est hors de doute qu’ils pour­raient con­cili­er dans l’adop­tion con­certée d’un troisième sys­tème, qui emprun­terait aux deux rivaux cer­tains principes et cer­taines règles pour en faire une syn­thèse rationnelle. Celle-là deviendrait alors accept­able de part et d’autre, au prix de con­ces­sions, mais non d’une capit­u­la­tion à coup sûr inac­cept­able, surtout pour un dictateur.

Pour pré­cis­er les choses, sup­posons que le plan de nova­tion mon­di­ale démon­tre que, tout bien con­sid­éré, il serait avan­tageux pour tout le monde de met­tre en com­mun les moyens de pro­duc­tion ain­si que les fruits résul­tant de ceux-ci, atten­du qu’un tel procédé per­me­t­trait d’élever le stan­dard général, de mul­ti­pli­er les loisirs, et enfin d’étein­dre con­voitis­es et reven­di­ca­tions par l’ef­fet de l’équité. On se trou­verait alors en présence d’un pur com­mu­nisme mon­di­al que les bolcheviks ne pour­raient rejeter puisqu’il s’i­den­ti­fie pré­cisé­ment au but pour­suivi par eux. Quant aux Occi­den­taux, il leur serait facile de démon­tr­er que pour réalis­er cette mise en com­mun il ne serait nulle­ment néces­saire d’user de coerci­tion ni pour cha­cun de renon­cer à sa lib­erté, atten­du que la par­tic­i­pa­tion des pop­u­la­tions serait volon­taire, et même ent­hou­si­aste. Par con­séquent, on pour­rait espér­er voir se con­cili­er les par­tis en présence, le plan pro­posé visant en même temps à la mise en com­mun des biens (com­mu­nisme pur) et rece­vant le con­sen­te­ment général (libéral­isme pur).

On pour­rait mul­ti­pli­er de telles con­sid­éra­tions éminem­ment probantes. Mais il est un autre ter­rain favor­able à la con­cil­i­a­tion, qui est celui de la pas­sion com­mune qui se remar­que, tant aux États-Unis qu’en U.R.S.S., pour le pro­grès sci­en­tifique et tech­nique, la recherche des hauts ren­de­ments, le développe­ment du machin­isme et de l’or­gan­i­sa­tion rationnelle. Toutes choses sur quoi se trou­verait pré­cisé­ment basé le plan mon­di­al opérant en syn­thèse. Pour qui sait qu’il règne simul­tané­ment dans ces deux con­ti­nents une mys­tique de la sci­ence, et un fanatisme iden­tique pour la plan­i­fi­ca­tion, et qu’au demeu­rant tous les hommes, à quelque race qu’ils appar­ti­en­nent, aspirent au bon­heur, il est hors de doute qu’on est autorisé à voir dans ce phénomène un extra­or­di­naire con­cours de cir­con­stances et de ten­dances éminem­ment favor­able à la réc­on­cil­i­a­tion uni­verselle envisagée.

En vérité il serait affreux que le monde reste dans l’ig­no­rance de cette oppor­tu­nité, puisqu’elle con­tient peut-être en puis­sance le salut des hommes.

LE TRAGIQUE MALENTENDU. — L’hu­man­ité vit aujour­d’hui dans l’épou­vante de la bombe atom­ique. Ce qu’elle attend anx­ieuse­ment pour la délivr­er — sans le savoir il est vrai — c’est tout au con­traire une bombe spir­ituelle qui viendrait dis­siper ses ter­reurs et lui ouvrir les hori­zons par­a­disi­aques dont elle a la nos­tal­gie depuis le com­mence­ment des temps. Tous les matéri­aux sont là pour la con­stituer gra­tu­ite­ment, cette bombe mirac­uleuse ; la sci­ence sou­veraine les détient et les offre sans con­di­tion aux zéla­teurs capa­bles de s’en servir. Les savants atom­iques, dont le man­i­feste est émou­vant et la bonne volon­té évi­dente, seraient bien inspirés de la com­pos­er, puis de la faire éclater sur le monde, grâce à la célébrité qu’ils déti­en­nent, et qui leur con­fère une audi­ence mon­di­ale absol­u­ment exceptionnelle.

Nous l’avons vu, Staline, tout en pré­parant la guerre sous le dou­ble effet de la crainte et de l’am­bi­tion, n’en cherche pas moins à réalis­er le bon­heur des peu­ples soumis à son autorité. De l’autre côté, le libéral­isme, par l’ef­fet d’un dirigisme imposé par les cir­con­stances, a pro­gres­sive­ment rétré­ci les pos­si­bil­ités d’en­richisse­ment de cha­cun. D’énormes tax­es sur les béné­fices, des lois restric­tives sur les trusts, des prélève­ments mas­sifs sur les suc­ces­sions, d’une part ; la hausse pro­gres­sive des salaires d’autre part, ten­dent à opér­er chez les Occi­den­taux un niv­elle­ment qui ressem­ble étrange­ment à un social­isme de fait. Si donc à l’Est comme à l’Ouest une même ten­dance se man­i­feste visant à plus d’équité comme à l’ac­croisse­ment général du stan­dard de vie, et finale­ment au bon­heur de tous, on peut bien proclamer que le dan­gereux antag­o­nisme qui se per­pétue n’est que le résul­tat d’un dra­ma­tique et abom­inable malen­ten­du, et que rien n’est plus urgent, par con­séquent, que de le dis­siper au moyen de la bombe spir­ituelle que nous avons dite.

La démon­stra­tion de ce malen­ten­du, nous la trou­vons encore dans le fait que le vain­queur d’une nou­velle con­fla­gra­tion ne pour­rait avoir — la paix venue — d’autre but que le bon­heur de ce qui pour­rait rester de l’hu­man­ité finale­ment soumise à son gou­verne­ment. Alors ! Pourquoi ne pas l’in­stau­r­er dès main­tenant, ce bon­heur, et faire ain­si l’é­conomie de cette guerre ? Il serait absurde de croire que Staline, mis en présence de l’al­ter­na­tive, pour­rait préfér­er devenir le chef d’un monde dévasté plutôt que l’ar­ti­san louangé du bon­heur uni­versel. Si c’est la célébrité qu’il recherche, il est hors de doute qu’il en trou­verait bien davan­tage et de meilleure qual­ité dans la réc­on­cil­i­a­tion et le bien com­mun que dans le mas­sacre des peu­ples, même au prix de la vic­toire finale.

L’HEURE PATHÉTIQUE. — Telles sont les cer­ti­tudes. Il ne tiendrait qu’aux savants atom­iques de les proclamer. Il est désolant de penser que, faute d’en avoir l’idée, ils con­tin­ueront peut-être à s’écervel­er dans la créa­tion d’en­gins de mort tou­jours plus per­fec­tion­nés, alors que leur véri­ta­ble mis­sion est bien plutôt d’imag­in­er, dans la frénésie, le mer­veilleux instru­ment de vie, de réc­on­cil­i­a­tion et de bon­heur que serait le pro­gramme de la civil­i­sa­tion nou­velle. L’in­tu­ition leur en vien­dra-t-elle ou bien la voix de quelque incon­nu per­due dans l’e­space et leur par­venant par mir­a­cle, les incit­era-t-elle à faire l’ef­fort d’imag­i­na­tion déter­mi­nant ? Telle est la ques­tion angois­sante qui se pose. Car voici venue l’heure pathé­tique où s’af­firme pour le monde la néces­sité de chang­er l’or­dre des choses, sous peine de voir se con­som­mer le naufrage uni­versel. Telle est donc l’al­ter­na­tive dernière : imag­in­er ou disparaître.

Bernard Malan


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