La Presse Anarchiste

Qu’est-ce que le parti socialiste ?

Pour ceux que pour­rait sur­prendre le titre de cet article, il nous faut tout d’a­bord pré­ci­ser la concep­tion que nous avons d’un par­ti : nous croyons qu’un par­ti poli­tique exprime essen­tiel­le­ment l’é­tat de l’o­pi­nion à un moment his­to­rique don­né. Que les cir­cons­tances his­to­riques viennent à se modi­fier, et à situa­tion poli­tique nou­velle cor­res­pon­dront imman­qua­ble­ment pro­fes­sions de foi poli­tiques nou­velles, sous réserve de la part des anciens par­tis d’un tra­vail d’«adaptation » sou­vent dou­lou­reux et presque tou­jours retar­da­taire… Mais alors plus rien de com­mun ne sub­siste entre le nou­veau par­ti et l’an­cien. Rien, sauf le nom.

Ceci est vrai du par­ti socia­liste comme du par­ti com­mu­niste : réa­li­sée au congrès de 1905, l’u­ni­té s’est bri­sée à Tours en 1920, non pas par la faute des hommes seuls, mais parce que le nou­veau milieu his­to­rique exi­geait cette scis­sion. Si bien que lorsque les S.F.I.O. s’obs­tinent à affir­mer une conti­nui­té inin­ter­rom­pue allant de 1905 à 1945, les com­mu­nistes après tout pour­raient leur rétor­quer avec autant de per­ti­nence et en s’en réfé­rant à la léga­li­té des congrès, qu’ils sont les seuls et authen­tiques tenants de cette conti­nui­té, atten­du qu’à Tours la majo­ri­té régu­lière du congrès régu­lier du par­ti socia­liste a déci­dé l’adhé­sion à la IIIe Inter­na­tio­nale et le chan­ge­ment du nom du par­ti, celui-ci pre­nant le nom de communiste.

Ce serait d’ailleurs — recon­nais­sons-le bien vite — cher­cher une méchante que­relle à Léon Blum et pla­cer le débat sur un ter­rain bien spé­cieux : les com­mu­nistes, bien sûr, eussent été assez mal venus à se récla­mer de la Charte de 1905 qu’ils venaient pré­ci­sé­ment de déchi­rer avec tapage. Ils s’en gar­dèrent… Mais enfin rien n’au­to­ri­sait le nou­veau par­ti créé en 1921 par les exclus Blum, Lon­guet, P. Faure, Renau­del, Bon­cour, à se récla­mer d’une tra­di­tion que les évé­ne­ments de 1914 et 1917 avaient jus­te­ment répu­diée et d’un contrat qui venait d’être vala­ble­ment rom­pu. Aux deux pre­miers par­tis socia­listes, celui de 1905 et celui de 1921, si pro­fon­dé­ment dif­fé­rents déjà, suc­cède aujourd’­hui un par­ti nou­veau. Et main­te­nant que nous nous sommes expli­qué, la ques­tion s’é­nonce d’elle-même : qu’est-ce que le par­ti socia­liste 1945 ?

Avec talent, Léon Blum s’est char­gé d’y répondre dans son dis­cours. Admi­ra­teur, comme tous les démo­crates fran­çais, des ins­ti­tu­tions poli­tiques de la Grande-Bre­tagne, il croyait à la ver­tu du libé­ra­lisme poli­tique, au « libre jeu du sys­tème par­le­men­taire », à la com­pé­ti­tion loyale des par­tis. Il oubliait seule­ment une chose, pour­tant capi­tale : la dif­fé­rence pro­fonde entre les men­ta­li­tés des deux peuples. À l’en­contre des Anglais, les Fran­çais d’a­vant et même d’a­près 1914 ne furent jamais enclins à s’embrigader dans les par­tis ; en 1914, le par­ti socia­liste, qui est le plus puis­sant par­ti poli­tique fran­çais, atteint le maxi­mum de 90.000 adhé­rents ; de petits pays, comme la Bel­gique et la Suède, en comptent beau­coup plus. Il aura fal­lu la prise du pou­voir en 1936 pour dévoi­ler à Blum le néant de ce libé­ra­lisme dépas­sé auquel il se rac­croche encore. Bien loin, en effet, d’é­vo­luer vers un état de choses poli­tique à la mode anglaise, c’est-à-dire fon­dé sur l’é­qui­libre de deux grands par­tis dont l’un, au pou­voir, exerce la fonc­tion d’au­to­ri­té, et l’autre, dans l’op­po­si­tion, celle de contrôle, la France, tout en parais­sant devoir ces­ser d’être le pays des petits comi­tés poli­tiques élec­to­raux ser­vant d’ins­tru­ments aux groupes capi­ta­listes rivaux, semble mena­cée de voir sa vie poli­tique domi­née par un par­ti unique. Et dans cette com­pé­ti­tion pour le par­ti unique s’i­den­ti­fiant par la force avec l’É­tat et la nation, Blum est bien obli­gé de recon­naître que le par­ti com­mu­niste et le P.S.F. ont pris une dan­ge­reuse avance sur une S.F.I.O. attar­dée. Le lea­der socia­liste se résout alors à s’a­dap­ter et s’en­gage à son tour dans la légis­la­tion par décrets-lois héri­tée de Poin­ca­ré, Dou­mergue, Laval, laquelle a pour consé­quence la mise en som­meil, puis la néga­tion du par­le­men­ta­risme. Par exemple, l’a­dap­ta­tion du par­ti pou­vait sou­le­ver des pro­blèmes déli­cats et occa­sion­ner de dou­lou­reuses convul­sions, à moins d’un évé­ne­ment extraordinaire.

C’est la guerre de 1939 qui a fina­le­ment favo­ri­sé l’a­dap­ta­tion de la S.F.I.O. En 1940 le par­ti s’est dis­lo­qué, Blum l’a­voue lui-même, puis­qu’il situe sa renais­sance vers 1943. Par un para­doxe appa­rent, la vic­toire des démo­cra­ties sur le fas­cisme a aggra­vé la décom­po­si­tion du libé­ra­lisme : les vain­queurs n’en­vi­sagent plus, pour enrayer la catas­trophe éco­no­mi­co-sociale qui les menace, que des expé­dients spé­ci­fi­que­ment fas­cistes comme l’é­co­no­mie diri­gée, le contrôle des changes (c’est dès 1936 le che­val de bataille de Blum), le pla­nisme. Plus clair­voyant que les « anciens » du par­ti, le chef du socia­lisme sait bien que le libé­ra­lisme poli­tique n’a aucune chance de sur­vivre à la ruine de l’é­co­no­mie libé­rale, et il a maintes rai­sons de redou­ter l’in­com­pré­hen­sion de ses amis et leur atta­che­ment sen­ti­men­tal à un pas­sé révo­lu. Il ne peut en même temps s’empêcher de lor­gner avec envie du côté des com­mu­nistes : ceux-ci ne craignent pas — et pour cause ! — les déchi­re­ments internes sous ce rap­port, leur adap­ta­tion est par­faite, tan­dis que la S.F.I.O. retarde tou­jours d’un demi-siècle, et ceci au moment où la faveur des élec­teurs lui per­met d’es­pé­rer un bref retour au pou­voir. Or, il n’est pos­sible de gou­ver­ner qu’à deux condi­tions : la sta­bi­li­té gou­ver­ne­men­tale et un par­ti uni sous une direc­tion auto­ri­taire. Pour cela. Vincent Auriol sou­met à la Consul­ta­tive un pro­jet ten­dant à garan­tir cette sta­bi­li­té minis­té­rielle contre le Par­le­ment, cepen­dant que quelques jours après, Blum demande au congrès du par­ti de modi­fier les sta­tuts dans un sens autoritaire.

Dans son habile dis­cours, le lea­der socia­liste a essayé de faire ava­ler la pilule aux mili­tants en fei­gnant une fidé­li­té indé­fec­tible à une doc­trine mar­xiste dont tout le monde se fiche et que presque aucun ne connaît ; c’est à peine si quelques vieux ont renâ­clé. La véri­té, c’est que le par­ti a enfin la fran­chise de renon­cer ouver­te­ment à la lutte de classes, qu’il rem­place par le concept de nation. « Un seul chef, un seul État, une seule nation ! » C’est la tri­lo­gie poli­tique du jour ; la S.F.I.O. s’en­gage à son tour sur cette voie où d’autres l’ont depuis long­temps pré­cé­dée. Nous sommes bien à un tour­nant de l’his­toire, et c’est un nou­veau par­ti qui naît, à che­val sur le monde du libé­ra­lisme qui se meurt et celui du tota­li­ta­risme dont la défaite alle­mande aura à peine frei­né la redou­table expansion.

Nous ne savons pas si Blum réus­si­ra. Dans ce monde en ruines, les pers­pec­tives sont peu encou­ra­geantes et le par­ti socia­liste paraît assez mal dis­po­sé à jouer le rôle qui l’at­tend. Les vel­léi­tés libé­rales des anciens, un atta­che­ment ana­chro­nique pour un huma­nisme sur­an­né seront pour lui des causes de fai­blesse et d’in­dé­ci­sion qu’il aura bien de la peine à sur­mon­ter. Conser­ve­ra-t-il cette base ouvrière qu’il a tant peur de perdre ? Le fos­sé qui vient brus­que­ment de s’é­lar­gir entre lui et le par­ti com­mu­niste à la suite du rejet de l’u­ni­té ne lui per­met guère de s’a­ban­don­ner à l’op­ti­misme. La vic­toire tra­vailliste conduit fata­le­ment les socia­listes fran­çais à se rap­pro­cher des Anglais et par consé­quent des Amé­ri­cains ; c’est le bloc occi­den­tal, l’é­loi­gne­ment des Russes et la guerre avec les nacos ; c’est l’im­pos­si­bi­li­té de gou­ver­ner. de construire la paix et d’é­vi­ter la troi­sième guerre impérialiste.

Depuis un siècle et demi, tous les gou­ver­ne­ments ont été tour à tour essayés ; tous se sont révé­lés impos­sibles. L’i­dée que la S.F.I.O. soit capable de reva­lo­ri­ser l’u­to­pie gou­ver­ne­men­tale a de quoi faire sou­rire… De Bran­ting à Attlee, en pas­sant par Van­der­velde, Her­mann Mul­ler et Blum lui-même, le mar­xisme a exer­cé le pou­voir dans la plu­part des pays d’Eu­rope. À la suite de cette piteuse expé­rience il a bien fal­lu conclure à son impuis­sance poli­tique et révo­lu­tion­naire. Une épreuve nou­velle ne s’im­pose nullement.

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