La Presse Anarchiste

Charles Spencer Chaplin

[(Il vient un cer­tain moment où les mots s’ar­rêtent de par­ler, de chan­ter, ne deviennent plus qu’un pauvre et déri­soire assem­blage de carac­tères graphiques.

Vani­té à celui qui les uti­lise alors… Le tumulte inté­rieur dépasse l’en­ten­de­ment des rap­ports et les limites de l’é­cri­ture. La souf­france sen­ti­men­tale n’é­prouve plus le besoin de s’ex­pri­mer par le style inté­rieur. L’in­ter­pré­ta­tion des choses n’est plus rien à côté du chaos qui fait cou­ler les larmes invi­sibles. Ici naît le nihilisme.

Ici com­mence le poète si le métal de l’homme sait résis­ter au vacarme exté­rieur. « Il faut avoir en soi du chaos pour accou­cher d’une étoile qui danse », a dit Nietzsche.)]

C’est une très belle histoire.

Depuis trente ans, un grand bon­homme de petite taille par­court le monde des hommes en dan­sant avec ses larmes au rythme de son cœur. Depuis cet inou­bliable Char­lot sol­dat, Charles Spen­cer Cha­plin S’EXPRIME. La danse est son lan­gage ; la drô­le­rie pathé­tique fait figure de façade.

Flâ­neur attar­dé, bous­cu­lé, per­sé­cu­té, tendre, anar­chiste parce que humain, « trop humain », il vibre entre les lueurs nietz­schéennes et le monde abs­trait Kaf­kaïen. Mais, il est poète, rien que poète et par cela ne res­semble qu’à lui-même. Acteur par for­ma­tion et par tem­pé­ra­ment, il tra­verse les fic­tions qu’il conçoit en ins­cri­vant en un style déchi­rant des ara­besques étour­dis­santes et ado­rables dans le ciel de sa poé­sie. Il est linéaire comme la musique clas­sique et son lyrisme ne sait chan­ter que l’in­no­cence de l’âme seule.

« Le trem­ble­ment est le meilleur de l’Homme », disait splen­di­de­ment Goethe. Silence et res­pect ! Cha­plin tremble, sa voix sur­git des pro­fon­deurs de l’In­so­lite. La musique n’est audible que pour qui la VOIT.

Le plus grand mime que le monde ait connu sau­tille avec grâce dans les allées de la haine et du déses­poir, dans les rues de la misère. Entre deux comiques virages en « feuilles mortes », pour­sui­vi par les flics, par la faim, par la science, par la robo­ti­ni­sa­tion du cré­ti­nisme et de l’a­bru­tis­se­ment sys­té­ma­tique, per­pé­tuelle vic­time de la Socié­té, il incarne de façon angé­lique la fré­mis­sante vie avec toutes les dimen­sions du réel de la « goutte de can­deur qui luit après les larmes », ren­con­trées au hasard de Paul Eluard.

Un homme déses­pé­ré­ment soli­taire fait des filins dans les­quels il met la richesse de son regard char­gé d’a­mour et de génie. Un homme OSE par­ler de bon­té et de conscience à l’aube du coup de canon guer­rier et de la gerbe de feu exter­mi­na­trice annon­çant la fin de la pre­mière moi­tié du siècle de Buchenwald.

« À force d’ou­vrir les bras pour embras­ser les hommes, on finit par res­sem­bler à une croix », me disait Abel Gance, tout récemment.

Un homme est assez grand pour faire de ses refou­le­ments des poèmes très drôles, très tristes et très beaux.

Le monde peut cre­ver, Cha­plin tou­jours seul, lunaire et sim­ple­ment grand, pro­je­tant les accents de sa silen­cieuse musique, de ses yeux de rêveur funam­bu­lesque, de la syn­taxe de ses gestes et du flot­te­ment de son sou­rire d’ange.

Mozart res­pire l’ex­quis dans l’in­fi­ni et le ravis­se­ment pro­di­gieux d’un charme fra­gile. Bee­tho­ven com­pose un monde de l’autre côté du monde, dans l’im­men­si­té ter­ri­fiante du plus pro­fond génie. L’or­chestre imma­té­riel joue l’hymne du grand silence et de la très haute fer­veur. Mais quel est donc cet être étrange, ce per­son­nage ailé qui patine sur des airs de flûte et de pas­to­rale dans la rue méchante de ce méchant quar­tier du monde où de méchants flics viennent inter­rompre le songe gre­lot­tant qu’une incons­ciente pas­sante a ins­pi­ré à la suite d’une fié­vreuse vision ?

Toute cette vie sac­ca­dée mur­mure les mer­veilleux secrets d’une âme trem­blante et généreuse.

Sou­ve­nez-vous de la danse des petits pains ! Pro­je­tez à nou­veau, inlas­sa­ble­ment, sur l’é­cran de votre mémoire que doit émou­voir encore et tou­jours le nerf affec­tif de votre sen­si­bi­li­té récep­tive, telle scène des Lumières de la ville, tel pas­sage du Kid, du Pèle­rin, du Cirque, de la clas­sique Ruée vers l’or. Vous y décou­vri­rez peut-être l’im­pres­sion d’une beau­té d’être, d’une joie d’ai­mer, d’un ins­tant d’é­mo­tion conte­nu dans la cou­leur d’un sou­rire ou l’in­fi­nie et déses­pé­rée tris­tesse d’un pauvre regard d’a­dieu. L’im­monde asile ter­restre des idiots simples et des idiots com­po­sés aura dis­pa­ru de votre horizon.

« Ce siècle a de la boue sur les yeux », me disait encore Gance entre deux sou­rires. Cha­plin puise sa gran­deur dans un désac­cord avec ce siècle de la boue qui ignore la honte.

Et cela nous conduit à Mon­sieur Ver­doux.

En jetant au monde son Mon­sieur Ver­doux, Cha­plin livre un étouf­fant cau­che­mar, un obsé­dant délire, l’œuvre annon­cia­trice du déses­poir, le fruit amer d’une vie tour­men­tée, le déchi­re­ment idéo­lo­gique résul­tant d’un paroxysme de l’i­nin­tel­li­gence et du savoir expé­ri­men­té noyés dans les flots d’une sen­si­bi­li­té de grande classe et de l’é­tat d’âme du Sin­gu­lier face au Plu­riel enva­his­sant. En fai­sant ce film, Cha­plin subli­mise som­bre­ment Char­lot aux portes de l’en­fer. Le petit vaga­bond s’est mis à tuer les ren­tières. Cha­cun fait ce qu’il peut. Il les tue par mora­li­té et par phi­lo­so­phie autant que par néces­si­té maté­rielle. Dans la jungle sociale, il est le petit fai­seur qui assas­sine pro­pre­ment, déli­ca­te­ment, avec esprit, convic­tion et rési­gna­tion. Il glo­ri­fie tout natu­rel­le­ment ses meurtres. Il est un pro­duit social. Il est sin­gu­la­ri­sé, certes, mais il n’est pas roman­tique, ni sur­réa­liste (il ne des­cend pas dans la rue, l’arme au poing, pour tirer sur la foule). Il est un anar­chiste adap­té. Nuance capi­tale qui cesse d’être dès que la mort de sa femme et de son enfant lui ayant sup­pri­mé son unique rai­son de vivre il rede­vient lui-même, perd le goût du jeu de ces « cadavres exquis » d’un genre spé­cial et dirige ses pas vers la libé­ra­tion par la voie de l’hé­roïque réqui­si­toire conte­nu dans un acte d’ab­di­ca­tion qui se tra­duit ain­si : « Je meurs volon­tai­re­ment sous l’é­cha­faud des assas­sins parce que je vaux mieux que vous tous. » Il n’est pas non plus exis­ten­tia­liste dans le sens phi­lo­so­phique, car il ne construit pas une éthique ; mais son Mon­sieur Ver­doux est fait néan­moins de fibres appar­te­nant à l’exis­ten­tia­lisme par la nau­sée qu’il éprouve dès qu’il contemple. Dans ses affaires, il appa­raît mathé­ma­tique. Dès qu’un sou­rire se trouve sur sa route et l’é­meut, tremble de bonté.

Sur le plan cha­pli­nesque, sa rai­son d’être se révèle en pleine lumière non pas dans l’exer­cice de ses res­pon­sa­bi­li­tés fami­liales (de même que l’hon­nê­te­té du départ, la fonc­tion hono­rable dans la banque durant vingt-cinq ou trente ans, tout cela n’est que l’ar­gu­ment néces­saire dans le cadre de la « comé­die de meurtres » de M. Ver­doux), mais à un niveau infi­ni­ment supé­rieur, seul valable du double point de vue de la phi­lo­so­phie anar­chiste et de la morale consi­dé­rée en tant qu’a­ven­ture humaine, celui du don de la per­sonne du héros par lui-même à une socié­té qu’il n’a même plus la force de mépri­ser furieu­se­ment à des fins, ins­tan­ta­né­ment réa­li­sées, de jus­ti­fi­ca­tion. Retour esthé­tique à la condi­tion fon­da­men­tale de l’i­na­dap­té. Ici, le vaga­bond ves­ti­men­tai­re­ment dégui­sé de Cha­plin vit inten­sé­ment cette idée de Mar­cel­lo Fabri :

« Une atti­tude poé­tique peut se confondre avec une atti­tude révo­lu­tion­naire. Elle est alors com­man­dée par cette tris­tesse méta­phy­sique com­mune à tous les mal-adap­tés. Rien n’est plus natu­rel, fré­quent, res­pec­table. Mais à la condi­tion de ne pas accep­ter de cre­do politique. »

Ce qui impor­tait par-delà un scé­na­rio tis­sé de gags comiques, cyniques et bai­gnant par­fois dans l’hu­mour noir, c’é­tait d’at­teindre l’u­ni­ver­sel à tra­vers la sty­li­sa­tion dure­ment expres­sion­niste d’une « vision du monde » sati­ri­co-poé­tique et du social criminel.

Si M. Ver­doux est un spé­cia­liste du crime, il n’en est pas moins très éloi­gné de Lan­dru. On peut aller jus­qu’à dire plus exac­te­ment qu’il se situe à l’an­ti­thèse. M. Ver­doux est un pré­texte, un porte-parole. De tous ces noms, seul le soli­taire Charles Cha­plin écrit la page qui « semble » être la der­nière de son jour­nal artis­tique. Il rejoint Molière écri­vant Tar­tuffe et fait pen­ser à l’en­voû­tant Kaf­ka, le « pro­phète de l’ab­surde tou­ché par la grâce ». Et Rals­kol­ni­kov le dos­toïevs­kien s’a­gite dans un malaise intel­lec­tuel situé non loin de M. Ver­doux. L’œuvre de Cha­plin et Crime et Châ­ti­ment sont du même uni­vers de l’ombre et de l’an­goisse et des téné­breuses lueurs du déses­poir, impen­sables pour les cer­veaux de for­ma­tion mar­xiste. Devant les crises, les guerres, Ver­doux-Char­lot aborde la région psy­cho­lo­gique de la mort. Il monte les marches du tra­gique. Son pas­sage invo­lon­taire par­mi les faux vivants va prendre fin. Il dit très sobre­ment le peu qu’il a à dire, puis se dirige, cour­bé sous le poids de l’ab­sur­di­té, vers la guillo­tine. Char­lot a quit­té le dégui­se­ment de M. Ver­doux. La comé­die sinistre va finir. La gran­deur est atteinte. Par une oeuvre aux lignes simples et pures qui est sans doute la moins poé­tique en appa­rence (par rap­port à La Ruée vers l’or) et qui n’est pas non plus la meilleure mal­gré une admi­rable tona­li­té d’en­semble, mais qui, à coup sûr, est la plus signi­fi­ca­tive de déses­pé­rance et la plus proche de toute thèse phi­lo­so­phique qui en décou­le­rait logi­que­ment si l’au­teur n’é­tait pas aus­si sim­ple­ment poète, Charles Spen­cer Cha­plin s’est his­sé sur l’un des som­mets où souffle l’Es­prit, sur ces ter­rasses du haut des­quelles, selon Girau­doux, les grands ont le pri­vi­lège de contem­pler les catastrophes.

Si Cha­plin avait fait son film dans un genre réso­lu­ment dra­ma­tique, le plan de pen­sée de la récep­ti­vi­té en serait dépla­cé, les traits dif­fé­re­raient selon une juste évi­dence et l’al­lure géné­rale de l’œuvre serait autre. Cet ouvrage res­semble davan­tage à une satire qu’à un pam­phlet. Il est construit sur les effets d’un comique sys­té­ma­ti­que­ment cor­ro­sif avant d’être pro­pre­ment tra­gique durant les der­nières séquences. Les lignes de l’œuvre passent, super­fi­ciel­le­ment, par le relais de l’Art spec­ta­cu­laire. Cha­plin n’a pas oublié qu’il est amu­seur de foules de par sa fonc­tion. De la cause naît l’ef­fet : il y a trans­fi­gu­ra­tion. Et, signe extra­or­di­naire, preuve de la mise en scène cha­pli­nesque de l’i­dée de Mar­cel­lo-Fabri citée ci-des­sus, la poé­sie ne se mani­feste, ne sur­git, que dans les moments les plus lyriques et les plus noirs du mal­heur.. Tant que M. Ver­doux tue, « gagne sa vie », tant que la comé­die de meurtres se déroule, il n’y a pas de poé­sie. Celle-ci ne pro­mène son souffle sur l’é­cran qu’à par­tir du moment où M. Ver­doux aban­donne son iden­ti­té de théâtre et rede­vient Cha­plin-Char­lot. L’in­tel­lect sème quelques notes de musique avant de cha­vi­rer dans une ambiance choi­sie pour trou­ver dans la folie ou la mort la Paix, enfin ! Fata­li­té à celui qui reste : il devra subir jus­qu’au bout le bon­heur des autres. La hou­leuse et inson­dable mul­ti­tude humaine assas­sine ce qu’elle ne peut tuer. Très au-des­sus, sur la mon­tagne, là où Nietzsche invente des valeurs fan­tas­tiques et bou­le­verse le monde des idées de ses beaux yeux fous, règne et plane le grand silence, pareil à un grand oiseau royal auréo­lé de toutes les divinités.

Tout se paye, même le gra­tuit, sur­tout le gra­tuit. Et Cha­plin a dû payer très cher les idées qu’il étale dans ce film. Les hommes de ce temps de la lai­deur feront-ils explo­ser du fond de leur être abî­mé ce « sup­plé­ment d’âme » que récla­mait Berg­son ou bien vont-ils pour­suivre leur odieux sui­cide dans une innom­mable bas­sesse en pre­nant pour atti­tude l’in­dif­fé­rence condes­cen­dante face à ce miroir ampli­fi­ca­teur et cette esquisse sati­rique du pro­cès phi­lo­so­phi­que­ment moral d’une socié­té pour­rie qu’est en fin de compte Mon­sieur Verdoux ?

Cela, c’est à l’Hu­ma­ni­té de le dire. Et, si les pires choses sont pos­sibles dans un monde où l’on assas­sine les poètes, médi­tons cette note de Gide : « Je ne compte plus que sur les déserteurs. »

Cha­plin est allé de l’autre côté de la fron­tière. Sa déser­tion est un acte de poé­sie et seuls les poètes détiennent la véri­té, la plus secrète parce qu’ils sont les spé­cia­listes de l’im­pon­dé­rable, et sont dotés du sens sur­hu­main de l’in­fi­ni et de l’Espace.

La musique continue.

Regar­dez la danse de l’é­ter­nel vaga­bond. Mais ne l’ad­mi­rez pas.…

Car, dirait Gide, pour le com­prendre, il faut l’aimer.

Roger Tous­se­not

La Presse Anarchiste