La Presse Anarchiste

Feu la liberté de la presse

Entre toutes les liber­tés qu’il est de bon ton d’al­ler défendre pério­di­que­ment en flir­tant avec des espoirs de dis­tinc­tions post­humes autant qu’honorifiques (

C’est tel­le­ment vrai que les États-Unis, qui sont à la veille d’un rap­pro­che­ment avec l’Es­pagne de Fran­co en vue de la faire par­ti­ci­per à leurs côtés à la pro­chaine petite expli­ca­tion mon­diale, et qui doivent tout de même appor­ter à leur opi­nion publique quelques apai­se­ments eu égard au régime qui sévit de l’autre côté des Pyré­nées, ont été contraints de poser, comme ques­tions pré­li­mi­naires aux pour­par­lers, les condi­tions sui­vantes : amnis­tie poli­tique et réta­blis­se­ment de la liber­té de la presse.

L’am­nis­tie, en cette libre revue, nous aurons l’oc­ca­sion de la récla­mer avec tout ce qui nous reste d’éner­gie et en ce qui concerne l’Es­pagne et en ce qui nous concerne, nous, Français.

Car nous sommes quelques-uns à pen­ser que si les méthodes du füh­rer de l’Es­pagne sont abo­mi­nables, elles ne sont pas plus accep­tables quand elles sont appli­quées chez nous et, qui plus est, par un régime qui se réclame de la démo­cra­tie, de la Répu­blique et se flatte du titre de cham­pion des immor­tels principes.

Un assas­si­nat com­mis par un dic­ta­teur ou par une poi­gnée de par­ti­sans au nom de la libé­ra­tion de la patrie, de la civi­li­sa­tion et de toute la sacrée lyre des décla­ma­tions à l’u­sage de gogo élec­teur, cet atome non encore dés­in­té­gré de peuple sou­ve­rain, est tou­jours un assassinat.

Quand on a ôté la rhé­to­rique, les mots ron­flants, les phrases putains, les décla­ra­tions déma­go­giques, il ne reste qu’une seule chose, une hor­rible chose, le cadavre du supplicié.

Et Dieu sait si nous en avons, nous aus­si, des cadavres sur la conscience…

Mais mon pro­pos n’est pas aujourd’­hui de me pen­cher sur ce pro­blème de l’é­pu­ra­tion qui nous laisse à tous, hommes libres, comme un goût amer de res­pon­sa­bi­li­té et presque de com­pli­ci­té dans la bouche, puisque nous n’a­vons pas pu ou pas su évi­ter les hor­reurs san­glantes et les crimes d’une poi­gnée de déments assoif­fés de vengeance.

Pauvres de nous !

Je vou­drais essayer de voir où nous en sommes en ce qui concerne la liber­té de la presse.

Au moment de la « Libé­ra­tion », les ouvriers des impri­me­ries ont chas­sé l’oc­cu­pant avec l’i­dée bien arrê­tée de s’emparer des machines, de confec­tion­ner eux-mêmes les jour­naux, d’im­pri­mer leurs volon­tés, leurs espoirs…

Un beau rêve, somme toute…

Mais les malins, ceux qui ne se « mouillent » qu’a­près le coup dur, quand le tra­vail est fait, étaient là, à l’affût.

Quand les der­niers coups de feu furent tirés, on les vit sur­gir des embra­sures et mani­fes­ter très haut leur tur­bu­lente présence.

C’est alors qu’on assis­ta à la mue… La « socia­li­sa­tion » rêvée deve­nait « nationalisation»…

Et on s’a­per­çut vite qu’entre les deux mots il y a une légère nuance…

Les jour­naux sor­tirent, mais avec ce petit détail qu’au­cun de ceux qui avaient par­ti­ci­pé au net­toyage ne voyait son nom figu­rer dans les conseils d’ad­mi­nis­tra­tion. D’autres les avaient sup­plan­tés qui enten­daient bien gérer la presse en fonc­tion de leurs inté­rêts et de ceux de leur par­ti politique.

Les évo­lu­tions, c’est comme les guerres, c’est des pauvres bougres qui crèvent et des malins qui prennent les « planques» ; c’est bien connu, pourtant…

Et toute cette bande de requins nous fabri­qua la presse que vous savez, la presse dite de la Libération…

La presse à sens unique…

Il est équi­table de dire qu’on avait pris les pré­cau­tions qu’il faut. Tous ceux qui auraient pu ruer dans les bran­cards avaient été préa­la­ble­ment mis à l’a­bri ; les pro­cès de « col­la­bo­ra­tion » en avaient écar­té quelques-uns, les pro­cès de ten­dance firent le reste.

Pour que la place fût abso­lu­ment nette, on déci­da que ne pour­raient paraître que les organes dévoués aux nou­veaux maîtres…

Ce fut la belle époque de « l’au­to­ri­sa­tion préalable ».

Toute feuille devait, avant de sor­tir, obte­nir l’a­gré­ment du gouvernement.

C’é­tait, en fait, la presse muselée…

Oh ! Rien de com­mun avec la presse d’a­vant guerre, puisque celle-là était la presse « aux ordres », la presse « sic », la « presse pourrie»…

Tout de même, en régime dit de liber­té, ça fai­sait un peu voyant, cette « auto­ri­sa­tion préa­lable»… Il y eut quelques remous…

Nos maîtres, contraints de faire marche arrière, trou­vèrent autre chose.

Licence fut donc don­née à tous les jour­naux n’ayant pas paru pen­dant l’oc­cu­pa­tion de reprendre leur acti­vi­té, mais après attri­bu­tion par le gou­ver­ne­ment du papier néces­saire à la paru­tion.

Ce qui réta­blis­sait très exac­te­ment « l’au­to­ri­sa­tion préalable»…

On convien­dra que comme hypo­cri­sie nos excel­lences n’ont rien à envier aux dis­ciples de Loyola.

Le résul­tat ? Toutes les attri­bu­tions de papier furent refu­sées, à quelques rares excep­tions près. On a même assis­té à la sai­sie d’un jour­nal qui n’a­vait pas cru devoir s’in­cli­ner devant la déci­sion gouvernementale !

Et la presse des trois « tabous » conti­nua de fleurir…

Alors qu’a­vant la guerre le par­ti com­mu­niste avait quatre grands quo­ti­diens, il en a aujourd’­hui cin­quante-deux. Les socia­listes en pos­sé­daient quatre, ils en ont à pré­sent trente-quatre. Le M.R.P. ne tra­vaillait du gou­pillon qu’a­vec deux quo­ti­diens, aujourd’­hui il étend sa béné­dic­tion aux lec­teurs de vingt-sept grands quotidiens[[Ces chiffres sont don­nés par le géné­ral d’As­tier de la Vige­rie, Com­pa­gnon de la Libé­ra­tion, Pré­sident de « Défense des liber­tés fran­çaises », dans les cahiers de France libé­rée, 65, Champs-Ely­sées, Paris.]].

Est-ce assez clair ?

Mais si les « titres » étaient ain­si assu­rés de ne connaître aucune concur­rence, ils avaient aus­si d’autres avantages.

Les impri­me­ries « natio­na­li­sées » furent pla­cées sous le contrôle du gou­ver­ne­ment par le tru­che­ment de la S.N.E.P. (Socié­té natio­nale des entre­prises de presse), qui consti­tue le plus for­mi­dable trust qu’on n’au­rait jamais osé ima­gi­ner. À la tête de ce trust, on a pla­cé M. Pierre Bloch, dont on peut dire que rien de ce qui touche à la chose impri­mée ne se fait sans son appro­ba­tion et qu’il est en fait le dic­ta­teur de la presse.

Nous n’en­tre­pren­drons pas ici d’é­tu­dier la ges­tion quelque peu… fan­tai­siste de la S.N.E.P., cela nous condui­rait trop loin. Conten­tons-nous de dire que la presse des « trois grands » y jouit d’une cer­taine (oh — oui, abso­lu­ment cer­taine) indul­gence, notam­ment en ce qui concerne les règle­ments, alors que si un des rares jour­naux non inféo­dés qui res­tent mani­feste quelque vel­léi­té d’in­dé­pen­dance il se voit impi­toya­ble­ment déca­pi­té dès qu’il a quelques dif­fi­cul­tés de fin de mois.

La Liber­té, qu’on vous dit ! Et la jus­tice pour tous !

Quoi qu’il en soit, la S.N.E.P. nous coûte, bon an mal an, quelques dizaines de mil­lions, car, en défi­ni­tive, c’est tou­jours le contri­buable qui paye.

Réjouis­sons-nous donc à la pen­sée que c’est grâce à nos beaux deniers que la presse poli­tique peut encore paraître…

Quant à la presse indé­pen­dante, elle peut tou­jours attendre.

Il y a des cen­taines et des cen­taines de demandes d’at­tri­bu­tion de papier en ins­tance depuis deux ans et plus!… Mais, pour ceux-là, rien ne presse…

[|— O —|]

Pour­tant, mal­gré les avan­tages cer­tains dont elle jouit, la presse poli­tique n’ar­rive pas à bou­cler son budget.

Nom­breux sont les « canards » qui sombrent…

Nom­breux aus­si ceux qui se font ren­flouer par les infâmes capitalistes…

Certes, on pour­rait faire remar­quer que là où avant la guerre un jour­nal se conten­tait d’un direc­teur, il en faut aujourd’­hui trois ou quatre…

Et que ces « tout neufs » sont assez gour­mands en ce qui concerne les émoluments…

On pour­rait peut-être consta­ter aus­si, sans vou­loir dif­fa­mer per­sonne, que les nou­veaux jour­na­listes, ceux qui ont sen­ti la voca­tion d’in­for­ma­teurs mon­ter en eux au len­de­main de la guerre, n’ont peut-être pas tou­jours su inté­res­ser le lec­teur, car le jour­na­lisme est un métier et non une impro­vi­sa­tion du hasard ou des circonstances…

Et puis, à quoi bon remâ­cher toutes les rai­sons qui font que la presse nou­velle n’est pas viable ? Cha­cun sait à quoi s’en tenir à ce sujet.

Ce qu’on sait peut-être moins, c’est le nombre assez impres­sion­nant de feuilles qui ont paru depuis 1944 et qui ont dis­pa­ru sans lais­ser de trace, et sans même régler à leurs col­la­bo­ra­teurs et à leur per­son­nel les appoin­te­ments et indem­ni­tés qu’ils leur devaient.

On serait assez curieux de connaître à ce sujet les sta­tis­tiques avec les sommes dues, que pour­rait four­nir le Syn­di­cat de la presse, pas­sage Violet.

Ce serait assez élo­quent, mais on n’ose espé­rer rece­voir satis­fac­tion sur ce point.

Notons, en pas­sant, une de ces ano­ma­lies qui entrent dans le cadre des com­bi­nai­sons mal­propres qui consistent à défendre envers et contre tous la presse actuelle, même contre le plus sacré des droits, celui du tra­vailleur à per­ce­voir son salaire.

La presse étant régie par des usages spé­ciaux, les prud’­hommes se déclarent incom­pé­tents pour régler les litiges de ce dépar­te­ment. C’est une com­mis­sion pari­taire qui se réunit pério­di­que­ment au pas­sage Vio­let qui a à connaître des dif­fé­rends entre patrons et employés de la presse. Or, les juge­ments ren­dus par cette com­mis­sion. ne sont pas exécutoires.

Je mets au défi qui que ce soit de m’ap­por­ter la preuve qu’il n’y a pas quelques cen­taines d’af­faires en litige de ce fait et que les jour­naux peuvent tou­jours dis­pa­raître sans régler leur per­son­nel sans qu’au­cun recours contre eux soit possible.

Puis­qu’on vous dit que tout se passe dans la presse comme si une bande d’ai­gre­fins exploi­tait un filon avec la béné­dic­tion du gouvernement !

Un exemple entre tant d’autres ? Tel conseiller muni­ci­pal actuel, qui est d’ailleurs char­gé de veiller sur le bud­get de la Ville de Paris, n’a-t-il pas eu quelques déboires avec un jour­nal qu’il fai­sait paraître ? Et n’est-il pas tou­jours débi­teur, depuis deux ans et demi, d’une grande par­tie des salaires et indem­ni­tés dus à son per­son­nel ? Et pour­tant, on vous prie de le croire, dans sa cir­cons­crip­tion il se pré­sente connue un achar­né défen­seur du prolétariat !

Fumiste, va !

[|— O —|]

Mais je m’é­gare… J’a­vais des­sein de vous mon­trer où en est la liber­té de la presse…

J’ai bar­bouillé beau­coup de papier et je m’a­per­çois qu’en réa­li­té la ques­tion est bien simple,

La liber­té de la presse ?

Quelle liber­té de la presse ?

La liber­té de la presse est morte ; tuée à la der­nière guerre par les défen­seurs de la « liberté ».

La liber­té de la presse, c’est un cadavre.

Un cadavre avec tant d’autres.

Si on vous en parle encore de la liber­té de la presse, on vous ment.

Il n’y a plus de liber­té de la presse.

Il n’y a plus que quelques goinfres qui s’a­charnent sur un cadavre…

Roger Mon­clin

La Presse Anarchiste