La Presse Anarchiste

La pédagogie moderne

Au début du XXe siècle, les péda­gogues, aux­quels les hommes d’au­jourd’­hui ont été confiés durant leur enfance, esti­maient que l’é­cole devait faire de chaque enfant une future cel­lule de la socié­té, cel­lule pré­cise et qua­si immuable. Ils ne cher­chaient nul­le­ment à déve­lop­per la per­son­na­li­té de l’en­fant, mais à faire de celui-ci presque un robot. La morale tra­di­tion­nel­le­ment ensei­gnée van­tait les bien­faits de la dis­ci­pline imposée.

En réac­tion contre cette immense faillite, les péda­gogues modernes ont pen­sé qu’il serait bon de ces­ser tout « éle­vage » des enfants. Avant tout l’in­di­vi­du doit être res­pec­té. Il doit être capable de s’a­dap­ter aux exi­gences de la vie moderne, tout en fai­sant preuve, à tout ins­tant, du véri­table esprit critique.

Nous ne dirons pas qu’il existe des prin­cipes rigides de péda­go­gie moderne. Édu­ca­tion et savoir ne sont pas admi­nis­trés en pilules ou com­pri­més. Tout est nuance. Essayons plu­tôt de déga­ger l’es­prit des méthodes actives ou des tech­niques d’é­du­ca­tion nouvelle.

Avant tout doit souf­fler le vent salubre de la liber­té. L’en­fant s’ex­prime libre­ment, à sa maî­tresse comme à sa maman, quand il est tout bam­bin, par la parole et par le des­sin. La confiance s’é­ta­blit. Parents, ne dites jamais à vos petits : « Tu ver­ras quand tu iras à l’é­cole ! » de l’air de celui qui consi­dère la classe comme un cachot et l’ins­ti­tu­teur comme un loup-garou. Plus tard l’en­fant conti­nue­ra à s’ex­pri­mer libre­ment, et cette éclo­sion mer­veilleuse de textes libres per­met­tra au maître adroit de connaître cha­cun de ses enfants et de déve­lop­per ses facul­tés par­ti­cu­lières. L’en­thou­siasme naî­tra, car chaque texte sera impri­mé par l’en­fant lui-même qui com­po­se­ra avec les cama­rades de sa classe un jour­nal men­suel illus­tré de lino­gra­vures ou de des­sins au lino­graphe. Ce jour­nal, adres­sé aux cor­res­pon­dants des écoles amies d’autres régions, voire d’autres pays, crée­ra un cou­rant de com­pré­hen­sion mutuelle qui engen­dre­ra l’a­mour de l’homme pour l’homme.

Dans notre nou­velle école, nous ne conce­vons plus de matières nobles. Vous sou­ve­nez-vous de l’or­tho­graphe, cette déesse qui vous sacrait bon ou mau­vais élève ? Non, le gra­veur qui met mal l’or­tho­graphe n’est pas for­cé­ment un sot. Celui qui n’est pas « sco­laire », c’est-à-dire fort en dic­tée et en pro­blème, peut pos­sé­der de solides apti­tudes manuelles, et ils ne sont pas rares ceux qui n’ont pas satis­fait aux exi­gences des exa­mens et qui pour­tant, au cours de leur exis­tence, ont prou­vé qu’ils étaient plus « capables » que les brillants sujets de la scolastique.

En vue d’é­vi­ter les méfaits des com­plexes d’in­fé­rio­ri­té que créent les divers modes de clas­se­ment, nous éta­blis­sons le gra­phique indi­vi­duel de tra­vail : l’en­fant voit appa­raître net­te­ment ses fai­blesses et ses réus­sites. Il voit lui-même sur quelle dis­ci­pline il aurait inté­rêt à concen­trer ses efforts. Connais-toi toi-même et améliore-toi.

Dans notre socié­té où doit « briller le soleil », comme dit Freud, l’es­prit cri­tique est sans cesse en éveil, car l’en­fant est jugé par ses pairs : ses tra­vaux sont revus et cor­ri­gés par ses cama­rades, ses fautes sont jugées par un tri­bu­nal d’en­fants. Le « maître », disons plu­tôt le père, donne ses conseils d’ex­pé­rience, mais ne fait jamais preuve d’au­to­ri­ta­risme. Il est aimé et davan­tage res­pec­té que le magis­ter à la classe figée qui ter­ro­rise ses élèves. Les che­na­pans de La Guerre des bou­tons de Per­gaud étaient cer­tai­ne­ment calmes et silen­cieux dans la classe de l’homme à la calotte de velours et à la règle-gour­din de la fin du siècle dernier !

Vous dire com­bien les enfants aiment l’é­cole « natu­relle » est super­flu. Le tra­vail-cor­vée est défi­ni­ti­ve­ment pros­crit. Le choix en com­mun de l’ac­ti­vi­té fait que le tra­vail s’exé­cute dans la fièvre qui pré­side à la réa­li­sa­tion des chefs-d’œuvre. Il n’est pas rare de retrou­ver, bien après que la cloche du départ a son­né, un groupe d’en­fants qui s’af­fairent autour de la presse à impri­mer, ou de la maquette en construc­tion. Et il nous est arri­vé de devoir ren­voyer dou­ce­ment vers leurs demeures des bam­bins qui vou­laient construire le monde en vingt-quatre heures. Ces jeunes pion­niers étaient libé­rés du tra­vail puis­qu’ils oeu­vraient dans la joie.

De plus nous avons consta­té que les mal­heu­reux, les faibles, les tarés, les dégé­né­rés pou­vaient être aisé­ment amé­lio­rés. C’est une véri­table récu­pé­ra­tion des déchets. Autre­fois les « cancres » for­maient l’ar­rière-ban de la classe. Tou­jours refou­lés vers le fond de la salle, ils étaient consi­dé­rés comme les « indé­crot­tables », ceux dont il ne fal­lait rien attendre, une lie tout juste bonne pour les cor­vées. Erreur gros­sière, véri­table atten­tat contre l’in­di­vi­du. Nous avons à maintes reprises dévoi­lé des apti­tudes dignes d’être culti­vées et les réédu­ca­teurs d’a­nor­maux qui pro­cèdent avec un esprit tel obtiennent des résul­tats sur­pre­nants. Mon cher Alexis Danan, on ne rou­vri­rait pas Met­tray, bagne d’en­fants, si l’on vou­lait nous confier ceux qui ne devraient à aucun moment être livrés à des gardes-chiourme.

On a cou­tume de repro­cher aux ratio­na­listes que nous sommes d’a­voir une morale terre-à-terre. On donne au mot maté­ria­lisme son sens le plus étroit. Qu’im­porte, nous savons com­bien l’en­fant nous com­prend et nous aime. Nous déve­lop­pons au plus haut point l’es­prit de tolé­rance. Les cor­res­pon­dants peuvent être catho­liques, pro­tes­tants, athées… À par­tir du moment où tu sais, mon enfant, que d’autres pensent autre­ment que toi et qu’ils sont pour­tant res­pec­tables, tu as gra­vi un des plus beaux éche­lons qui mènent à la morale la plus pure. Devant tous les pro­blèmes de la vie, tu gar­de­ras une vue objec­tive des faits, tu déve­lop­pe­ras ton sens des res­pon­sa­bi­li­tés et ton esprit d’i­ni­tia­tive. Tu sau­ras faire le pre­mier pas, Tu seras deve­nu un Homme.

Si nous avons trans­for­mé l’é­cole, c’est pour que l’en­fant y soit l’es­sen­tiel. Autre­fois elle était, comme le dit Rai­ner Maria Rilke, « une inven­tion de grande per­sonne» ; aujourd’­hui, « on est dans une école qui ne sent ni la pous­sière, ni l’encre, ni la peur, qui sent le soleil, le bois blond et l’enfance. »

J. et S. Chatroussat

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