La Presse Anarchiste

Le capitalisme ne veut pas mourrir

Dans le numéro d’oc­to­bre de « Défense de l’Homme », après avoir analysé la sit­u­a­tion tant extérieure qu’in­térieure, sit­u­a­tion tout ce qu’il y a de plus angois­sante, je con­statais que les Français, nés malins, n’avaient trou­vé rien de mieux que de se pas­sion­ner pour des élec­tions au sec­ond degré au moment même où un monde s’écroule dans le sang et dans l’amoralité.

Est-ce à dire que le cap­i­tal­isme est mort et que le social­isme — autori­taire ou lib­er­taire — peut s’ap­prêter à lui suc­céder dans les années qui vont suiv­re, soit à l’oc­ca­sion d’une nou­velle guerre, soit après une suc­ces­sion de trou­bles soci­aux provo­qués par la mis­ère de ceux qui tra­vail­lent ? Ce serait aller vite en besogne ; et quoique l’époque soit celle de l’ul­tra-vitesse, ce serait se ménag­er de cru­elles désil­lu­sions que de faire avancer dès à présent le cor­bil­lard. Ce mort n’est pas prêt à accepter notre rendez-vous !

Il est effarant de con­stater à quel point les soci­o­logues, les doc­tri­naires de toutes écoles social­istes et même les théoriciens anar­chistes ont pu se tromper sur l’é­tat de san­té de leur enne­mi. Ce n’est point pour­tant qu’il n’ait eu l’oc­ca­sion de mor­dre la pous­sière à divers­es reprises.

La pre­mière guerre mon­di­ale, la Révo­lu­tion russe, la sec­onde guerre mon­di­ale, autant d’ac­cès de fièvre qu’il a fal­lu guérir en faisant appel aux prati­ciens les plus habiles et qui, comme par hasard, étaient le plus sou­vent des rené­gats du social­isme. La tech­nique a d’ailleurs var­ié selon les cas et la grav­ité du malaise.

Lorsqu’en 1914 la sit­u­a­tion économique européenne exigea une expli­ca­tion — par per­son­nes inter­posées — entre con­cur­rents cap­i­tal­istes, on ne pou­vait encore dis­cern­er jusqu’où cette crise allait men­er ses pro­tag­o­nistes. Le déclenche­ment de l’aven­ture fut extrême­ment facil­ité par « l’am­biance », le « cli­mat » comme nous dis­ons de nos jours.

Une pro­pa­gande chau­vine effrénée avait pré­paré les esprits. Les Déroulède et autres colonel Dri­ant s’é­taient don­nés à plein et mal­gré une C.G.T., tout de même un peu plus douée de car­ac­tère que l’actuelle, mais dont le prin­ci­pal dirigeant sut à temps tourn­er casaque, le chemin de la gare de l’Est se trou­va mer­veilleuse­ment dégagé.

Cinquante-deux mois dans les tranchées, quelques offen­sives « vic­to­rieuses », les poux et la mort au tour­nant du boy­au apprirent vite aux « poilus » qu’ils étaient les din­dons de la farce. Les mutiner­ies mil­i­taires con­sti­tuèrent le pre­mier aver­tisse­ment à la bour­geoisie et l’incitèrent à con­clure le plus rapi­de­ment possible.

La fin de l’aven­ture fut lam­en­ta­ble. L’éter­nelle vic­time — la masse pour employ­er le jar­gon marx­iste — qui s’é­tait fait geignante, puis menaçante, apaisa rapi­de­ment son ire con­tre, au choix, 52 francs ou un cos­tume Abra­mi, quelques cen­taines de francs payant la présence au front et une prime de démo­bil­i­sa­tion. Pour faire bonne mesure, Clemenceau y ajou­ta la journée de huit heures que le syn­di­cal­isme récla­mait depuis 1906.

Con­tre quoi, cha­cun reprit tran­quille­ment ses petites affaires, dépen­sant son pécule aux cours­es, dans les boîtes, chez les filles ou le plaçant à la Caisse d’é­pargne, future proie des déval­u­a­tions suc­ces­sives, fier de porter le titre d’an­cien com­bat­tant et d’aller se chauf­fer le dimanche, en famille, au torchère de l’Inconnu.

Le cap­i­tal­isme s’en tirait au moin­dre mal d’au­tant plus que l’ex-«poilu », rede­venu con­tribuable, par­tic­i­pait allè­gre­ment au col­matage des brèch­es finan­cières et, à tout hasard, à la pré­pa­ra­tion moné­taire d’une éventuelle « der des der ».

Quant à la Révo­lu­tion russe, qui survé­cut à toutes les tra­casseries sus­citées par les nations « vic­to­rieuses », on réso­lut de faire à son endroit la part du feu, comp­tant fer­me­ment sur son assagisse­ment. Dans une cer­taine mesure, cette habileté réussit.

Mal­gré tout, et aus­si éloigné du com­mu­nisme véri­ta­ble que soit l’ex­péri­ence bolcheviste, l’ex­em­ple était per­ni­cieux. Il sus­ci­ta bien­tôt des pla­giaires quant à la manière super-autori­taire de con­duire les peu­ples et de mépris­er l’in­di­vidu. Bien que les néo-total­i­taires se récla­massent d’autres principes qu’en Russie, ils en vin­rent, par la force des choses, à som­br­er à leur tour dans une sorte de cap­i­tal­isme d’É­tat extrême­ment dan­gereux pour le cap­i­tal­isme libéral. De défi en défi, un jour tout craqua. L’inévitable se pro­duisit et cha­cun pen­sa vain­cre, s’es­ti­mant le plus fort.

La lutte à peine engagée, le cap­i­tal­isme tra­di­tion­nel se ren­dit compte du péril mor­tel qu’il courait. Les dic­ta­teurs avaient gal­vanisé leurs peu­ples. Un pacte de non-agres­sion oppor­tun s’é­tait même con­clu entre les deux ten­dances « total­i­taires », sur des bases frag­iles certes, mais suff­isantes pour par­er au plus pressé. Les cham­pi­ons de l’autar­cie économique, du cap­i­tal­isme éta­tique, furent bien près de l’emporter.

Dans l’autre camp le « moral » man­quait. La débâ­cle française, imprévue, fail­lit tout com­pro­met­tre. C’est que « mourir pour Dantzig », selon le mot fameux d’un caméléon poli­tique, n’é­tait pas une per­spec­tive très agréable et il n’y avait plus d’Al­sace-Lor­raine à recon­quérir. De plus, quoi que l’on ait dit, la pro­pa­gande paci­fiste de l’en­tre-deux-guer­res avait porté quelques fruits et la mon­tée vers la gare de l’Est pre­nait, à vingt-cinq ans de dis­tance, un tout autre aspect.

Le temps était venu d’a­gir en sou­p­lesse et de met­tre à prof­it toutes les fautes de l’ad­ver­saire. Elles furent nom­breuses et dues pour une bonne par­tie à l’ex­cès de con­fi­ance des par­ti­sans de la manière forte.

C’est par un arti­fice grossier, en faisant vibr­er la corde patri­o­tique, que le cap­i­tal­isme inter­na­tion­al, essen­tielle­ment a‑patriote, se tira d’affaire.

Tout comme la Com­mune de Paris qui, en 1871, fut à son début un mou­ve­ment patri­o­tique, la Résis­tance en 1940, s’in­spi­rant de sen­ti­ments ana­logues, com­mença la lutte sourde con­tre l’oc­cu­pant. En 1941, elle reçut un ren­fort con­sid­érable con­sti­tué par les mil­i­tants com­mu­nistes traqués à la suite de l’en­trée en guerre de la Russie. Ces derniers, déjà dressés à chanter la Mar­seil­laise et à « réha­biliter » le dra­peau tri­col­ore, furent par­mi les résis­tants les plus dynamiques, les plus mil­i­tarisés et aus­si les plus décimés. C’est ain­si qu’ils firent, involon­taire­ment sans doute, le jeu de leurs pires enne­mis, qui les rav­i­tail­lèrent en armes et argent.

On peut dis­cuter l’am­pleur de cette aide mais on ne peut la con­tester. Or qui, sinon le cap­i­tal­isme, pou­vait assur­er pareille débauche de milliards ?

Mais il courait un risque immense et avait toutes les chances du monde d’y laiss­er des plumes.

Cha­cun sait aujour­d’hui qu’il s’est tiré avec une maes­tria iné­galée de ce pas périlleux.

Après avoir noyé le pois­son prudem­ment — allant jusqu’à admet­tre la par­tic­i­pa­tion com­mu­niste au gou­verne­ment — après avoir pourvu de sinécures les plus débrouil­lards par­mi les résis­tants de toutes obé­di­ences, le ton changea.

L’heure est venue pour la bour­geoisie de chang­er d’at­ti­tude et d’af­firmer sa force, quoique puis­sent en penser les naïfs qui ont cru en toute bonne foi aux ver­tus sacrées de la Résis­tance. Et tout comme Thiers noya dans le sang la Com­mune, les gou­ver­nants d’au­jour­d’hui sont prêts à suiv­re son exem­ple si besoin est. Même s’ils appar­ti­en­nent à un par­ti tra­di­tion­nelle­ment ouvrier.

Le plus grave c’est qu’en abat­tant l’hitlérisme, le cap­i­tal­isme n’en a pas fini avec le total­i­tarisme et son sys­tème économique. Et que pour ce faire il est capa­ble de tout jusques et y com­pris le déclenche­ment d’une troisième guerre mondiale.

Pensez-vous qu’il soit à ce point abâ­tar­di qu’il n’ose le faire ?

Je n’en crois rien. Ain­si que je le dis­ais au début de cet arti­cle, c’est bien un mort qu’il faut tuer !

Louis Lou­vet


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