Il n’y a pas lieu de croire ou de ne pas croire au Progrès. Le Progrès est un fait si l’on résume par ce mot l’ensemble de certains aspects et des phases du développement humain : progrès individuel, si l’on songe que les hommes d’aujourd’hui sont différents à beaucoup d’égards de leurs ancêtres ; progrès social, si l’on songe que les sociétés actuelles offrent aux individus un cadre diffèrent des sociétés passées.
Avant de se poser la question de savoir si ces différences, faciles à enregistrer sans remonter loin dans l’histoire, ont été favorables ou non à l’espèce humaine (individuellement et socialement), il est nécessaire d’examiner quelles sont les formes du Progrès. En effet, en dépit de ce qu’on a pensé durant tout le XIXe siècle et jusqu’à maintenant, il ne faut pas s’attarder sans précautions à l’image autrefois classique du Progrès unilinéaire. C’est par une vue superficielle de l’histoire, par un sens insuffisamment averti de la philosophie de l’histoire, qu’au XIXe siècle on croyait pouvoir schématiser l’évolution de l’humanité par une marche régulière et continue vers quelque chose de mieux. Influencés sans doute par la rapide transformation des moyens de transport, les meilleurs esprits voyaient le progrès sous la forme d’un mouvement en avant orienté sur une route, guidé par une ligne, le long de laquelle des jalons marquaient le chemin peu à peu parcouru, et sur laquelle il n’y avait aucune raison ni de s’arrêter ni de ne pas continuer. À peine différente dans son esprit était l’image des générations successives montées sur les épaules les unes des autres, la dernière voyant plus loin que la précédente puisqu’elle était placée plus haut.
En fait, les choses ne sont pas si simples et il faut autrement rendre compte de la complexité des faits qu’on peut rapporter à l’idée du Progrès.
À la base de cette idée, il y a la notion de mouvement, de quelque chose qui se déplace. Notons tout de suite que la notion de but vers lequel on se déplace n’est pas nécessairement liée à la notion de mouvement. De plus, il y a bien des manières de se déplacer. À côté de celle-ci, on trouve la notion de changement, et en particulier de changement d’état, qualitatif ou quantitatif. D’où la tentation de parler de progrès qualitatif lorsque ce qui survient est différent en qualité, et de progrès quantitatif lorsqu’il y a simple augmentation de quantité. Mais dans le premier cas, comme tout à l’heure, l’idée de mieux n’est pas nécessairement liée à l’idée de qualité différente, et de plus la notion de mesurable disparaît : on ne peut mesurer avec le même étalon des choses différentes. À l’inverse, dans le second cas, où l’idée de quantité en augmentation est liée à l’idée de mesure, la notion de différence de qualité disparaît. Existe-t-il des cas où l’emploi simultané des deux termes rendrait compte des faits d’une manière satisfaisante pour l’esprit ? Il ne le semble pas.
Prenons les deux exemples classiques du progrès des moyens de transport et des moyens d’éclairage. La diligence est remplacée par un train ; les chevaux par la locomotive, la caisse de la voiture par des wagons. On voit bien le changement d’état ; mais peut-on vraiment parler de progrès qualitatif ? Les choses sont différentes, en tant que moyens, mais le but poursuivi — transporter — est atteint dans un cas comme dans l’autre. Pour faire sentir la différence fondamentale, il faut faire intervenir deux idées : vitesse plus grande, nombre de voyageurs transportés plus grand. Alors, progrès quantitatif ? Mais le train n’est pas une diligence plus grande et qui roule plus vite.
La lampe électrique remplace la lampe à pétrole. Progrès qualitatif ? Non, car là encore le but poursuivi est le même. Progrès quantitatif ? Non, car la lampe électrique n’est pas une lampe à pétrole plus grosse et qui éclaire davantage.
Donc, pour rendre compte des faits dans ces deux cas simples, typiques et classiques de progrès matériel, on ne peut valablement employer, ni seuls ni ensemble, les deux termes de progrès qualitatif et de progrès quantitatif. Aucun, séparément, ne suffit. Ensemble, ils ne se complètent pas et ont même tendance à s’exclure.
La querelle sur les mots ne serait rien s’il ne s’ensuivait une querelle sur les idées. Car tel serait porté à admettre l’existence d’un progrès « quantitatif » qui refuserait d’admettre l’existence d’un progrès « qualitatif ». Et, suivant que les uns étaient sensibles au « mesurable » et les autres au non mesurable, on a vu les uns prôner, les autres nier le progrès. De même, la considération des arrêts, des reculs de la civilisation le faisait nier par ceux qui s’en tenaient à l’image du progrès unilinéaire.
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Force est donc de recourir à de nouvelles images et à de nouvelles définitions si l’on veut rendre compte assez simplement de la complexité réelle des faits. Les uns et les autres seront empruntés au vocabulaire de l’économie industrielle.
Remarquons en premier lieu que, l’idée de mouvement étant fondamentale, il y a plusieurs façons de se mouvoir. On peut se déplacer sur un plan, sur différents plans, ou enfin dans toutes les directions de l’espace à la fois, L’automobile qui roule, l’inondation qui s’étend, la tache d’huile qui s’agrandit se meuvent sur un plan. Il y a extension du chemin parcouru, de la surface recouverte par l’eau, de la tache autour du point de contact de la goutte d’huile.
Le mur, la cheminée de briques qui s’élèvent se meuvent sur des plans successifs[[]Il y a accumulation de matériaux à partir d’une base donnée.]. La lumière, la chaleur, à partir de leur source, le gaz d’éclairage à partir d’une fuite, se répandent dans toutes les directions et gagnent un nombre infini de plans[[Il y a dilatation du gaz qui augmente de volume et un phénomène du même ordre en ce qui concerne la chaleur et la lumière qui rayonnent dans l’espace.]].
Dans le domaine industriel, il y a concentration horizontale quand des industries similaires s’établissent dans la même région (industrie textile dans le Nord de la France); il y a concentration verticale quand des industries complémentaires se rassemblent au même point (industries minières, métallurgiques et mécaniques dans le Centre de la France). Un troisième type de concentration se rencontre enfin lorsque de nombreuses industries, les unes similaires, les autres complémentaires, se trouvent réunies (cas de Paris, par exemple). Par analogie, on appellera progrès horizontal ou par extension celui qui se situe en quelque sorte sur un plan, progrès vertical ou par accumulation celui qui se situe sur plusieurs plans successifs, et enfin progrès voluménal ou par dilatation celui qui résulte pour ainsi dire de l’action combinée des deux autres.
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C’est dans le cadre du progrès matériel ou progrès technique, qui n’est généralement pas discuté en lui-même, dans sa réalité concrète, qu’on peut trouver des exemples aussi nombreux qu’on le veut.
— La consommation de l’aluminium dans le monde entier est passée de 1.500 kilogrammes en 1886 à 300.000 tonnes en 1929. Consommation augmentée, c’est-à-dire accroissement du nombre de ceux qui utilisent le nouveau métal et par suite de l’espace où on trouve des gens qui l’utilisent : progrès horizontal.
— Le premier turbo-alternateur qui figura à l’Exposition universelle de 1900 développait une puissance de 500 kilowatts. Ceux qu’on fabriquait dès 1905 développaient 5.000 kilowatts ; en 1913, la puissance atteinte était de 7.500 kilowatts et en 1932 de 20.000 kilowatts poulies modèles courants. Des modèles spéciaux atteignaient 60.000 kilowatts et l’on espérait arriver à 150.000 kilowatts : accroissement considérable de la puissance d’un appareil construit toujours suivant les mêmes principes scientifiques : progrès vertical.
— L’histoire, même schématique, des moyens d’éclairage est à son tour significative : chandelles de suif, puis bougies ; à partir de 1801 : gaz d’éclairage ; de 1844 : arc électrique ; de 1880 : lampe à incandescence. Non seulement la puissance de chaque source lumineuse augmente, et la commodité de son emploi, mais le nombre des usagers croît dans des proportions considérables, et, en plus, nous constatons que des moyens nouveaux sont recherchés en vue d’obtenir une plus grande puissance et une plus grande commodité, et ces moyens connaissent tous, dès qu’ils sont au point, un succès inconnu des procédés plus anciens : progrès voluménal[[ Réflexions et Propositions pour l’après-guerre, chap. II]].
Dans cette façon nouvelle de considérer et de définir les formes du progrès, les inconvénients des précédentes définitions disparaissent. La loi des grands nombres peut intervenir, puisqu’il n’est plus possible d’oublier l’élément quantitatif inclus dans l’idée de progrès. Enfin, les conséquences sur l’examen des rapports du progrès matériel avec le progrès humain s’éclairent, du fait qu’il est possible de poser le problème de la valeur humaine des transformations apportées aux modes de vie par la science et ses applications de la manière suivante : est-il résulté de ces transformations une amélioration notable pour une proportion plus grande d’individus ? Une réponse affirmative à cette question ne paraît pas honnêtement faire de doute.
Laumière