La Presse Anarchiste

Le théâtre

Mal­gré plu­sieurs pièces de théâtre très esti­mables, ce n’est pas encore ce mois-ci que je peux vous signa­ler un spec­tacle où le prix exor­bi­tant de votre fau­teuil vous serait ample­ment rem­bour­sé par le plai­sir qu’il vous aurait don­né. Prix exor­bi­tant ? Oui, si on le com­pare à celui d’un fau­teuil dans un ciné­ma, même de luxe. Mais ce prix est nor­mal si on fait le total de tout ce qui sort d’une caisse de théâtre en dehors des cachets d’ar­tistes, des salaires du per­son­nel et des frais habi­tuels à tout com­merce. En effet, au théâtre, avant que les spec­ta­teurs ne soient assis, ces mes­sieurs du fisc et de l’As­sis­tance publique sont là, inexo­rables, et exercent sur la caisse, au fur et à mesure qu’elle s’emplit, sur chaque place payée, le pré­lè­ve­ment légal ; ici comme par­tout ailleurs, l’É­tat prend d’a­bord la part du lion. Et là-bas, der­rière ce rideau qui n’est pas encore levé, les décors sont en place, ces décors qui coûtent main­te­nant le prix d’un bel immeuble, ces décors qui ne pour­ront pas être trans­por­tés comme une pel­li­cule et dont par consé­quent l’a­mor­tis­se­ment demeure chi­mé­rique. On s’ex­plique donc les hési­ta­tions d’un direc­teur à ris­quer les capi­taux néces­saires au mon­tage d’une pièce, bien moins consi­dé­rables que ceux d’un film, certes, mais n’of­frant qu’une chance très faible de « rentabilité ».

C’est donc ces deux écueils qu’il faut d’a­bord évi­ter, les taxes et les « grands spec­tacles », si on veut ten­ter de rendre le prix des places acces­sible au grand public. Or, il n’y a rien à espé­rer du côté de l’É­tat ; il sait par­fai­te­ment que le Théâtre est sa poule aux œufs d’or, mais dans sa sot­tise de mas­to­donte il conti­nue à l’é­tran­gler lentement.

Quant au deuxième écueil, les frais des somp­tueux décors et des pres­ti­gieuses figu­ra­tions, il est plus facile de le contour­ner. Certes, le public semble de plus en plus friand de vastes mises en scène, mais c’est une chose hors de doute que, sur ce point, le théâtre sera tou­jours bat­tu par le ciné­ma, dont les décors, les gestes et les tumultes peuvent varier à l’in­fi­ni aus­si bien dans le micro que dans le macro­cosme. Il est donc inutile de per­sis­ter à enga­ger le com­bat contre une camé­ra ; il est néces­saire de l’é­vi­ter et même de se sous­traire à toute com­pa­rai­son défa­vo­rable. Et pour cela la rai­son com­mande au théâtre non pas de réa­li­ser mais de sug­gé­rer le décor par une sty­li­sa­tion artis­tique, ingé­nieuse, intel­li­gente, comme celle qui fut maintes fois employée dans cer­taines pièces d’a­vant-garde, dans nombre de clas­siques et dans beau­coup de drames sym­bo­liques. Et pour mettre le public dans cet état de com­pré­hen­sion, voire d’hyp­nose, qui per­met­tra de lui faire pré­fé­rer le décor des idées au décor des réa­li­tés, comme le disait Mae­ter­linck, le théâtre conserve sur le ciné­ma un avan­tage énorme. Cet avan­tage, c’est la magie de la parole vivante, la puis­sance écla­tante et impé­ra­tive du verbe. C’est cela qu’il convient de recréer avant tout, c’est la seule chose qui demeure son véri­table apa­nage et qui lui ren­dra sa valeur. Car c’est en vain désor­mais que le Théâtre s’ef­for­ce­ra « à faire vivant » avec les pro­cé­dés ordi­naires de la com­po­si­tion, que ce soit la pros­ti­tuée avec le gang­ster, la fleur bleue dans un hôtel de passe, le ranch en effer­ves­cence, le navire en détresse, la charge de cava­le­rie ou le couple en mal d’a­mour s’ex­hi­bant aux voyeurs dans des ébats sug­ges­tifs. Tout cela, sur la scène, ferait rire le public et sif­fler la pièce.

Car, que ce soit pur ses lettres d’an­tique noblesse ou pour toute autre cause, le théâtre exige une cer­taine attitude.

Et je dirais même une rigou­reuse tenue.

Ce qui ne veut point dire qu’il doive être guin­dé, cor­se­té, conven­tion­nel, autre­ment dit : ennuyeux.

Sim­plice

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