La Presse Anarchiste

Les vérités profanes et l’autorité des surhommes

I

De tout temps, il s’est fon­dé des sectes, des églises ou des par­tis qui se sont pro­po­sé de mener le monde par des doc­trines, dont la véri­té, pro­cla­mée indis­cu­table, ne devait pas être mise en question.

Jus­qu’à l’é­poque contem­po­raine, ces doc­trines étaient à carac­tère mys­tique et reli­gieux. Toutes consi­dé­raient l’homme comme faillible, et sa pen­sée comme sujette à l’er­reur. La reli­gion seule — d’a­près ces doc­trines — était inté­gra­le­ment vraie, parce qu’é­tant révé­lée, ayant pour ori­gine un créa­teur extra-humain inca­pable de se trom­per, elle ne pou­vait être viciée par le même prin­cipe de faillibilité.

Ces doc­trines étaient tyran­niques en ce sens qu’elles fai­saient obs­tacle à toute dis­cus­sion de ce qui était article de foi. Ce qu’elles disaient venir de la divi­ni­té ne pou­vait souf­frir d’être révo­qué en doute, et qui­conque y fai­sait une allu­sion res­tric­tive était un homme mort et déshonoré.

Pour­tant, elles lais­saient en théo­rie le champ assez libre à la recherche et à la cri­tique, puisque tout ce qui n’é­tait pas du domaine reli­gieux pou­vait être dis­cu­té. Recon­nais­sant que l’es­prit humain était capable de se trom­per en toute matière sur laquelle la révé­la­tion d’en haut ne l’a­vait point éclai­ré, elles lui lais­saient ouvert ce champ d’in­ves­ti­ga­tion, de conjec­ture et de commentaire.

En théo­rie, il en allait ain­si, mais, en fait, c’é­tait assez dif­fé­rent. Selon que les prêtres dis­po­saient, dans l’É­tat, de plus ou moins de pou­voir, le domaine tem­po­rel et pro­fane se rétré­cis­sait ou s’é­lar­gis­sait, et les églises annexèrent, à cer­taines époques, la presque tota­li­té de ce domaine, au point que la rota­tion de la terre et l’exis­tence d’un conti­nent trans­at­lan­tique devinrent des sujets tabous et de dan­ge­reux abord au même titre que les fables de l’Écriture.

À mesure que la juri­dic­tion de ces églises débor­dait le cadre spi­ri­tuel pour empié­ter sur le domaine tem­po­rel, elles en arri­vaient à condam­ner des hypo­thèses scien­ti­fiques et des consi­dé­ra­tions sociales comme s’il se fût agi de points de doc­trine, non pas étran­gers, mais essen­tiels, à ce qu’elles enseignaient.

Ces églises étaient très jalouses de cette infailli­bi­li­té qu’elles pré­ten­daient tenir de Dieu comme un dépôt. Aus­si­tôt que se restrei­gnait leur pres­tige, elles la limi­taient à la science de Dieu et à la dis­ci­pline des âmes. Le pape même ne serait « infaillible » que de ce point de vue. Quant au droit divin des rois, il ne consti­tuait pas à pro­pre­ment par­ler une infailli­bi­li­té, mais une sorte de garan­tie par le Très-Haut de leur pou­voir et, quel­que­fois, de leur caprice.

Il en fut ain­si jus­qu’à l’é­poque contem­po­raine. De nos jours, ces églises ont per­du une grande par­tie de leur juri­dic­tion et n’ont plus guère voix au cha­pitre, en dehors de la foi reli­gieuse, pour pros­crire ou pour excommunier.

C’est ici qu’ap­pa­raît l’un des phé­no­mènes les plus trou­blants des socié­tés modernes. Il s’est ins­tau­ré des dogmes laïcs, qui s’at­tri­buent juri­dic­tion sur tout, qui excom­mu­nient et pros­crivent, qui condamnent et exé­cutent, sans se don­ner pour cela une ori­gine révé­lée, ni un carac­tère divin.

L’ou­tre­cui­dance est grande, si l’on songe que ces dogmes se recon­naissent une extrac­tion humaine et n’ex­cipent, pour éta­blir de nou­velles ortho­doxies, d’au­cune auto­ri­té sur­na­tu­relle. Ils ne se recom­mandent, en effet, que des lumières de leurs sages et du pou­voir de leurs dic­ta­teurs, ordi­nai­re­ment assis­tés d’un bourreau.

Certes, il était déjà outre­cui­dant de pré­tendre tenir de Dieu un livre saint, un tes­ta­ment, une loi, et les impo­ser en son nom à toute l’hu­ma­ni­té ; mais il l’est plus encore de vou­loir impo­ser comme indis­cu­tables, comme hors de ques­tion, comme expres­sion mes­sia­nique de la véri­té abso­lue, une loi, un tes­ta­ment ou un livre qu’on tient d’un homme ou d’un groupe d’hommes qui, comme tout le monde, ris­quaient de se trom­per, et dont l’o­pi­nion peut n’être pas una­ni­me­ment partagée.

Pour­suivre et condam­ner un scep­tique qui ose éle­ver quelques doutes à pro­pos d’un ver­set dic­té par Dieu, cela n’est pas très rai­son­nable, et sus­cite une légi­time pro­tes­ta­tion. Mais pour­suivre et condam­ner quel­qu’un qui déclare ne point embras­ser sans réserve une opi­nion poli­tique ou une théo­rie sociale publiée par un simple mor­tel, c’est pro­cla­mer que celui-ci a eu rai­son en tout, qu’il échappe à la loi com­mune de l’er­reur, bref, c’est croire à l’in­failli­bi­li­té humaine, c’est repor­ter sur la créa­ture cet attri­but de per­fec­tion dont on a dépouillé le Créa­teur en lui contes­tant l’existence.

Or, pas plus que l’er­reur ne s’i­den­ti­fie à la folie, la rai­son ne s’ap­pa­rente à l’in­failli­bi­li­té et le génie même ne pré­serve nul­le­ment l’homme de cette dis­po­si­tion géné­rale et fatale qu’il a de se trom­per parfois.

Si l’on m’ex­pli­quait qu’­Hit­ler ou Lénine était Dieu, je com­pren­drais mieux qu’on m’in­ter­dît de pen­ser et de juger autre­ment qu’eux ; l’ex­pli­ca­tion ne serait pas fameuse, mais du moins y en aurait-il une ; tan­dis que si l’on veut bien conve­nir qu’ils étaient sim­ple­ment des hommes — ce qu’en réa­li­té ils furent — je ne sai­sis plus pour quelle rai­son l’on m’o­bli­ge­rait à m’in­cli­ner sans exa­men devant ce qui fut leur pen­sée, ni de quel droit on me défen­drait d’être d’un avis dif­fé­rent du leur.

II

Réflé­chis­sons… Si l’on sup­pose, sans en avoir de preuve, qu’il existe un Dieu créa­teur et admi­nis­tra­teur du monde, on peut aus­si bien sup­po­ser du même coup, puis­qu’il n’en coûte pas plus, que ce Dieu est exempt d’er­reur ; il sera aus­si dif­fi­cile de démon­trer son infailli­bi­li­té que son exis­tence, donc aus­si aisé d’ad­mettre l’une et l’autre. Il s’a­git là de pos­tu­lats où l’i­ma­gi­na­tion a sa part ; quels droits sau­rait-on contes­ter à la fantaisie ?

En revanche, sup­po­ser qu’il a pu exis­ter des sur­hommes qui, en quelque matière, n’é­taient pas capables de se trom­per, dont la pen­sée fait éter­nel­le­ment loi à telle enseigne qu’il en puisse décou­ler une ortho­doxie hors de laquelle il n’y a, pour l’in­di­vi­du, qu’­hé­ré­sie, erreur et rébel­lion, c’est là une absur­di­té qui révolte le bon sens, puis­qu’on voit chaque jour que la connais­sance abso­lue n’est le propre et le fait d’au­cune intelligence.

Que la failli­bi­li­té soit géné­rale ; que l’om­ni­science n’existe pas ; que l’homme doive se trom­per de temps à autre aus­si sûre­ment qu’il doit mou­rir, cela peut être regar­dé comme heu­reux. Il serait regret­table que quelques-uns d’entre nous fussent, contrai­re­ment aux autres, nan­tis du pri­vi­lège de l’in­failli­bi­li­té. Cette loi com­mune est juste dans ce qu’elle a d’u­na­nime. L’homme infaillible engen­dre­rait la même envie mal­saine que l’homme qui serait immor­tel par excep­tion, et il écra­se­rait le reste de l’hu­ma­ni­té, trem­blant et cour­bé sous le sceptre de son orgueil.

Nulle véri­té n’est infi­nie, éter­nelle, abso­lue, si ce n’est peut-être dans les sciences exactes (et cette excep­tion même consti­tue une preuve de rela­ti­vi­té). Si l’on objecte à cela que toutes les sciences, même les plus conjec­tu­rales, tendent à l’exac­ti­tude à mesure que s’é­lar­git la connais­sance humaine et que les pro­blèmes sont ser­rés de plus près, nous répon­drons que cette évo­lu­tion, en pré­ci­sant cer­taines don­nées, ne fera qu’é­lar­gir encore le domaine de l’in­ter­pré­ta­tion et celui de la recherche, puisque toute véri­té connue, tout ter­rain conquis n’est qu’un point de départ.

Les sys­tèmes intel­lec­tuels et abs­traits sont tous sus­cep­tibles de révi­sion et de révo­ca­bi­li­té. Quant aux sys­tèmes éco­no­miques, quand bien même ils seraient socia­le­ment justes au point que tous les hommes s’ac­cordent pour consi­dé­rer comme un bien­fait de les impo­ser sans dis­cus­sion, pour­quoi dégé­né­re­raient-ils en sys­tèmes com­plets devant impo­ser en même temps une concep­tion de vie et une forme d’art qui soient uniques, mono­li­thiques et dictatoriales ?

Ceux d’entre nous qui ont reje­té les pré­ten­dues véri­tés saintes, que cou­vrait l’in­failli­bi­li­té fabu­leuse d’un Dieu, auraient tort d’ab­di­quer devant les véri­tés pro­fanes que l’on cherche à cou­vrir de l’au­to­ri­té des surhommes.

Pierre-Valen­tin Berthier

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