La Presse Anarchiste

Projection dans l’infini

Je demande aux lecteurs qui m’en­ten­dent de m’ex­cuser. La cause est la suiv­ante : je n’ai rien à dire présen­te­ment sur un film en par­ti­c­uli­er. En effet, pas une seule réal­i­sa­tion ciné­matographique récente ne me sem­ble apporter quelque chose de très val­able et de pro­pre à l’en­richisse­ment du lan­gage des images. De très intéres­santes œuvres se pré­par­ent dans de véri­ta­bles aven­tures et nous aurons la joie d’en par­ler le moment venu. Quelques autres films sor­tiront bien­tôt des stu­dios ou des lab­o­ra­toires de mon­tage et nous les atten­dons avec l’anx­iété de l’en­fant désireux de s’émer­veiller dans l’é­mo­tion de la décou­verte et la fer­veur de son regard. Je me per­me­ts de con­sid­ér­er que le vrai ciné­ma n’est pas à cette heure sur les écrans de pre­mière vision. L’Ham­let de Lawrence Olivi­er offre une richesse de thèmes inouïe, accen­tuée par un superbe tal­ent d’in­ter­pré­ta­tion. Que dire de la splen­deur shake­speari­enne ? Spec­ta­cle éblouis­sant et com­bi­en grandiose ! Mais le ciné­ma est ailleurs.

Je ne sais encore ce que vaut le dernier tra­vail de Rosselli­ni avec Alle­magne, année zéro, ain­si que la per­for­mance d’Or­lon Welles, dilet­tante fan­tas­tique et prodigieuse­ment intel­li­gent dans l’adap­ta­tion de Mac­beth, exé­cutée en trois jours.

Et Dédée d’An­vers ne me paraît pas mérit­er quelques min­utes d’ex­a­m­en. Con­ven­tion­nel d’un sujet rabâché ; tal­ent très moyen ; mou­ve­ment d’ensem­ble assez banal. Quai des brumes, seul, reste un chef-d’œu­vre d’at­mo­sphère signé Carné et Prévert. Le reste n’est que copie plus ou moins bonne.

Non ! Décidé­ment, l’art du ciné­ma n’est pas chez les gens qui font tourn­er une mécanique des rythmes dans cette usine du rêve mod­erne et standardisé.

À côté de « la grande machine à racon­ter des his­toires », il existe un ciné­ma totale­ment dif­férent : ce lan­gage en plein devenir sur lequel se penchèrent quelques poètes qui ont noms Canudo, Grif­fith, Del­luc, Abel Gance, Epstein, Vigo, etc.

Ce ciné­ma est celui des chercheurs, des pio­nniers aven­tureux, des nav­i­ga­teurs par­tis à la recherche de quelque terre nou­velle, des vision­naires, des illu­minés, pour tout dire, de ces sortes de génies libres que sont les rêveurs et les fous lucides. Ce ciné­ma n’est plus seule­ment un nou­veau moyen d’ex­pres­sion, il est un instru­ment poé­tique et philosophique iné­gal­able per­me­t­tant les éva­sions jusqu’alors impos­si­bles, les per­cep­ti­bil­ités boulever­santes de l’in­stan­ta­né dans le roy­aume de l’om­bre et de l’an­goisse à tra­vers les trans­parences du rêve, la pul­sa­tion de la vie et les nébu­losités de l’âme dont les sur­réal­istes demeurent les intro­specteurs les plus exigeants, les tragédies dans l’im­pondérable. Ce ciné­ma est le véhicule anti-cartésien par excel­lence qui dévore le temps et vio­le l’e­space, atteignant ain­si la qua­trième dimen­sion, se meut sans arrêt, vibre d’une essence toute neuve, dépasse même le roman­tisme philosophique et les écoles, règne en syn­thèse des mou­ve­ments et des dimen­sions sous le signe de la lumière et capte partout inex­orable­ment les frémisse­ments de l’in­fi­ni extra-sen­si­ble, du total que com­posent les élé­ments qui for­ment l’u­ni­versel, de la somme des atom­es, des courants et des ondes qu’est le Tout cos­mique : l’at­mo­sphère. Plus qu’au­cun autre de tous les arts, le ciné­ma est par­cou­ru en tous sens par des lignes de force et des longueurs d’onde issues du pou­voir créa­teur du poète.

« Il y a des peu­ples qui rêvent mais pour ceux qui ne rêvent pas il y a le théâtre. » Certes Girau­doux était dans le vrai. Mais com­bi­en le ciné­ma est plus proche que le théâtre de cette apothéose atmo­sphérique envahissante du délire sur­gis­sant de manière inso­lite des pro­fondeurs musi­cales de l’âme et de l’op­tique de la rêver­ie et com­bi­en il est grand lorsque le génie d’un homme soli­taire le ren­con­tre et met en lui cette étin­celle de folie, nerf moteur de la lux­u­ri­ance poé­tique née et iden­ti­fiée, ain­si que l’a proclamé Gance en un éclair de génie, du poten­tiel ani­ma­teur dont la vari­abil­ité infinie repose sur la vibra­tion sen­si­ble du créateur !

Le théâtre, art de l’élo­quence, s’adresse à une « cer­taine société ». Il est dis­tin­gué et repose sur un ensem­ble de con­ven­tions très val­ables, admis­es, qui lui assurent son immor­tal­ité et son ray­on­nement spir­ituel. Le ciné­ma par­le à l’âme, s’of­fre aux yeux de l’âme. Son pou­voir est essen­tielle­ment poé­tique. Il est la lit­téra­ture des silences et des courants invis­i­bles et pas une idée ne lui con­vient mieux que celle de Gide, affir­mant que l’im­por­tance est dans le regard, non dans la chose regardée.

Tout film véri­ta­ble est un poème. L’im­age est musi­cale ou n’est pas.

Le reste est com­merce, c’est-à-dire RIEN.

Faisant dis­paraître le mau­vais vacarme du ciné­ma bavard, la voix d’A­bel Gance me trans­porte dans l’u­nivers du génie, dans un monde illu­miné de musique.

« Le ciné­ma dotera l’homme d’un sens nou­veau. Il écoutera par les yeux. Il sera sen­si­ble à la ver­si­fi­ca­tion lumineuse comme il l’a été à la prosodie. Il ver­ra s’en­tretenir les oiseaux et le vent. Un rail devien­dra musi­cal. Une roue sera aus­si belle qu’un tem­ple grec…»

Et Gance mur­mu­rait quelque part dans son prisme supérieure­ment incon­nu : « La musique, c’est du silence qui s’éveille. »

De La Roue à Quai des brumes et Le Jour se lève, un souf­fle passe. Des êtres se recon­nais­sent et jouent leur drame, adoptent le ton du réc­it. L’air prend la couleur de la musique. Voix, odeur, par­fum, tout y est. La psy­cholo­gie se fait poésie. L’at­mo­sphère chante. Le Dés­espoir devient un grand penseur. Le Ciné­ma s’ex­prime. Baude­laire lui sourit.

R.T.


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