La Presse Anarchiste

Réalistes et utopistes

Mal­gré la grande méfiance que l’ex­pé­rience m’a don­née à l’é­gard des affir­ma­tions abso­lues, je ne crains pas de m’a­van­cer en disant que le pro­blème des mythes est le plus impor­tant de notre époque, comme de toutes celles qui l’ont précédée.

Les plus vio­lents adver­saires d’un tel point de vue vont pré­ci­sé­ment me four­nir les preuves de sa jus­tesse. J’ai nom­mé le der­nier car­ré d’un ratio­na­lisme bien malade aujourd’­hui, les mar­xistes. Car s’il est des gens aux­quels mon affir­ma­tion fait hor­reur, c’est bien aux des­cen­dants, d’ailleurs abâ­tar­dis, de Marx et d’En­gels. Leurs pro­phètes, repre­nant à leur compte la pro­po­si­tion hégé­lienne d’a­près laquelle « tout ce qui est réel est ration­nel, et tout ce qui est ration­nel est réel », avaient déca­pé l’u­ni­vers de ses mys­tères et de ses ombres. Et le dis­ciple se trouve en pos­ses­sion d’une clé qui ouvre toutes les ser­rures. Comme tout lui semble clair et facile ! Il éprouve un immense orgueil à la pen­sée qu’il appar­tient à cette géné­ra­tion qui rompt avec des mil­lé­naires de pré­ju­gés, qui enfin com­prend le monde, qui va donc pou­voir le trans­for­mer à sa guise. D’un côté toutes les reli­gions, tous les sys­tèmes phi­lo­so­phiques, tous les grands noms de l’his­toire qui va des pre­mières périodes connues à Marx, et les mil­liards d’êtres humains qui ont eu le mal­heur de naître avant le pro­phète. De l’autre les puis­sants cer­veaux qui ont le bon­heur d’être impré­gnés par sa doc­trine. Avec quel dédain, avec quel mépris supé­rieur et api­toyé on traite alors les « pré­lo­giques », c’est-à-dire les intel­lec­tuels esti­mant que les thèmes ratio­na­listes ne couvrent pas toute la réa­li­té, et comme on laisse per­cer le désir de les envoyer rejoindre le diplo­do­cus au Museum, via N.K.V.D.

Et pour­tant, ces gens ont sans doute été les plus grands créa­teurs de mythes du monde moderne. Quand on évoque l’é­norme pro­li­fé­ra­tion mythique de notre temps, on cite tou­jours les fas­cistes, et par­ti­cu­liè­re­ment les hit­lé­riens. Il serait en effet nor­mal que l’hit­lé­risme ait abou­ti à la plus grande per­fec­tion dans ce domaine, puis­qu’il était sans doute, au départ, la plus mythique de foutes les ten­ta­tives qu’on peut consi­dé­rer comme révo­lu­tion­naires dans la lutte contre le libé­ra­lisme éco­no­mique. Pour­tant, il n’en est rien. La qua­si-per­fec­tion a été atteinte par des hommes qui par­taient des pos­tu­lats les plus ratio­na­listes que l’hu­ma­ni­té ait jamais connus, on peut même dire qu’elle ne connaî­tra sans doute jamais, puis­qu’il est impos­sible d’al­ler plus loin. On cher­che­rait vai­ne­ment, dans n’im­porte quel sys­tème dit fas­ciste, l’é­qui­valent de la déi­fi­ca­tion qu’ex­priment les vers sui­vants, publiés par La Prav­da :

Les constel­la­tions pen­chées au firmament,
Les hommes et les usines
Sont auréo­lés par la gran­deur de Staline.

Et :

Ô grand Sta­line, ô chef des peuples,
Toi qui fis naître l’homme,
Toi qui fécon­das la terre,
Toi qui rajeu­nis les siècles,
Toi qui fais fleu­rir le printemps,
Toi qui fais vibrer les cordes musicales,
Toi, splen­deur de mon prin­temps, ô toi,
Soleil, reflé­té par des mil­liers de cœurs.

On pour­rait mul­ti­plier les cita­tions de ce genre, qui expriment tout un état d’âme, pour mon­trer, si c’é­tait néces­saire, qu’une nou­velle reli­gion s’est créée afin de rem­pla­cer l’an­cienne. Et à peu de frais d’ailleurs, car l’ef­fort d’i­ma­gi­na­tion n’est même pas très pous­sé, nous nous retrou­vons en face des for­mules tri­ni­taires clas­siques dont le catho­li­cisme n’offre qu’une variante : Lénine le Père, Marx le Saint-Esprit, Sta­line le Fils. Dans cette reli­gion qui a déjà connu sa pre­mière héré­sie avec le trots­kisme, la par­tie mytho­lo­gique est déjà for­mée ; la pha­lange des apôtres se décante où notre Tho­rez natio­nal se trouve en bonne place et dont Tito figure le Judas. Voi­là donc où abou­tit « l’é­di­fi­ca­tion de l’ordre socia­liste » annon­cée en 17 par ce Lénine dont les foules adorent aujourd’­hui le cadavre sacré, mais qui est for­te­ment concur­ren­cé, comme le montrent les poèmes pré­ci­tés, en tant que « créa­teur du ciel et de la terre ». Hit­ler était plus modeste, il demeu­rait sur le plan des pro­phètes et des ins­pi­rés, des délé­gués de Dieu sur cette terre, domi­nant les autres hommes, mais hum­ble­ment sou­mis à l’Être suprême. Sta­line, lui, prend car­ré­ment la place toute chaude puisque Dieu est mort… et qu’il en faut un autre.

Voi­là le grand mot lâché, car c’est tou­jours sur cette argu­men­ta­tion que se rabattent les com­mu­nistes fran­çais, du moins ceux qui osent encore réflé­chir et qui admettent la dis­cus­sion. Pour eux il est évident que Sta­line, les diri­geants et le Par­ti ne se plient qu’à une néces­si­té tout en détes­tant cette déi­fi­ca­tion de mau­vais aloi. Remar­quons en pas­sant que, si elle est réelle, cette néces­si­té de don­ner aux masses de nou­velles idoles met en fâcheuse pos­ture les prin­ci­pales thèses du Mani­feste, et ceci après cent ans de dif­fu­sion et d’a­gi­ta­tion ! Si la fameuse mis­sion his­to­rique du pro­lé­ta­riat doit pas­ser par de tels ava­tars, il fau­drait au moins recon­naître hon­nê­te­ment que les pré­cur­seurs se sont four­ré le doigt dans l’oeil.

Pour les mar­xistes non sta­li­niens, il ne faut voir dans ce phé­no­mène qu’une dévia­tion qui a résul­té, à un moment don­né, d’une tra­hi­son ou d’un conflit de per­sonnes. En par­tant de là, on refait l’his­toire, ce qui per­met de nour­rir au sein de grou­pus­cules tiraillés par les scis­sions la nos­tal­gie de la révo­lu­tion man­quée et les espoirs de revanche. Enfin, les scep­tiques ne manquent pas de rat­ta­cher le sta­li­nisme à ce qu’ils consi­dèrent comme l’a­bou­tis­se­ment logique de toute ten­ta­tive révo­lu­tion­naire : le rem­pla­ce­ment d’une caste usée par une autre plus vigou­reuse qui reprend à son compte les éter­nels pro­cé­dés de domi­na­tion et d’ex­ploi­ta­tion, en leur don­nant tou­te­fois une forme nou­velle. Pour eux, qui trouvent leurs réfé­rences dans toutes les grandes réformes dont l’his­toire est jalon­née, c’est la nature humaine qui est en cause et, avec les meilleures inten­tions du monde, les révo­lu­tion­naires far­cis d’u­to­pies se trouvent accu­lés à la tra­hi­son iné­luc­table quand ils sont en face des réa­li­tés. N’é­tant pas autre chose que la mani­fes­ta­tion sociale de l’a­dage « l’homme est un loup pour l’homme », la domi­na­tion, l’ex­ploi­ta­tion et la guerre sont des réa­li­tés. per­ma­nentes aux­quelles l’es­pèce est sou­mise et for­me­ront tou­jours la trame de notre histoire.

Ceux qui rai­sonnent ain­si se sont tou­jours qua­li­fiés eux-mêmes de réa­listes, et consi­dèrent comme des uto­pistes les révo­lu­tion­naires. Tou­te­fois ceux-ci com­mencent à les inté­res­ser au moment où ils mettent le doigt dans l’en­gre­nage du renie­ment, car ils deviennent pré­cieux. N’ont-ils pas acquis, par leur fougue ancienne, un rayon­ne­ment cer­tain sur les masses, une indé­niable capa­ci­té à les contrô­ler au moins par­tiel­le­ment ? Une alliance se noue alors entre les réa­listes et les révo­lu­tion­naires tou­jours habiles à jouer d’une ter­mi­no­lo­gie explo­sive tout en condam­nant in pet­to les idées qu’elle exprime. Ain­si l’é­ter­nelle tra­hi­son dont l’his­toire paraît rendre compte, depuis les réformes reli­gieuses jus­qu’au bol­che­visme en pas­sant par la Révo­lu­tion fran­çaise, ne seraient qu’une rec­ti­fi­ca­tion des uto­pies révo­lu­tion­naires au contact des réalités.

Cet amal­game de révo­lu­tion­naires secrè­te­ment repen­tis et de réa­listes se trouve immé­dia­te­ment en face du pro­blème des mythes, l’exemple de la Rus­sie le prouve d’une façon écla­tante. Ceux du régime pré­cé­dent ont été pul­vé­ri­sés. Mais les néces­si­tés de la domi­na­tion, de l’ex­ploi­ta­tion et de la guerre imposent d’en créer de nou­veau. En effet, il faut obte­nir la rési­gna­tion des hommes qui sont menés, car l’être humain n’est pas un ani­mal qu’on domine uni­que­ment par la force. Ceux qui attri­buent la durée des régimes tota­li­taires uni­que­ment à la puis­sance de l’ap­pa­reil poli­cier font une erreur assez gros­sière. Il faut, pour mener des masses, obte­nir un mini­mum d’ap­pro­ba­tion. Nulle contrainte n’a jamais dépas­sé celle qui fut exer­cée au bagne, et je ne pense pas que les bagnards aient jamais créé grand’­chose à la Guyane. Pour prendre un exemple plus aisé­ment contrô­lable, on peut éta­blir un paral­lèle entre la tenue des sol­dats fran­çais de 14 – 18 et celle de leurs fils pen­dant la drôle de guerre. C’est que les pre­miers avaient un mini­mum de croyances pour les sou­te­nir, alors que les autres ne pos­sé­daient aucun sen­ti­ment moteur. À un niveau supé­rieur, c’est pour la même rai­son que les réa­listes, presque tou­jours pro­fon­dé­ment athées, consi­dèrent que la reli­gion est indis­pen­sable pour le peuple. Et les révo­lu­tion­naires russes, qui dénon­çaient la reli­gion comme l’o­pium du peuple, ont abou­ti à en créer une nou­velle après avoir détruit l’an­cienne, voire à com­po­ser avec ce qui reste des croyances ances­trales comme le régime dit sovié­tique le fait avec l’é­glise orthodoxe.

Mais aujourd’­hui les uto­pistes reprennent du poil de la bête. « Pen­dant long­temps, vous parais­siez avoir eu rai­son, peuvent-ils dire aux réa­listes. Certes, la révo­lu­tion se ter­mi­nait tou­jours par la tra­hi­son, et nous nous sommes deman­dés bien sou­vent si nous ne cares­sions pas des chi­mères. Seule­ment, voyez le beau chan­tier que vous nous avez fait ! L’homme contem­po­rain est un homme malade. Sans doute, sous cer­tains ciels, sa démarche est-elle encore assu­rée, il peut encore mar­cher d’un pas ferme en ado­rant ses idoles. Mais peut-être serait-il inté­res­sant de connaître ses res­tric­tions intimes, ses réserves infor­mu­lées, le doute qui naît dans sa conscience et qu’il lutte pour refou­ler. Et bien des nations, sur­tout dans cette Europe dont la voca­tion est de don­ner la tem­pé­ra­ture du malade, com­mencent à éprou­ver les atteintes du nihi­lisme. Que vos mythes livrent encore quelque grande bataille pour l’ex­ploi­ta­tion et la domi­na­tion, et vos sys­tèmes dis­pa­raî­tront dans un épou­van­table chaos. Beau tra­vail pour des réalistes. »

Les­dits réa­listes sont, filia­le­ment, des gens à courte vue et qui manquent d’i­ma­gi­na­tion. Les trois mil­lé­naires dont l’his­toire rend compte sont peu de chose dans la longue évo­lu­tion de l’homme. Et la psy­cho­lo­gie soi-disant immuable à laquelle ils se réfèrent avec la délec­ta­tion du sage ensei­gnant un fol a pour­tant subi des trans­for­ma­tions indé­niables durant cette période. Du point de vue psy­chique même, en Occi­dent, on peut consta­ter au moins trois véri­tables muta­tions : du paga­nisme pri­mi­tif à l’homme de la civi­li­sa­tion gré­co-latine ; de celui-ci au chré­tien ; du chré­tien au ratio­na­liste. Et ces muta­tions ont tou­jours cor­res­pon­du à l’i­nexo­rable pres­sion d’un monde social qui se trans­for­mait sous des pres­sions internes irré­sis­tibles, elles expri­maient l’é­tat de conscience nou­veau d’une huma­ni­té obli­gée de reje­ter sa vieille peau morte. Si l’on accepte que les crises consta­tées aujourd’­hui, et dont l’am­pli­tude est sans cesse crois­sante, témoignent d’un phé­no­mène ana­logue, il faut conclure que nous vivons l’une de ces muta­tions où toutes les conclu­sions valables pré­cé­dem­ment doivent être révisées.

Alain Ser­gent

La Presse Anarchiste