Combien sont-ils, actuellement, ceux qui se souviennent de Pierre Martin ?
Pierre Martin, qui administrait, avant l’avant-dernière guerre le Libertaire et partageait avec Hélène Lecadieu — qui devait le précéder de quelques jours dans la tombe — les locaux du 15 de la rue d’Orsel.
Un souvenir, en passant, à cette pauvre et brave Hélène et aux biftecks de cheval à vingt centimes dont elle gratifiait, dans ses moments de fringale (et ils étaient nombreux) le secrétaire de rédaction à 15 francs par semaine que j’étais.
Le mouvement anarchiste se divisait, à cette époque, en trois tendances principales. Il y avait les individualistes, asociaux, qui méprisaient les « brutes travailleuses », préconisaient l’illégalisme et dont Le Retif, Lorulot, Mauricius étaient les principaux leaders. Il y avait les « intellectuels » des Temps nouveaux, avec Jean Grave, A. Girard, etc., qui éprouvaient une certaine commisération pour les « ouvriéristes » du Libertaire et de la Fédération communiste libertaire, groupés autour de Pierre Martin.
Lecoin avait raison de me dire qu’on ne peut parler pertinemment de ce dernier que si on l’a approché.
Disgracié par la nature, petit, bossu, barbe rousse, Pierre Martin était pourtant un pôle d’attraction pour les jeunes épris d’action que son exemple et ses conseils encourageaient.
Orateur précis et éloquent, il avait le don d’intéresser jusqu’à ses pires ennemis.
Je me souviens d’un procès du Libertaire où il comparaissait en Compagnie de Jacquemin, alors gérant du journal, et où il tint au tribunal et aux assistants un discours auquel tous, juges, procureur, avocats et public prenaient, manifestement, un vif intérêt.
Ce procès se termina, je crois, assez heureusement pour nos camarades.
Il eut quelques frictions avec notre regretté Sébastien Faure qui, à ce moment, faisait, si je puis dire, cavalier seul, fort occupé par ses conférences au profil de la Ruche.
Pierre Martin ne comprenait pas l’adhésion à la franc-maçonnerie de Sébastien et de quelques militants ouvriers et libertaires. Nous l’accompagnâmes même à une contradiction qu’il fit à la salle des Sociétés savantes et où il opposa à la thèse de S. Faure des arguments qui ne manquèrent pas de jeter un froid sur pas mal des assistants.
Mais revenons à Pierre Martin et aux épisodes les plus marquants de sa vie, consacrée entièrement à la propagande des idées qu’il croyait justes.
En 1882, des troubles éclataient à Montceau-les-Mines, à Blanzy. De violentes scènes d’émeute se produisirent. Des agents de l’autorité furent sérieusement mis en échec.
La répression ne tarda pas et, en janvier 1883, fut jugé ce qu’on a appelé le procès des anarchistes de Lyon. Il dura plusieurs jours. Sur les 66 prévenus, 52 se présentèrent, dont Pierre Kropotkine, Émile Gauthier, Pierre Martin.
P. Kropotkine et E. Gauthier récoltèrent chacun cinq ans de prison.
Malgré son jeune âge, P. Martin fut condamné à quatre années d’emprisonnement, qu’il accomplit à Clairvaux.
Sorti de celle geôle épuisé, il n’en reprit pas moins aussitôt la lutte à Vienne, où, ouvrier tisseur, il menait pour ses compagnons du textile une bataille ardente de revendications.
Le 1er mai 1890 fut marqué à Vienne par des actes révolutionnaires d’une importance telle que cela valut une nouvelle comparution de Pierre Martin devant les assises en compagnie de dix-huit autres militants. Élysée Reclus, de passage dans la région, tint à aller rendre visite dans sa prison à l’animateur de ces luttes ouvrières.
Le 8 avril de l’année suivante, Pierre Martin était condamné à cinq ans de prison et dix ans d’interdiction de séjour.
Ne pouvant plus exercer son métier de tisseur, il se fit photographe ambulant. Il parcourut ainsi les campagnes, se faisant connaître et aimer des paysans qui, le soir venu, ne manquaient pas d’aller écouter le « photographe » qui, sur le seuil de sa roulotte, faisait tomber sur ses auditeurs la manne bienfaisante des vérités premières.
Sa peine terminée, Pierre Martin eut l’idée de venir voir Paris, qu’il ne connaissait pas.
Il ne devait plus quitter la capitale.
Le Libertaire l’accapara. Et les quelques pièces de vingt francs qu’il avait pu économiser — il n’avait pas de besoins — ont servi bien souvent à calmer les inquiétudes d’un imprimeur qui, hâtons-nous de le dire, était loin d’être féroce.
À la déclaration de guerre, en août 1914, Pierre Martin éprouva l’une des plus grosses déceptions de sa vie. Ce fut lorsque parut la fameuse déclaration dite des Seize — qui n’étaient que quinze ! — et qui réunissait autour de Kropotkine la fine fleur de l’intellectualisme anarchiste.
Pierre a toujours su gré à S. Faure de n’avoir pas suivi le courant et il l’en remerciait encore quelques semaines avant de mourir.
En août 1916 il expirait.
Incinéré au columbarium du Père-Lachaise, ses amis et admirateurs tinrent à lui apporter le dernier témoignage de leur amitié.
Sébastien Faure et Lepetit (qui, trop curieux, ne devait jamais revenir d’un voyage en Russie) rappelèrent les quarante années de militantisme de celui dont Sébastien Faure a pu écrire, dans Ce qu’il faut dire du 12 août 1916 :
« Encore qu’il soit difficile — tant par définition l’anarchiste est un être de multiples variétés — d’uniformiser le libertaire, on peut dire que Pierre Martin était l’anarchiste type. » Nous étions quelques-uns qui l’avions baptisé « le saint de l’anarchie ».
Ce qui, à première vue, peut paraître paradoxal, une énormité.
Un saint, ça fait des miracles. C’est sa raison d’être. Du moins les gens d’Église le prétendent.
Ceux qu’a accomplis Pierre Martin n’étaient pas du même ordre. S’il n’a pas guéri les corps, il a sauvé pas mal de consciences défaillantes, sauvé par son exemple et son énergie de la désespérance et du scepticisme tant d’esprits inquiets ou déçus qu’il a pu justifier à nos yeux cette appellation.
Notre pauvre Pierre…
S’il était encore parmi nous, que pourrait-il penser du déchaînement de sottise qui déferle sur les hommes d’aujourd’hui, que deux guerres atroces n’ont pas suffi à éclairer et qu’on mène vers un nouvel abattoir ?
Tu as de la chance, Pierre, d’être mort avec ta foi intacte et toutes tes illusions. Pouvons-nous en espérer autant ?
Pierre Mualdès