La Presse Anarchiste

De Fouquier-Tinville à Loyola

L’heb­do­ma­daire Car­re­four s’est livré à une inté­res­sante enquête. Il a posé à diverses per­son­na­li­tés la ques­tion suivante :

« Que feriez-vous si l’ar­mée rouge occu­pait la France ? »

La plu­part des per­son­na­li­tés consul­tées ont fait des réponses éva­sives et se sont sur­tout employées à élu­der avec plus ou moins d’ha­bi­le­té. Par­mi les rares réponses pré­cises, citons celle de notre ami Bref­fort, incon­tes­ta­ble­ment la plus spirituelle :

« En cas d’oc­cu­pa­tion, quelle qu’elle soit, j’at­ten­drai la libé­ra­tion puis­qu’il est écrit qu’un mal­heur ne vient jamais seul. »

Pour celle-ci et quelques autres éga­le­ment caté­go­riques, com­bien de réponses alam­bi­quées et biva­lentes ! L’é­lite intel­lec­tuelle du pays oscille entre la chèvre et le chou et dépense un tré­sor d’ar­gu­ties qui montre chez nos cou­ra­geux pen­seurs un évident sou­ci de jouer la bonne carte et de ne se « mouiller » qu’à bon escient.

Ces sub­tils rai­son­neurs, bien déci­dés à ne pas choi­sir de par­ti avant que la vic­toire n’ait clai­re­ment dési­gné le sien, se devaient de trou­ver dans leurs rangs un homme de loi, un juriste qui codi­fiât leur casuis­tique et, sur le ton de l’a­poph­tegme, dres­sât le bré­viaire de l’ex­pec­ta­tive et les dix com­man­de­ments du double jeu. Quel homme plus com­pé­tent, plus idoine que le sieur Mor­net, pro­cu­reur géné­ral de son état ?

La célé­bri­té du pro­cu­reur géné­ral Mor­net remonte à plus de trente ans. À cette époque, en pleine guerre de 14, il s’illustre en com­pa­gnie du non moins fameux capi­taine Bou­char­don, au troi­sième conseil de guerre. Accu­sa­teur infa­ti­gable, il requiert contre les « traîtres » avec une âpre­té et un achar­ne­ment qui lui per­mettent d’en­voyer au poteau, à côté d’au­then­tiques espions, des hommes de conscience pure, seule­ment cou­pables de ne point don­ner leur appro­ba­tion au massacre.
Il traque avec une impla­cable rigueur les paci­fistes, les « défai­tistes », ceux qui osent deman­der qu’on essaye de mettre un terme à l’hé­ca­tombe. Inlas­sable à récla­mer pour eux le châ­ti­ment suprême, il les pour­suit de sa fureur jus­qu’aux fos­sés des cita­delles, dans les petits matins sinistres où leur sang s’é­cla­bousse aux murs des for­te­resses. Il se cam­pait à ces spec­tacles, s’y vautre avec la dégoû­tante allé­gresse d’un chien de meute s’é­brouant dans la tri­paille d’un dix cors. Pour ceux que n’a­veuglent pas une haine imbé­cile et le délire patrio­tique, Mor­net devient rapi­de­ment un objet de mépris.

Enfin la paix, à la satis­fac­tion de tous, rejette dans l’ombre ce per­son­nage détesté.

Lors­qu’é­clate la guerre de 39, Mor­net est à la retraite. Situa­tion inac­cep­table pour lui en pareille cir­cons­tance. Exci­pant de sa com­pé­tence, il demande à reprendre du ser­vice. La conduite d’une guerre, fut-elle « de la liber­té » ou « du droit », com­porte l’ac­com­plis­se­ment de besognes mal­propres et dégra­dantes qui répugnent même au bel­li­ciste le plus ardent. Puis­qu’un Mor­net s’offre à ce rôle, pour­quoi ne pas le lui laisser ?

La défaite et l’ar­mis­tice de 40 bou­le­versent les situa­tions. Pas pour Mor­net qui s’ac­croche à son fau­teuil d’ac­cu­sa­teur. Avec l’en­semble des magis­trats, il sous­crit à l’ordre nou­veau et donne solen­nel­le­ment sa parole à Pétain. Dès lors, il occupe les postes de confiance. Atta­ché au cabi­net d’Y­bar­né­ga­ray, c’est lui qui rédige les textes qui visent les « ter­ro­ristes », les résis­tants, les com­mu­nistes. Il pré­side les tra­vaux d’une com­mis­sion créée par Vichy pour reti­rer aux Juifs la natio­na­li­té fran­çaise. Enfin, il sol­li­cite, sans tou­te­fois l’ob­te­nir, le siège du minis­tère public à la fameuse Cour de Riom.

Aus­si la stu­peur et l’in­di­gna­tion sont-elles à leur comble chez ceux qui ont conser­vé quelque luci­di­té quand on apprend que c’est lui, tou­jours flan­qué de Bou­char­don, qui va requé­rir contre ses anciens maîtres Pétain et Laval.

Si plus d’un hon­nête homme en est inté­rieu­re­ment scan­da­li­sé, l’in­ca­pa­ci­té de la magis­tra­ture à pro­duire des résis­tants indis­cu­tables, jointe à la mau­vaise conscience d’é­pu­ra­teurs plus sou­cieux de ven­geance que de jus­tice, per­mettent à Mor­net de conser­ver son fauteuil.

C’est alors l’in­qua­li­fiable spec­tacle des « pro­cès » Pétain et Laval, la comé­die du ser­ment qu’on se rejette à la tête, cha­cun de nos intègres magis­trats met­tant son point d’hon­neur à prou­ver qu’il s’est le mieux parjuré.

C’est la scène ignoble de l’«exécution » de Laval, où Mor­net déchaî­né, œil injec­té, narines dila­tées et barbe fré­mis­sante, furieux du condam­né qui lui échappe, s’af­faire dans la cel­lule, ordon­nant les lavages d’es­to­mac pour res­sus­ci­ter ce mori­bond qui pré­ten­dait tré­pas­ser sans public, exi­geant que le corps fût fice­lé au poteau et que les douze balles per­forent le cadavre.

Là, Mor­net cou­ronne son pal­ma­rès. Il donne sa pleine mesure. Il efface d’un même coup Tor­que­ma­da et Fouquier-Tinville.

La France tout entière, pour­tant en pleine fré­né­sie, en eut un haut-le-coeur.

[|― O ―|]

Aujourd’­hui, en pré­vi­sion d’une réédi­tion de situa­tions, équi­voques, Mor­net nous ren­seigne sur son futur com­por­te­ment. En cas d’oc­cu­pa­tion, il res­te­ra à son poste. Il prê­te­ra ser­ment de nou­veau à qui le lui deman­de­ra. « Un ser­ment qu’im­pose la force, dit-il, ne lie pas celui qui le prête. »

Admi­rable sub­ti­li­té qui ouvre la porte aux renie­ments fruc­tueux. Mais qui, à part Mor­net et ses pareils, sou­cieux de jus­ti­fier leur dupli­ci­té, n’en décèle pas la fausseté ?

La véri­té est qu’une auto­ri­té ne requiert le ser­ment que quand elle n’a pas d’autre moyen de s’as­su­rer le concours qu’elle sol­li­cite. L’es­prit droit peut tou­jours se récu­ser et le fait qu’il n’y ait eu en France qu’un seul juge, le pré­sident Didier, pour refu­ser sa parole à Pétain, témoigne, non que ce refus était impos­sible, mais sim­ple­ment que la magis­tra­ture fran­çaise a été en la cir­cons­tance le plus incroyable ramas­sis de lâches qu’un maré­chal pût rêver. Avec le même ensemble, la même magis­tra­ture devait se ral­lier à la Résis­tance, mais plus tard, après la Vic­toire s’entend.

Une telle absence de prin­cipes chez ceux qui se font mis­sion de juger leurs sem­blables est effa­rante, encore qu’elle ne soit pas pour nous éton­ner per­son­nel­le­ment. Que pen­ser du corps social qui se réclame d’une si étrange morale et pour jus­ti­fier sa pleu­tre­rie pré­tend oppo­ser Mor­net à Regulus ?

Avec cette exal­ta­tion du par­jure recom­man­dé aux élites, quel sera, selon le même Mor­net, le devoir du peuple ?

« L’ou­vrier devra tra­vailler à l’u­sine pour y accom­plir de façon aus­si adroite que dis­crète œuvre de patrio­tisme, c’est-à-dire de sabo­tage, à moins qu’il n’aime mieux gagner le maquis. »

Ain­si, le pro­cu­reur nous laisse le choix.

Que lui importe, puisque lui, vis­sé à son siège inex­pug­nable d’ac­cu­sa­teur, nous fera condam­ner de toute façon ?

Hors l’exis­tence d’une conscience qui déter­mine le devoir, le métier de juge devient de tout repos. On requiert contre le résis­tant avant de deman­der la tête du « col­la­bo­ra­teur » si la situa­tion se retourne. En ayant ain­si pra­ti­qué sous l’oc­cu­pa­tion alle­mande, Mor­net codi­fie le sys­tème avec un cynisme qui décon­cer­te­rait chez tout autre que lui.

Qu’il ne vienne pas nous dire qu’en res­tant à son poste il atté­nue­ra la répres­sion. On sait très bien, et l’ex­pé­rience l’a prou­vé, que l’oc­cu­pant sau­ra faire res­pec­ter ses consignes et que magis­trats et poli­ciers iront au-devant de ses désirs.

D’ailleurs, même si l’ar­gu­ment est valable, il faut à Mor­net une belle dose d’im­pu­deur pour nous le pro­po­ser aujourd’­hui. Quand les défen­seurs des gou­ver­nants de Vichy ont invo­qué cette thèse, n’ont-ils pas trou­vé devant eux ce même Mor­net pour les réfu­ter, avec sou­vent la plus insigne mau­vaise foi.

C’est toute la théo­rie du double jeu qu’il a com­bat­tue chez les autres avant de la prô­ner à son usage avec une effron­te­rie révoltante.

Tant de veu­le­rie alliée à ce jésui­tisme de pri­maire et à la féro­ci­té qu’on connaît au bon­homme écœure les plus indul­gents à l’as­tuce. Ce Mor­net est déci­dé­ment l’homme de toutes les bas­sesses et on le voit très bien ser­vir tous les régimes avec la plus répu­gnante sou­mis­sion. Que lui chaut du moment qu’on lui laisse sa fonc­tion, qui est de récla­mer des têtes ? Que la vic­time soit col­lée au poteau ou qu’on lui tranche le col, que le corps sup­pli­cié tres­saute sur la chaise élec­trique ou que sa nuque éclate sous le pis­to­let d’or­don­nance, qu’im­porte à Mor­net s’il peut être là jus­qu’au der­nier moment, assis­ter au spec­tacle et reni­fler le sang frais ?

On connaît les théo­ries de Lava­ter. Le créa­teur de la phy­siog­no­mo­nie remarque que cer­tains visages humains s’ap­pa­rentent à des types d’a­ni­maux et que les par­ti­cu­la­ri­tés morales de ces ani­maux se retrouvent chez l’in­di­vi­du qui affiche cette res­sem­blance phy­sique. Il y a des hommes qui arborent des têtes d’oi­seaux de proie et qui ont une men­ta­li­té de rapaces. Il y a des pro­fils de belette qui s’a­daptent à des gens rusés. Il y a des hommes qui sont des chats, des bovins ou des singes. Cle­men­ceau était le tigre. Tar­dieu avait du requin. Pour Mor­net, pas d’hé­si­ta­tion : c’est une hyène.

Le com­bat a, pour le moment, ces­sé. La fureur même a las­sé les com­bat­tants. « Les lions repus dorment dans leurs tanières » et les Mor­net, rebat­tant en tous sens le champ de bataille déser­té, ont ache­vé l’ul­time bles­sé, dévo­ré la der­nière charogne.

Mais de beaux, jours revien­dront pour eux et d’a­vance ils les supputent.

Com­bat­tants de demain, lut­teurs de l’un et l’autre camps, « col­la­bo­ra­teurs » futurs et « résis­tants » pré­des­ti­nés, mesu­rez votre des­tin. Vous vous affron­te­rez en des bagarres farouches, avec vos armes et en pre­nant tous vos risques. Il en est qui, dans l’ombre, vous guettent, vous attendent pour vous frap­per alternativement.

Déga­gée de son ton juri­dique, la décla­ra­tion de Mor­net doit nous éclairer.

Ces quelques lignes qu’il a signées de sa main cou­ronnent sa carrière.

Qu’elles res­tent donc à jamais atta­chées à sa robe pois­seuse, épin­glées à son her­mine tant de fois souillée par les giclures des capon­nières et qu’il aille désor­mais, mar­qué de ses faux ser­ments et flé­tri de sa pro­fes­sion de foi, comme va l’hyène pré­cé­dée à cent pas à la ronde de son épou­van­table odeur.

Mau­rice Doutreau

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