Notre siècle est le siècle du fanatisme ; quelle que soit la cause qu’il défend, c’est de tout son être que l’homme la défend. Prudence et modération ne sont plus considérées comme des vertus, mais comme des vices. On goûte mal aujourd’hui l’ironie de Rabelais qui prétendait soutenir ses idées « jusques au feu exclusivement », et l’on n’a que mépris pour la vertu d’Aristote qui se tient « dans un juste milieu ». Il n’est question, de tous côtés, que d’engagements, de dévouement à la cause, de sacrifice et d’héroïsme. On dit que les intérêts mènent le monde et que les hommes sont essentiellement égoïstes : mais quel curieux égoïsme qui pousse les hommes à se sacrifier ! Quel étrange intérêt ils trouvent à souffrir et à mourir ! Peu d’époques virent autant de martyrs que notre époque d’égoïsme. Jamais la volonté de mourir pour une idée ne fut aussi commune qu’elle l’est aujourd’hui ; il n’y eut jamais autant de religion que dans notre siècle d’athéisme.
Une religion, c’est, comme une philosophie, un ensemble de croyances relatives à l’ordre du monde et à la destinée humaine ; mais tandis que l’esprit philosophique est un esprit de libre examen, l’esprit religieux refuse le doute et exige l’adhésion sans réserve. Il est frappant de constater que même le doute provisoire d’un Descartes, dont la fin était pourtant de prouver l’existence de Dieu, ne trouva pas grâce auprès des théologiens. La religion s’est toujours méfiée de la philosophie, même de la philosophie conforme à la religion. Car Malebranche dit fort bien qu’à vouloir tout prouver on finit par ne plus rien croire. Ceux qui veulent démontrer l’existence de Dieu, quoiqu’ils soient animés des meilleures intentions, sont aussi dangereux que les autres. En effet, l’incroyant se fortifiera de leurs faiblesses et, de toutes façons, prouver les mystères de la foi par les arguments de la raison, c’est encore soumettre la foi à la raison. Or c’est ce que ne peut tolérer un esprit religieux. La religion est nécessairement intolérante parce que, selon une formule de Léon VIII, « il répugne à la raison que le faux ait les mêmes droits que le vrai ». Admettre la discussion, c’est admettre que l’on pourrait se tromper. La philosophie doit admettre la discussion, la religion ne peut l’admettre. Dans Au-dessus de la mêlée, Romain Rolland remarque que « la discussion est impossible avec qui prétend non pas chercher mais posséder la vérité ».
Le fanatisme est donc naturel à l’esprit religieux, précisément parce que toute religion est Vérité et Charité. Le croyant est un homme qui est sûr de posséder la vérité qui sauvera le genre humain. Comment un tel homme ne serait-il pas fanatique ? Quel homme ne serait prêt à tout faire pour sauver ses semblables, s’il croyait en avoir le moyen ? L’homme est un ami pour l’homme et cet amour de l’humanité, si fort en tous, est la source de bien des maux. Dans Les dieux ont soif, Anatole France a tracé un beau portrait de l’homme que sa passion pour la justice et la fraternité rend injuste et cruel. Tout fanatique est ainsi : c’est un cœur généreux qui ne reculera devant rien pour assurer le bonheur de ses semblables et qui les sacrifiera pour leur propre bien comme il se sacrifierait lui-même. Tel fut l’esprit de l’Inquisition, tel est l’esprit du Communisme.
Je ne sais ce que pensent les dirigeants du parti communiste ; sans doute ont-ils des pensées conformes à leur situation de chefs ; mais il me paraît évident que les millions de citoyens anonymes qui votent pour eux sont des gens sincères et généreux, plus soucieux de la justice que de leurs propres intérêts et capables de tous les sacrifices pour le triomphe de leur cause. On s’étonne qu’ils soient si peu scrupuleux sur le choix des moyens ; mais le scrupule ne serait-il pas criminel dès qu’il s’agit du salut de l’humanité ? On les compare aux hitlériens et aux fascistes ; mais Hitler, disent-ils, luttait contre l’homme tandis que nous luttons pour l’homme ; les moralistes ne s’accordent-ils pas à reconnaître que c’est l’intention qui fait la valeur de l’acte ? Que la fin justifie les moyens, personne n’en doute lorsqu’on guillotine un assassin ou qu’on l’envoie au bagne ; dans l’ordre politique, à plus forte raison, ceux qui font obstacle au bonheur du peuple doivent être éliminés par n’importe quel moyen.
Certes, si l’on savait de science certaine que tel ou tel homme est cause du malheur de ses semblables, on aurait sans doute peu de scrupules à son égard. Mais il s’agit de savoir si l’on peut jamais posséder une telle certitude. S’il doutait de sa vérité, le communisme ne serait pas aussi résolu. Robespierre n’eût pas créé la Terreur s’il avait pensé un seul instant qu’il pouvait se tromper sur le véritable intérêt du peuple. L’âme du fanatisme, c’est la certitude d’avoir raison. Cette certitude, qui engendre la violence, est fortifiée par elle ; dès que l’on s’est engagé, le retour en arrière n’est plus possible ; celui qui fait emprisonner ou fusiller ne peut plus mettre en question la vérité au nom de laquelle il agit ; les cadavres font preuve. L’homme d’État qui accepte la guerre l’accepte toujours « d’un cœur léger », parce qu’il est sûr de lui ; et si paradoxal que cela puisse paraître, les millions de morts soulagent sa conscience plus qu’ils ne l’alourdissent, car il serait trop pénible de penser que tant de sang a été injustement versé. L’homme est un animal raisonnable au moins en ceci qu’il ne saurait supporter de ne pas avoir raison.
D’autre part, ce besoin d’avoir raison pousse l’homme à rechercher la société de ceux qui pensent comme lui. Nos croyances sont bien faibles tant que nous ne les sentons pas partagées par d’autres. Et inversement les opinions les plus douteuses deviennent très assurées aussitôt que nous les retrouvons dans nos semblables. Il est même remarquable que nous avons surtout besoin de ce secours d’autrui pour nos pensées les plus incertaines. Le mathématicien n’éprouve nullement ce besoin d’être soutenu par un public, et Socrate ne demandait que l’accord de son seul interlocuteur, méprisant la preuve du nombre. Aussi bien n’y avait-il aucun fanatisme dans Socrate, qui, au contraire, remettait toujours en question ce qu’il croyait savoir. Les penseurs d’église, quelle que soit l’église, ne remettent jamais rien en question et s’ils se réunissent ce n’est pas pour douter de leurs vérités mais pour s’en persuader mieux. Ainsi ce que les communistes appellent « autocritique » n’est jamais discussion des principes, mais examen de la tactique à suivre. Dans tout parti organisé il en est de même et c’est pourquoi il est rare qu’une pensée véritable se fasse jour à l’intérieur d’un parti. Il y a des passions collectives, il n’y a pas de pensée collective. « L’individu qui pense, dit Alain, contre la société qui dort, voilà l’histoire éternelle, et le printemps a toujours le même hiver à vaincre. »
Les stoïciens disaient qu’il faut « pousser ensemble, non penser ensemble ». Ils voulaient dire par là que l’union fait la force de l’action, mais non de la pensée. Le mal des temps modernes, c’est peut-être cette impuissance à séparer la pensée de l’action, qui fait que les hommes pensent comme ils agissent en croyant agir comme ils pensent. Certes, l’action exige que l’on prenne parti et que l’on reste fidèle au parti que l’on a pris. C’est ainsi que les voyageurs égarés en une forêt, dit Descartes, doivent choisir de marcher dans une direction et ne jamais revenir sur leurs pas ; « car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt ». Mais une telle détermination exclut tout fanatisme ; il faut agir comme si l’on croyait qu’on a eu raison de choisir telle direction plutôt que telle autre, mais il faut bien se garder de le croire. Car cette croyance nous conduirait à vouloir imposer aux autres notre propre choix, c’est-à-dire au fanatisme. Nous avons le droit d’essayer de montrer aux autres qu’ils se trompent, nous n’avons pas le droit d’agir comme s’il était sûr qu’ils sont dans l’erreur et que nous sommes dans la vérité. Même si nous avions une telle certitude, elle ne nous donnerait pas le droit de mépriser les certitudes d’autrui.
On ne doit pas vouloir faire le bonheur des hommes malgré eux, et d’ailleurs on ne le peut pas. Sans doute, cette femme, dans Molière, a tort d’aimer que son mari la batte ; essayons de lui montrer qu’elle a tort, mais n’essayons pas d’empêcher qu’elle soit battue. Sans doute certains peuples ont tort de préférer l’esclavage à la liberté, et cela peut même être dangereux pour nous ; essayons de les convaincre qu’il vaut mieux vivre libre qu’esclave, ou plutôt qu’ils se font de la liberté une fausse conception, mais n’essayons pas de les libérer malgré eux. Autrement dit, la seule action sur les hommes qui soit à la fois juste et efficace, c’est l’éducation. « Instruis-les si tu peux, disait Marc-Aurèle, sinon supporte-les. » Ne prétendons pas posséder la vérité ou le secret du bonheur universel ; contentons-nous de faire. appel au libre jugement des hommes. Efforçons-nous de leur dévoiler les artifices de la Propagande, apprenons-leur à suivre leur entendement plutôt que leur imagination, à ne pas se contenter, des preuves faciles qui touchent, émeuvent ou flattent, mais à exiger des preuves solides qui parlent à la raison. Cherchons à les détourner des croyances agréables et funestes, pour leur enseigner, autant que nous en sommes capables, à penser librement. « Camarade, disait André Gide, ne crois à rien ; n’accepte rien sans preuve. N’a jamais rien prouvé le sang des martyrs. Il n’est pas religion si folle qui n’ait en les siens et qui n’ait suscité des convictions ardentes. C’est au nom de la foi que l’on meurt et c’est au nom de la foi que l’on tue. L’appétit de savoir naît du doute. Cesse de croire et instruis-toi. L’on ne cherche jamais d’imposer qu’à défaut de preuves. Ne l’en laisse pas accroire. Ne te laisse pas imposer. »
Georges Pascal