La Presse Anarchiste

Le progrès dans la révolution

Deux articles remar­quables ont paru dans le pre­mier numé­ro de Défense de l’Homme : « Indi­vi­dua­lisme et démo­cra­tie » de Georges Pas­cal et « Nou­velles réflexions sur le pro­grès », de Lau­mière. L’un et l’autre sont une inté­res­sante contri­bu­tion à un thème essen­tiel de nos pré­oc­cu­pa­tions : la condi­tion de l’homme.

Pour qui consi­dère la révo­lu­tion comme une crise vio­lente de l’é­vo­lu­tion contra­riée par l’op­po­si­tion des forces de conser­va­tion sociales ; pour qui sait que toute révo­lu­tion n’est pas seule­ment la fin d’un régime poli­tique et social et le début d’un nou­vel état de l’é­vo­lu­tion, mais aus­si la consti­tu­tion d’un conser­va­tisme, d’un confor­misme aux prin­cipes dont s’est récla­mée la révo­lu­tion triom­phante ; pour qui apprit dans l’his­toire et constate dans le pré­sent que ce néo-conser­va­tisme a pour enne­mi la liber­té et qu’il s’en garde par des ins­ti­tu­tions d’op­por­tu­nisme dont l’es­sence est réac­tion­naire, un pro­blème est posé : la révo­lu­tion, du point de vue de l’af­fir­ma­tion des droits de la per­sonne, est-elle un progrès ?

Le « fait » révolution

Du fait que les grandes révo­lu­tions modernes — contrai­re­ment sur bien des points aux vues mar­xistes — se sont accom­plies dans l’ef­fon­dre­ment de l’é­co­no­mie, dans la démo­ra­li­sa­tion de guerres mon­diales incon­ce­vables au XIXe siècle, por­tant le désordre à l’é­chelle de cata­clysmes pla­né­taires, il va de soi que la condi­tion maté­rielle de l’homme, au len­de­main de ces révo­lu­tions, ne peut être que misérable.

Voi­là qui nous éclaire sur ce qu’ont de fal­la­cieux les slo­gans de l’i­déo­lo­gie quant aux consé­quences immé­diates des « grands soirs ». C’est là un argu­ment per­ti­nent contre l’in­failli­bi­li­té des sys­tèmes éri­gés en dogme, mais ce n’est, pas, ce ne doit pas être un argu­ment contre la révo­lu­tion en soi.

La révo­lu­tion est un fait de bio­lo­gie sociale dont cer­taines consé­quences sont bonnes et d’autres déplo­rables. Quand les cir­cons­tances la font écla­ter, il faut qu’elle passe, tout au plus est-il pos­sible d’en limi­ter les excès et de ten­ter de l’o­rien­ter au mieux. Il arrive qu’une réac­tion l’a­vorte ; le suc­cès de cette réac­tion est pré­caire et, pour contre-révo­lu­tion­naire qu’elle soit, elle n’en est pas moins elle-même une sorte de révo­lu­tion vio­lente et ne réus­sit — pro­vi­soi­re­ment — qu’à cette condition.

En sim­pli­fi­ca­tion, la révo­lu­tion contre la misère, les ana­chro­nismes et les abus abou­tit, dans l’im­mé­diat, à une aggra­va­tion de la misère et à une aggra­va­tion des abus — d’autres abus — qui se donnent rai­son par auto­ri­té de pouvoir.

Il n’est pas, à cet égard, de révo­lu­tion­naire qui se fasse illu­sion. Il n’en est pas non plus qui ne jus­ti­fie son action par la double cer­ti­tude d’une néces­si­té de vio­lence pour s’ar­ra­cher au chaos et d’une néces­si­té de contrainte pour recons­truire une socié­té où appa­raî­tra plus tard un état de mieux-être.

Le dualisme individu-société

Nous revien­drons sur la notion de mieux-être dont Lau­mière a déjà tra­cé une esquisse. Nous revien­drons aus­si sur la notion de contrainte de l’in­di­vi­du concret au béné­fice d’une socié­té qui lui serait supé­rieure dans l’abs­trait, et dont Pas­cal a fort exac­te­ment expo­sé les données.

Tou­te­fois, si cette socié­té est dis­cu­table quand on en fait une sorte d’en­té­lé­chie, elle existe néan­moins, elle aus­si, dans le concret. Elle est le cadre où l’in­di­vi­du évo­lue et où, par consé­quent, l’é­lar­gis­se­ment de sa vie est fonc­tion de l’é­lar­gis­se­ment du cadre.

Le dua­lisme indi­vi­du-socié­té qui, poli­ti­que­ment, se tra­duit dans les révo­lu­tions tota­li­taires par la for­mule : socié­té d’a­bord et, dans les concepts liber­taires, par la for­mule oppo­sée : indi­vi­du d’a­bord, pour­rait, en phi­lo­so­phie, s’ex­pri­mer en forme de ques­tion : est-ce l’é­vo­lu­tion de l’in­di­vi­du qui trans­forme les socié­tés, ou les trans­for­ma­tions sociales qui font évo­luer l’individu ?

On répon­dra : ils réagissent l’un sur l’autre et l’un par l’autre, ce qui est d’une indis­cu­table et simple évi­dence. Il reste que, dans la pra­tique de la vie sociale, toute la morale — et donc les com­por­te­ments col­lec­tifs — sont com­man­dés par la pri­mau­té attri­buée soit à la per­sonne, soit à la socié­té et que ce choix est capital.

Le progrès est une relativité

Au cours d’une évo­lu­tion de quelque trente mille ans — depuis le paléo­li­thique supé­rieur — l’homme en soi ne paraît pas avoir sen­si­ble­ment chan­gé. Lorsque nous le voyons dans la guerre, dans les sen­tines de la mer­cante — toute règle de morale sociale abo­lie — il dénonce trop net­te­ment sa nature bar­bare pour qu’on lui fasse cré­dit sans examen.

Ce qui revient à dire qu’il s’a­git de savoir com­ment pro­gresse l’hu­ma­ni­té et, d’a­bord, de recher­cher si elle pro­gresse et si la notion d’é­vo­lu­tion inclut néces­sai­re­ment l’i­dée de progrès.

J’ai là-des­sus une opi­nion que j’es­saie­rai de for­mu­ler selon un rela­ti­visme qui semble bien tout régen­ter en ce monde, en dépit de l’in­tran­si­geance des sectes, de la vani­té des sys­tèmes et de la pas­sion aveugle des idéologies.

Ch.-Aug. Bon­temps

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