La Presse Anarchiste

Dialogue et communauté

On m’ex­cusera de ne pas suiv­re l’ac­tu­al­ité, dans cette chronique, et de revenir sur des œuvres qui, pour avoir été pub­liées depuis un cer­tain temps, n’en con­ser­vent pas moins tout leur intérêt, toute leur actu­al­ité. Je pense aujour­d’hui à deux livres, parus en 1944 et 1945, d’in­spi­ra­tion et de forme très dif­férentes, et d’où se dégage pour­tant une même leçon, dif­fi­cile à enten­dre dans les cir­con­stances présentes, mais qui, pré­cisé­ment pour cela, mérite d’être enten­due. L’un est Le sens du Dia­logue, de Jean Lacroix[[Éditions de la Bacon­nière. Neuchâ­tel, novem­bre 1944.]]; l’autre, Com­mu­nauté des grands esprits, de M.-P. Nicolas[[Fasquelle, édi­teurs. Paris, 1945.]].

M.-P. Nico­las est l’au­teur d’un livre qui eut un cer­tain reten­tisse­ment avant la guerre et obtint les hon­neurs de la liste Otto : De Niet­zsche à Hitler. Son dernier livre est le développe­ment d’un Essai sur la com­mu­nauté des grands esprits, paru pen­dant la guerre en Afrique du Nord. Le but de M. Nico­las est de mon­tr­er que « les hommes d’un cer­tain rang sont générale­ment d’ac­cord entre eux sur presque tout » (p. 13). Grâce à une éru­di­tion con­sid­érable, par d’heureux rap­proche­ments et des cita­tions bien choisies, il nous mon­tre la com­mu­nauté des vues des grands penseurs de tous les temps et de tous les lieux sur tous les grands prob­lèmes d’or­dre moral qui intéressent l’humanité.

M. Jean Lacroix est bien con­nu par les bril­lantes études qu’il pub­lie régulière­ment dans la revue Esprit, par les belles con­férences qu’il donne tant en France qu’à l’é­tranger et par ses livres (Per­son­ne et Amour, Voca­tion per­son­nelle et Tra­di­tion Nationale) où un con­stant souci de l’ac­tu­al­ité ne nuit en rien à la hau­teur et à la pro­fondeur des vues. Dans Le sens du Dia­logue, fait de courts chapitres écrits sous l’oc­cu­pa­tion, il illus­tre cette idée que « la con­science […] est le dia­logue » (p, 7).

Assuré­ment, sur bien des points, l’athéisme et le sci­en­tisme de M.-P. Nico­las s’op­poseraient au chris­tian­isme et au spir­i­tu­al­isme de Jean Lacroix. Mais c’est en rai­son pré­cisé­ment de ces oppo­si­tions qu’il nous est pré­cieux de con­stater leur accord sur un point fon­da­men­tal. Ce qui ani­me, en effet, nos deux auteurs, c’est une chose bien rare aujour­d’hui : le souci de com­pren­dre. Qu’il s’agisse de com­mu­nauté ou de dia­logue, c’est tou­jours le même refus d’une orig­i­nal­ité stérile et le même souci de penser humaine­ment. Reprenant une for­mule de M. Nabert (Élé­ments pour une Éthique), Jean Lacroix écrit : « À aucun moment une con­science n’est capa­ble d’un accroisse­ment d’être qu’elle n’en soit redev­able tout d’abord à son dia­logue avec une autre con­science » (p. 9) et M.-P. Nico­las cite un mot de Con­fu­cius : « Je ne naquis point doué de sci­ence, je ne suis qu’un homme qui aima ses prédécesseurs et fit tous ses efforts pour acquérir leurs con­nais­sances » (p. 167). Hors de cet « uni­versel con­cert des grandes âmes », comme dit encore M.-P. Nico­las (p. 169), il n’y a point de pen­sée véri­ta­ble. Penser con­siste à repenser, nous dis­ait notre pro­fesseur de pre­mière supérieure pré­para­toire, et nous qui, pleins de l’am­bi­tion pro­pre à l’ado­les­cence, ne rêvions que con­struc­tions orig­i­nales et pen­sées inédites, il nous sem­blait que nous enten­dions mal. En fait, nous n’en­ten­dions point du tout. Per­suadés que tout ce qui a été pen­sé autre­fois ne devait nous être d’au­cun sec­ours aujour­d’hui, nous ne pou­vions com­pren­dre que l’on s’at­tardât à Pla­ton ou à Kant. Habitués, par la pré­pa­ra­tion du bac­calau­réat, à jon­gler avec des idées qui nous restaient étrangères et à oppos­er des théories figées en des for­mules arti­fi­cielles, il nous était dif­fi­cile de croire à la com­mu­nauté des grands esprits et de dia­loguer avec eux. Jean Lacroix note bien cette expéri­ence déce­vante du pro­fesseur et de l’ex­am­i­na­teur : « s’il trou­ve encore quelques élèves ou can­di­dats qui sachent écrire, il n’en trou­ve plus aucun qui sache lire » (p. 9). C’est que tout ado­les­cent tra­verse une crise d’o­rig­i­nal­ité qui lui inter­dit de com­pren­dre cette belle parole de Niet­zsche, citée par M.-P. Nico­las (p. 166–167): « Nous sommes plus qu’un indi­vidu, nous sommes une chaîne entière. » L’en­seigne­ment de la philoso­phie se heurte à cette dif­fi­culté qu’il est don­né à des jeunes gens qui pren­nent con­science de leur indi­vid­u­al­ité et sont con­duits par là à s’op­pos­er vio­lem­ment à tout ce qui n’est pas eux. Cette « crise de néga­tiv­ité », comme dis­ent les psy­cho­logues de l’en­fance, est naturelle chez l’en­fant de 3 à 5 ans et chez l’ado­les­cent ; il est fâcheux qu’elle se pro­longe chez l’adulte. Après avoir pen­sé par les autres puis con­tre les autres, nous dis­ait encore notre pro­fesseur, il faut enfin savoir penser avec les autres et pour les autres.

L’é­d­u­ca­tion et la cul­ture revi­en­nent tou­jours à appren­dre à lire. Savoir lire c’est savoir penser. « La vraie lec­ture doit être un dia­logue avec l’au­teur » dit Jean Lacroix et M. Alquié ter­mine sa pré­face à la tra­duc­tion française de la Cri­tique de la Rai­son pra­tique (p. XXXII) par ces lignes : « Une bonne lec­ture sup­pose tou­jours l’amour du texte, et quelque volon­té d’ap­pro­ba­tion. Mais cet amour et cette volon­té sont rares, surtout à notre époque de cul­ture hâtive, où la mémoire d’une for­mule est prise fréquem­ment pour la com­préhen­sion d’une idée, où le goût du nou­veau nous inter­dit de méditer longtemps les pen­sées éprou­vées, et où l’im­pa­tience d’être nous-mêmes nous fait sou­vent quit­ter trop tôt l’é­cole des maîtres. »

Il est remar­quable que MM. Nico­las, Lacroix et Alquié, de même que le pro­fesseur dont je par­lais plus haut, ont subi, à des titres divers, l’in­flu­ence d’Alain. Aucun philosophe, peut-être, n’a eu autant qu’Alain ce souci de com­pren­dre les maîtres. Ses anciens élèves s’ac­cor­dent unanime­ment à recon­naître qu’il ne pou­vait par­ler d’au­cun auteur sans le faire aimer, sans don­ner le désir de le lire. On devine sans peine quels fruits les étu­di­ants pou­vaient tir­er d’une lec­ture abor­dée dans de telles dis­po­si­tions ; non point des cri­tiques, des réfu­ta­tions, mais une com­préhen­sion féconde. « Dès que l’on a bien com­pris, dit Alain (His­toire de mes pen­sées, p. 84), il n’y a plus rien à cri­ti­quer. Je suis assuré qu’il en est de même pour tous les auteurs qui méri­tent d’être lus. Et c’est par ce long tra­vail, que j’ap­pelle pieux, que l’on arrive au con­tact de l’Hu­man­ité réelle, où tout s’ac­corde, où tout se résoud, où il ne se trou­ve pas de pen­sée qui n’ait quelque suite admirable. »

Faire ses human­ités, comme on dit si bien, c’est s’in­téress­er à l’Hu­man­ité, devenir vrai­ment un homme ; c’est refuser cette sol­i­dar­ité pure­ment mécanique, dont par­le Durkheim, pour attein­dre à une sol­i­dar­ité vrai­ment humaine. C’est en ce sens qu’Au­guste Comte avait rai­son de dire que l’Hu­man­ité est com­posée de plus de morts que de vivants. L’His­toire doit être mieux que « la résur­rec­tion du passé» ; elle doit être la décou­verte de l’éter­nel dans le passé. Le véri­ta­ble his­to­rien de la philoso­phie n’est pas celui qui cherche ce qu’il y a de par­ti­c­uli­er dans un auteur, mais celui qui cherche l’u­ni­versel. L’o­rig­i­nal, dans le com­mun lan­gage, ce n’est pas l’homme de génie, c’est le fou, celui qui ne peut s’in­té­gr­er à la com­mu­nauté humaine. Les grands esprits sont grands par ce qu’ils ont d’hu­main et non par ce qu’ils ont d’o­rig­i­nal. Ou plutôt la véri­ta­ble, la saine orig­i­nal­ité est humaine. « La plus folle de toutes les erreurs, observe Goethe, c’est de croire que l’on perd son orig­i­nal­ité en recon­nais­sant les vérités que d’autres ont déjà recon­nues » (M.-P. Nico­las, p. 167). La com­mu­nauté des grands esprits, c’est la com­mu­nauté humaine. — et c’est par le dia­logue que l’on s’in­sère dans cette communauté.

Cette com­mu­nauté est encore tout idéale. « Le monde mod­erne, remar­que Jean Lacroix (p. 9) est rem­pli d’in­di­vidus mono­loguant qui, sans jamais accueil­lir autrui, s’op­posent et se heur­tent. » Là est le mal, pour le penseur comme pour l’homme d’ac­tion. L’ab­sence de dia­logue avec autrui engen­dre le fanatisme, c’est-à-dire l’im­puis­sance à sor­tir de soi pour com­pren­dre les autres. Ce fanatisme est l’âme des pas­sions d’où sort la guerre sous toutes ses formes. L’e­sprit de dia­logue est un esprit de paix ; c’est l’e­sprit d’ac­cord, l’e­sprit d’en­tente. Ne pas enten­dre autrui, c’est refuser de s’en­ten­dre avec autrui ; c’est l’e­sprit de guerre. Mais il ne suf­fit pas que l’on soit deux pour qu’il y ait dia­logue ; il faut encore que cha­cun des deux inter­locu­teurs s’ef­force de com­pren­dre l’autre. Dans les dis­cus­sions, on se con­tente trop sou­vent d’op­pos­er ses pro­pres affir­ma­tions aux affir­ma­tions de l’ad­ver­saire. Ce n’est pas dia­loguer, c’est seule­ment mêler deux mono­logues. Et l’ét­in­celle. qui jail­lit alors du heurt des opin­ions n’est pas l’ét­in­celle de la vérité, c’est l’ét­in­celle de la haine. Appren­dre à penser, c’est appren­dre à aimer. Si l’Hu­man­ité peut être sauvée, c’est la cul­ture qui sauvera l’Humanité.

Georges Pas­cal


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