La Presse Anarchiste

La Pensée et l’Action

L’homme nor­mal tend tou­jours à résoudre les con­tra­dic­tions qui se présen­tent con­stam­ment à lui : tiraille­ments intérieurs entre sa rai­son et sa sen­si­bil­ité, entre le sens de ses intérêts et son idéal­isme, et cet âpre con­flit entre l’in­di­vid­u­al­ité de cha­cun et son instinct social. Dans cer­taines épo­ques, grâce à des phénomènes for­mant un ensem­ble com­plexe, il réus­sit à peu près totale­ment à con­cili­er la diver­sité naturelle de ses aspi­ra­tions et l’u­nité néces­saire à tout ce qui vit. Certes, cela ne s’est jamais fait sans un com­bat dif­fi­cile, car la vie obéit à une dialec­tique qui doit tenir compte d’une évo­lu­tion con­stante des élé­ments qui la com­posent. Mais, mal­gré la mou­vance des phénomènes, l’his­toire nous per­met de con­stater que bien des péri­odes se sont déroulées dans une har­monie rel­a­tive, où les con­tra­dic­tions pou­vaient coex­is­ter sans trop de heurts, dom­inées par un principe supérieur. Le moyen âge, par exem­ple, nous le savons main­tenant, n’a pas été cette nuit de l’in­tel­li­gence et cet enfer pour l’homme que le XIXe siè­cle s’est com­plu à nous dépeindre.

D’autres épo­ques, au con­traire, sont la proie d’un boule­verse­ment où toutes les valeurs sont remis­es en cause ; elles font penser à un gigan­tesque creuset où tout est jeté pêle-mêle à la refonte sans qu’on puisse prévoir le nou­v­el amal­game qui en sor­ti­ra. Et l’on peut dire que notre vingtième siè­cle, depuis la guerre de 1914, répond exacte­ment à cette image. Nous en sommes actuelle­ment, avec le coef­fi­cient aggra­vant de la tech­nique, à ce début de notre ère où l’Em­pire romain com­mençait à s’ef­fon­dr­er, entraî­nant avec lui toute une civil­i­sa­tion. Com­ment, dans une telle ambiance, les con­tra­dic­tions n’é­clat­eraient-elles pas con­stam­ment, dis­so­ciant d’une façon qui peut sem­bler irrémé­di­a­ble les élé­ments qui doivent se com­pléter pour que l’homme puisse vivre pleine­ment dans sa vie indi­vidu­elle et collective ?

L’un des effets que nous con­sta­tons le plus fréquem­ment est le divorce, amor­cé depuis longtemps déjà, entre la pen­sée et l’ac­tion. Certes, depuis une ving­taine d’an­nées, nous voyons la plu­part des intel­lectuels se jeter dans la lutte poli­tique et mil­i­tante. Et la Résis­tance a poussé cette ten­dance jusqu’à l’ex­trême en aboutis­sant à la manie de « l’en­gage­ment ». Mais, en réal­ité, ces hommes de pen­sée n’ont générale­ment pas fait autre chose, à quelques excep­tions près, que de se ral­li­er à un activisme en trahissant leur voca­tion supérieure de défendre les impérat­ifs de toute pen­sée digne de ce nom, l’hon­nêteté intel­lectuelle et le sens de l’hu­main. En réal­ité, notre époque se divise de plus en plus en hommes qui pensent et en hommes qui agissent.

L’ac­tivisme est une des mal­adies du siè­cle, et il affecte par­ti­c­ulière­ment la jeune généra­tion qui s’est trou­vée jetée en plein cœur du drame con­tem­po­rain sans avoir eu le temps d’ex­am­in­er des principes d’ac­tion, sinon dans leurs fal­si­fi­ca­tions plus ou moins grossières. Et comme une inféri­or­ité se traduit tou­jours par le besoin de la mas­quer, nous con­sta­tons un véri­ta­ble mépris de ceux qui agis­sent à l’é­gard de ceux qui pensent. Il faut dire qu’il est loin d’être injustifié.

Trop sou­vent l’homme qui réflé­chit en arrive à con­sid­ér­er qu’il a agi lorsqu’il a élaboré une cer­taine sagesse à son usage per­son­nel, et qu’il est par­venu à un plan de con­nais­sance où il domine les événe­ments en philosophe. Mais finale­ment les événe­ments nous empor­tent, et nulle tour d’ivoire ne peut tenir aujour­d’hui devant le déchaîne­ment des pas­sions élé­men­taires qui men­a­cent de défer­ler sur le monde.

Beau­coup répon­dront sans doute « qu’on ne peut rien faire ». C’est déplac­er le prob­lème. Même si l’on veut rester stricte­ment sur un plan de for­ma­tion per­son­nel, si l’on est, pour repren­dre l’ex­pres­sion de Pell­outi­er, « un fana­tique amant de la cul­ture de soi-même », on devrait con­sid­ér­er que toute pen­sée qui n’est pas con­trôlée et enrichie par l’ac­tion risque fort de se four­voy­er dans l’ab­strait. On peut lire tout ce qui a été écrit sur le syn­di­cal­isme, par exem­ple, rien ne rem­plac­era une expéri­ence de base, avec des respon­s­abil­ités pré­cis­es exer­cées en pleine pâte humaine.

Un écrivain de la valeur de Gœthe, qui n’avait rien d’un mani­aque de l’ac­tion, plaçait comme clé de voûte à sa philoso­phie « l’er­leb­niz », la chose vécue. Tout homme qui pré­tend penser devrait se dire chaque matin, ou chaque fois qu’il ouvre un livre, qu’il risque fort de suc­comber à ce péché majeur qu’est la ten­ta­tion de l’e­sprit. Mal­gré le proces­sus de dis­so­ci­a­tion actuel, on réfutera dif­fi­cile­ment l’af­fir­ma­tion que toute pen­sée qui n’aboutit pas à un geste, aus­si min­ime qu’il soit, reste dans ces zones glacées de l’ab­strac­tion qui, finale­ment, n’ont guère de rap­port avec notre human­ité charnelle.

Qu’il soit dif­fi­cile, aujour­d’hui, dans la sit­u­a­tion his­torique présente, de faire quelque chose sans met­tre le doigt dans l’en­grenage de l’im­péri­al­isme et du bel­li­cisme, il faudrait être de mau­vaise foi pour ne pas en con­venir. Que cela soit impos­si­ble, on en peut douter. Les accouche­ments les plus laborieux pré­par­ent finale­ment le tri­om­phe de la vie. Dans l’am­biance de pes­simisme où nous nous débat­tons, on peut être ten­té de croire que nous allons vers un cat­a­clysme uni­versel où rien ne sub­sis­tera de ce qui nous est cher. Mais l’hu­man­ité est en pleine jeunesse, le défer­lement des instincts même le prou­ve, et il n’y a guère apparence qu’elle ne parvi­enne pas à sor­tir de la crise. En tout cas, il y a là un pari pas­calien à faire, et il sem­ble que les hommes qui vouent à la pen­sée une espèce de reli­gion en affir­mant qu’elle est la mar­que même de l’e­spèce, n’ont pas le droit de ne pas le pren­dre dans un sens créa­teur. Tous autant que nous sommes, qui croyons à la noblesse de l’in­tel­li­gence, nous devri­ons nous impos­er de ne pas laiss­er pass­er un jour sans avoir incar­né dans les faits, selon nos moyens, un peu de cette sagesse que nous nous van­tons de pos­séder. Si vrai­ment nous sommes, grâce au hasard, par­mi les priv­ilégiés qui sont capa­bles d’en­vis­ager des solu­tions aux prob­lèmes que notre temps nous pose, nous devri­ons avoir honte de ne rien faire alors que des hommes frustes, égarés par des idéolo­gies sub­ver­sives mais exerçant une foi réelle en l’homme et en sa des­tinée, se lan­cent chaque jour dans les com­bats au nom d’un idéal qui rem­place celui que nous ne savons pas leur donner.

La Pal­ice


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