La Presse Anarchiste

L’ère des trusts

L’ère des trusts débute vers 1875, s’af­firme dans les deux der­nières décades du XIXe siècle, atteint son apo­gée dans la pre­mière décade du XXe jus­qu’à la guerre de 1914, se pro­longe assez péni­ble­ment jus­qu’à la guerre de 1939 sous un cli­mat tour­men­té où s’a­mon­cellent les nuages de la « pla­ni­fi­ca­tion » et du « tota­li­ta­risme », entre, après cette guerre, dans une phase crépusculaire.

L’âge d’or des trusts. coïn­cide, en France, avec l’é­pa­nouis­se­ment de la IIIe Répu­blique. Nous en sui­vrons le pro­ces­sus à tra­vers la sidé­rur­gie, dont nul ne peut nier qu’elle anime le pro­grès méca­nique et qu’elle pro­cure à la civi­li­sa­tion moderne ses aspects les plus carac­té­ris­tiques. Toute l’é­co­no­mie des peuples, qui pour­rait et qui devrait tendre à créer l’a­bon­dance, à géné­ra­li­ser le confort, est sous sa dépendance.

Mais la guerre l’est d’une façon beau­coup plus immé­diate. La guerre étant la pré­oc­cu­pa­tion constante des États, leur rai­son d’être en quelque sorte, il n’est pas d’É­tat qui n’ait sou­ci d’é­le­ver au plus haut point son poten­tiel sidé­rur­gique. Ser­vante-maî­tresse des États, ou bien la sidé­rur­gie contrain­dra l’É­tat à l’o­béis­sance, c’é­tait le cas des trusts, ou bien l’É­tat for­ce­ra la sidé­rur­gie à lui obéir et nous aurons l’É­tat tota­li­taire. Une posi­tion inter­mé­diaire impli­que­ra un modus viven­di entre la sidé­rur­gie et l’É­tat et nous serons alors en régime d’é­co­no­mie diri­gée, d’é­co­no­mie mixte à ten­dance pla­ni­fi­ca­trice, régime hybride dans lequel les nations de tra­di­tion libé­rale se trouvent actuel­le­ment enga­gées et qui est appe­lé à évo­luer vers le totalitarisme.

Il n’est pas sans inté­rêt de faire revivre un pro­ces­sus dont l’a­bou­tis­se­ment est clair, mais dont les grandes lignes se dis­si­mulent à la vue des géné­ra­tions nou­velles, les­quelles sont main­te­nues sys­té­ma­ti­que­ment dans l’i­gno­rance des faits anté­rieurs à leur matu­ri­té. Le livre de l’his­toire se ferme, pour les adultes, aux années 1920 et pour les très jeunes aux années 40. Cette igno­rance entre­te­nue fait d’ailleurs par­tie de l’at­ti­rail tac­tique de l’É­tat et des grandes for­ma­tions poli­tiques qui se dis­putent le pou­voir. De tout temps, la nais­sance et la for­ma­tion de l’homme ont été contra­riées et com­bat­tues, et si le régime libé­ral, même le régime des trusts, admet­taient encore un cer­tain type élec­to­ral, les régimes vers quoi s’o­rientent les socié­tés modernes ne sont com­pa­tibles qu’a­vec un type d’homme-masse, d’homme-robot…

Physionomie des trusts

Les inventions déterminantes

Une série d’in­ven­tions aux­quelles les théo­ri­ciens socia­listes de l’é­poque n’ont pas prê­té grande atten­tion — ils n’en ont enre­gis­tré les effets qu’a­près coup — ont don­né nais­sance à la sidé­rur­gie pro­pre­ment dite. Vers 1860, en Angle­terre, Bes­se­mer dotait l’in­dus­trie du fer d’un appa­reil, le conver­tis­seur, propre à pro­duire de l’a­cier. Quelques années plus tard, en France, l’in­gé­nieur Pierre Mar­tin, de Four­cham­bault, construi­sait son pre­mier four à sole qui, équi­pé du foyer de Sie­mens, pro­dui­sait éga­le­ment de l’acier.

Jusque là l’a­cier était un métal pré­cieux obte­nu en par­tant du fer et réser­vé à quelques usages seule­ment. Le fer lui-même était obte­nu en petites quan­ti­tés, oné­reu­se­ment, au moyen de pro­cé­dés à main extrê­me­ment pénibles. (Le métier de pud­dleur était un métier d’en­fer.) Au sur­plus, le fer n’é­tait pas sus­cep­tible de tous les emplois. Trop mal­léable, trop peu résis­tant, il était impropre à des efforts sou­te­nus. La construc­tion et le machi­nisme exi­geaient un métal de qua­li­té supé­rieure que la sidé­rur­gie allait être en mesure de leur pro­cu­rer à pro­fu­sion. (D’au­tant que le four Mar­tin se prê­tait aisé­ment à la pro­duc­tion de toute la gamme des aciers de qua­li­té requis par les dif­fé­rents usages) Donc, qua­li­té de métal, pro­duc­tion décu­plée, éco­no­mie de main-d’œuvre et de fatigue humaine, prix moins éle­vé, telles devaient être sur le plan tech­nique les consé­quences des inven­tions de Bes­se­mer et de Pierre Martin.

Dans un domaine contin­gent, tou­jours vers la même époque, la réa­li­sa­tion, par Otto, d’un moteur à explo­sion fonc­tion­nant sui­vant le cycle à quatre temps ima­gi­né par Beau de Rochas allait don­ner le branle à la moto­ri­sa­tion indus­trielle, jus­qu’a­lors domi­née par la machine à vapeur, fixe et de médiocre ren­de­ment. De fil en aiguille, on en vien­drait aux moteurs à air car­bu­ré, aux pro­to­types de l’au­to­mo­bile, puis de l’a­via­tion. Ici encore une vraie révo­lu­tion s’ac­com­plit. Dans l’im­mé­diat, les moteurs Otto ou leurs déri­vés per­met­taient l’u­ti­li­sa­tion de l’éner­gie incluse dans les gaz de coke­ries et de hauts four­neaux qui, jus­qu’a­lors, se per­daient dans le bleu. Un gain immense pour la sidérurgie,

À ces noms d’Ot­to, de Beau de Rochas, de Bes­se­mer, de Pierre Mar­tin, de Sie­mens, il convient d’a­jou­ter, quoique en second plan, ceux de Tho­mas et Gil­christ. Vers 1880, ces deux cher­cheurs entre­prirent de modi­fier le gar­nis­sage du conver­tis­seur afin de le rendre sus­cep­tible de trai­ter des fontes char­gées d’im­pu­re­tés, telles les fontes pro­ve­nant de mine­rais phos­pho­reux. C’é­tait, en effet, un défaut du conver­tis­seur de Bes­se­mer d’exi­ger des fontes pures issues des mine­rais de choix dont les gîtes impor­tants n’exis­taient qu’en Angle­terre, en Suède, en Espagne. Les plus fortes réserves conti­nen­tales, notam­ment du Nord-est fran­çais, étant consti­tuées par des mine­rais conte­nant du phos­phore, ne pou­vaient ser­vir à rien aus­si long­temps que la sidé­rur­gie ne serait pas en pos­ses­sion d’un moyen de déphos­pho­ra­tion. Le mérite de Tho­mas et de Gil­christ fut de lui four­nir ce pro­cé­dé. Dès lors, les sidé­rur­gies fran­çaise et alle­mande, celle-ci sur­tout, purent prendre tout leur essor.

La puis­sance sidé­rur­giste était née. Les unes après les autres, les petites usines dis­pa­rurent, s’in­té­grèrent dans les grandes. Les grandes se concen­trèrent dans les régions riches en mine­rai ou en char­bon. Il se consti­tua, à une cadence rapide, des usines géantes. L’ère des trusts ne tar­da pas à s’ou­vrir, le trust étant cor­ré­la­tif à la concen­tra­tion industrielle.

La guerre de 1870 et la bourgeoisie française

Jus­qu’à ces années 60 – 70 de l’Em­pire dit libé­ral, la France, j’en­tends le pays, j’en­tends le peuple, était le pre­mier pays, le pre­mier peuple du conti­nent. Mal­gré les sai­gnées napo­léo­niennes, mal­gré l’a­bo­mi­nable tue­rie de 48, la classe ouvrière, dans son ensemble, était demeu­rée vivante, ardente, pleine de sève. Une élite d’a­vant-garde, telle qu’au­cun peuple n’en a jamais four­ni, trou­vait en elle une large audience. Prou­dhon pou­vait se per­mettre d’é­crire un livre aus­si lourd d’hu­ma­ni­té que De la Jus­tice dans la Révo­lu­tion et l’É­glise, il savait qu’il éveille­rait des échos… La bour­geoi­sie enri­chie ne vibrait pas à l’u­nis­son du peuple. Loin de là. Elle en avait peur. Elle trou­vait l’Em­pire trop libé­ral, elle rêvait d’un régime qui serait sien, d’un régime où elle ferait la pluie et le beau temps et qui lui per­met­trait d’a­mas­ser beau­coup d’argent, un régime d’ordre moral. Aus­si quand elle vit l’Em­pire s’empêtrer dans des intrigues et fina­le­ment se lais­ser manœu­vrer, puis tom­ber dans le tra­que­nard, ses hommes, qui voyaient clair, ne firent-ils rien pour pré­ve­nir l’é­vé­ne­ment. L’Em­pire abat­tu, eux s’ins­tal­le­raient, à la condi­tion préa­lable que la classe ouvrière serait mise à la rai­son. Il y avait alors les plus fortes pré­somp­tions de croire que Badin­guet ne tien­drait pas devant Bis­marck et que Bis­marck se mon­tre­rait un vain­queur accom­mo­dant. La bour­geoi­sie était capi­tu­larde. Le peuple ouvrier, lui, ne se rési­gnait pas à la défaite. La classe ouvrière à Paris avait assez de diable au corps pour ten­ter l’im­pos­sible et qui sait ? Ce patrio­tisme insur­gé, c’é­tait l’oc­ca­sion four­nie à la bour­geoi­sie, appuyée sur ses Ver­saillais, la lie des pro­vinces, com­man­dés par le mar­quis de Gal­li­fet, bour­reau galon­né aux ordres du sinistre Thiers, d’en finir avec la classe ouvrière.

La « répres­sion » de la Com­mune fut une exé­cu­tion en masse, une exé­cu­tion pré­mé­di­tée qui s’ac­com­plit sous l’œil nar­quois de Bis­marck et avec son accord tacite ou formel.

Mais la bour­geoi­sie fran­çaise ne s’est jamais rele­vée de cet assas­si­nat. Désor­mais, elle sen­ti­rait peser sur elle la puis­sance alle­mande. Désor­mais, elle serait frap­pée d’un com­plexe d’in­fé­rio­ri­té insur­mon­table. Désor­mais, elle s’en­fon­ce­rait de plus en plus dans l’insanité.

L’unification allemande

Bis­marck, en frap­pant avec adresse aux endroits qu’il sen­tait vul­né­rables, avait for­mé l’u­ni­té géo­gra­phique, poli­tique et admi­nis­tra­tive de l’Al­le­magne. En même temps, il avait révé­lé le peuple alle­mand à lui-même et déve­lop­pé ses deux prin­cipes de vie sociale, long­temps refou­lés : la force et l’or­ga­ni­sa­tion com­mu­nau­taire, sous l’é­gide de l’É­tat. Il avait réa­li­sé en pra­tique ce que les théo­ri­ciens alle­mands avaient conçu en théo­rie. Le bis­mar­ckisme s’i­den­ti­fie au prussianisme.

Entre celui-ci et le mar­xisme, la dif­fé­rence n’ap­pa­raît pas tel­le­ment grande. Le mar­xisme est un mélange de mosaïsme, mis à la sauce scien­ti­fique, et de prus­sia­nisme pur. Il n’est nul­le­ment sur­pre­nant que Bis­marck ayant entre­pris d’u­ni­fier éco­no­mi­que­ment l’Al­le­magne et fon­dé les trusts, sous le nom de car­tells, vers 1875 – 1880, ait reçu les appro­ba­tions de Bebel, le chef de la social-démo­cra­tie, qui l’as­su­ra que la social-démo­cra­tie était par elle-même une excel­lente école de militarisme.

Nous note­rons que si des décou­vertes, des inven­tions déter­minent bien des muta­tions dans l’ordre maté­riel des choses, il faut qu’in­ter­viennent d’autres forces, des forces de nature dif­fé­rente, idéo­lo­giques, poli­tiques, etc., pour fixer l’o­rien­ta­tion géné­rale de l’é­vo­lu­tion. Aus­si long­temps que ces forces n’a­gissent pas, l’é­tat de choses demeure sta­tion­naire ou ne subit que des modi­fi­ca­tions de sur­face. C’est ce qui s’ob­serve notam­ment en Angle­terre où le libé­ra­lisme s’est main­te­nu inté­gra­le­ment jusque vers 1930. Il n’est pas même besoin que des cou­rants de forces se greffent sur des muta­tions d’ordre indus­triel pour qu’elles déter­minent de pro­fondes et durables méta­mor­phoses de l’ordre social. Voyez la Russie.

Les cartells.

En quoi consis­taient les car­tells alle­mands ? Ils consis­taient en des accords entre pro­duc­teurs se tra­dui­sant par l’ins­ti­tu­tion de bureaux de vente com­muns, inter­mé­diaires obli­gés entre la clien­tèle et la col­lec­ti­vi­té des usines asso­ciées, et par la créa­tion des comi­tés direc­teurs fixant les prix et impo­sant à chaque par­ti­ci­pant un quan­tum de pro­duc­tion. La régle­men­ta­tion des ventes impli­quait la régle­men­ta­tion et le contrôle de la puis­sance de pro­duc­tion : machi­nisme, outillage, ser­vice de comp­ta­bi­li­té, de cor­res­pon­dance, etc.

La sidé­rur­gie, avec son Syn­di­cat des fontes à Essen, son Syn­di­cat de l’a­cier à Dus­sel­dorf domi­nait toute la situa­tion. Rien n’é­tait plus simple d’ailleurs que le fonc­tion­ne­ment des car­tells. Chaque socié­té adhé­rente rece­vait le chiffre maxi­mum de son ton­nage d’a­cier brut à pro­duire et à mettre en œuvre. Sui­vant l’é­tat du mar­ché, le comi­té direc­teur rédui­sait d’un cer­tain pour­cen­tage le taux de pro­duc­tion de chaque socié­té. Maîtres abso­lus du mar­ché inté­rieur, les car­tells se pro­po­saient d’in­ten­si­fier les expor­ta­tions et, éven­tuel­le­ment, de domi­ner le mar­ché mon­dial. À cet effet, et tou­jours avec l’ap­pui du gou­ver­ne­ment, les membres du car­tell avaient éta­bli entre eux un sys­tème de primes à l’ex­por­ta­tion per­met­tant à chaque adhé­rent, tra­vaillant pour le dehors, de pro­fi­ter, pour l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en matières pre­mières, de prix par­ti­cu­liè­re­ment avan­ta­geux et, en consé­quence, de livrer ses pro­duits à des condi­tions défiant toute concur­rence. Ce sys­tème devait être dénon­cé plus tard, sous le nom de dum­ping, comme un mode de concur­rence par­ti­cu­liè­re­ment déloyal.

L’es­prit ani­ma­teur des car­tells alle­mands était un esprit hos­tile au libé­ra­lisme, un esprit d’an­ti-Renais­sance, d’an­ti-89. Il était facile aus­si de dis­cer­ner une « volon­té de puis­sance » pan­ger­ma­niste. Pra­ti­que­ment, les car­tells sub­sti­tuaient l’or­ga­ni­sa­tion com­mu­nau­taire à l’in­di­vi­dua­lisme libé­ral et bour­geois, qui n’est pas, notons-le bien, le véri­table individualisme.

Grâce à leurs puis­sants moyens, à la plé­thore des matières pre­mières, houille et mine­rai, à une tech­ni­ci­té savante tou­jours en éveil, à un esprit d’au­to-dis­ci­pline qu’on ne trouve nulle part ailleurs qu’en Alle­magne, grâce aus­si à une main-d’œuvre com­pacte extraite des cam­pagnes sur­peu­plées et qu’en­ré­gi­men­te­rait la social-démo­cra­tie, les trusts alle­mands ins­tau­raient auto­ma­ti­que­ment, mais en com­plet accord avec l’É­tat, une pla­ni­fi­ca­tion par en bas, pro­mou­vaient un cou­rant de réformes sociales, tel qu’au­cun pays d’Eu­rope n’en connais­sait, et éle­vaient par paliers suc­ces­sifs le poten­tiel éco­no­mique et mili­taire de l’Al­le­magne à une puis­sance telle que la Grande-Bre­tagne s’en trou­ve­rait mor­ti­fiée et se ver­rait contrainte, à moins qu’elle ne se fasse à l’i­dée de sa déchéance et abdique sa tra­di­tion, de réagir sans retard, avec violence.

La Grande-Bretagne

L’An­gle­terre n’a­vait pas vu avec déplai­sir l’Al­le­magne abais­ser la France en 1870. Son inquié­tude venait alors de la France. Elle ne pou­vait pré­voir que l’as­cen­sion de l’Al­le­magne uni­fiée lui cau­se­rait un jour un plus grand sujet d’in­quié­tude. Telle était son ava­rice indus­trielle et si riche son empire que, maî­tresse des routes mari­times et ter­restres, elle avait pu se croire à l’a­bri des muta­tions qui affec­taient l’ordre des nations européennes.

Chez elle aus­si, une concen­tra­tion indus­trielle s’é­tait pro­duite, mais lente et métho­dique. De puis­santes uni­tés s’é­taient consti­tuées qui, assu­rées de débou­chés indi­vi­duels, n’a­vaient pas éprou­vé le besoin de se sou­der, de s’or­ga­ni­ser. Elles conti­nuaient de jouer entre elles le fair-play et c’est à peine si elles se sou­ciaient de réno­ver leur outillage. Ser­vie par une plé­thore de char­bon et de mine­rai d’ex­cel­lente qua­li­té, la sidé­rur­gie bri­tan­nique se main­te­nait au pre­mier rang. Elle devait cepen­dant être rat­tra­pée, puis dépas­sée par la sidé­rur­gie alle­mande, et ame­née à faire cette consta­ta­tion pénible qu’il lui était désor­mais impos­sible d’ac­croître ses ton­nages : appau­vris­se­ment des gîtes, dif­fi­cul­tés de s’ap­pro­vi­sion­ner à l’ex­té­rieur, fer­me­ture des mar­chés mon­diaux… À tous les car­re­fours de l’u­ni­vers, sur toutes les routes du monde, elle ver­rait le pavillon alle­mand flot­ter triom­pha­le­ment. Alors seule­ment la Grande-Bre­tagne com­men­ce­rait à s’é­mou­voir. Et ce serait le rap­pro­che­ment avec la France, l’En­tente cor­diale…, qui amorce un pro­ces­sus, dont les pre­mières mani­fes­ta­tions sus­ci­te­ront en Alle­magne la peur de l’en­cer­cle­ment. Sous l’ef­fet de cette crainte, le Kai­ser par­le­ra de main­te­nir son épée aigui­sée et sa poudre sèche, s’a­don­ne­ra à des gestes spec­ta­cu­laires et dan­ge­reux, tel le coup d’A­ga­dir. Encore quelques années et il suf­fi­ra d’un déclic pour déclen­cher une guerre qui, allant au-delà des buts qui lui étaient assi­gnés, consom­me­ra la ruine du libé­ra­lisme et celle des trusts eux-mêmes.

Le Comité des Forges et la IIIe République

La sidé­rur­gie fran­çaise s’est déve­lop­pée dans le sillage de la sidé­rur­gie alle­mande. Cela s’ex­plique par le voi­si­nage des prin­ci­paux gise­ments de mine­rai et par le fait de la pénu­rie de char­bon qui ren­dait le centre sidé­rur­gique de l’Est tri­bu­taire du coke de la Ruhr.

Mais si la géo­lo­gie éta­blis­sait un contact natu­rel entre deux sidé­rur­gies et une sorte de paral­lé­lisme dans leur déve­lop­pe­ment, il s’en faut que l’es­prit direc­teur, l’i­dée-force, fût la même. Les car­tells alle­mands étaient au ser­vice d’une poli­tique, et donc obéis­saient à l’É­tat. Les trusts fran­çais met­taient l’É­tat à leur ser­vice. Leur objec­tif n’é­tait pas d’ex­por­ter, c’é­tait de pro­duire à la mesure du mar­ché fran­çais, y com­pris natu­rel­le­ment les colo­nies, sous la pro­tec­tion d’une bar­rière doua­nière efficace.

Le dis­po­si­tif de ventes consis­tait en des comp­toirs ou syn­di­cats dont les opé­ra­tions portent sur une région ou un groupe régio­nal et sur un pro­duit déter­mi­né. Le quan­tum de chaque adhé­rent est fixé au pro­ra­ta de sa capa­ci­té de pro­duc­tion. En dehors du quan­tum, chaque entre­prise est libre d’ac­croître sa pro­duc­tion, le sur­croît ne pou­vant être écou­lé qu’à l’ex­té­rieur. Pour les appro­vi­sion­ne­ments, sur­tout pour le char­bon, s’é­taient consti­tués des consor­tiums se pro­po­sant des recherches minières et l’ob­ten­tion de conces­sions ou de par­ti­ci­pa­tions. Ces consor­tiums opé­raient à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur, notam­ment en Bel­gique et en Rhé­na­nie. Sur le plan social exis­taient, pour toutes les branches de la sidé­rur­gie et de ses suc­cé­da­nées immé­diates, des chambres syn­di­cales, en connexion étroite avec un orga­nisme cen­tral, le Comi­té des Forges ; l’en­semble était fédé­ré dans une union des indus­tries métal­lur­giques et minières.

Le cer­veau moteur de la sidé­rur­gie était le Comi­té des Forges. Fon­dé en 1864, au moment du démar­rage, et adap­té à la légis­la­tion sur les syn­di­cats, il avait pour objec­tif légal l’é­tude et la défense des inté­rêts éco­no­miques, indus­triels et com­mer­ciaux de la sidé­rur­gie. On aura une idée de la puis­sance maté­rielle acquise par cet orga­nisme en consi­dé­rant que, en 1914, le Comi­té des Forges grou­pait 252 entre­prises pro­dui­sant 97 % du ton­nage de fonte ; 63 usines pro­dui­saient 95 % du ton­nage d’a­cier et sur ces 63, 14 usines géantes à elles seules assu­raient la pro­duc­tion des trois cin­quièmes de la fonte et des deux tiers de l’a­cier. Les capi­taux inves­tis étaient, en francs-or, de l’ordre de 1 mil­liard et demi et les effec­tifs au tra­vail s’é­le­vaient à plus de 200000 ouvriers.

C’est donc sous l’im­pul­sion et le contrôle ser­ré du Comi­té des Forges que s’est pro­duite en France l’é­vo­lu­tion de la puis­sance sidé­rur­gique. Il faut savoir recon­naître à ce cer­veau coor­di­na­teur et pla­ni­fi­ca­teur des capa­ci­tés hors pair qui ont fait son renom dans le monde entier, ce qui, à l’heure actuelle encore, en dépit de tous les ava­tars, est le plus sûr atout res­tant aux mains du gou­ver­ne­ment de la IVe Répu­blique pour défendre ses posi­tions sur le plan inter­na­tio­nal. Cet atout, on com­prend que les petits hommes ins­tal­lés aux leviers de com­mande aient assez de pru­dence pour ne le point gal­vau­der. Et c’est pour­quoi la sidé­rur­gie, l’in­dus­trie fon­da­men­tale, l’in­dus­trie-mère, est à l’a­bri des « natio­na­li­sa­tions » qui, si elles l’at­tei­gnaient, rui­ne­raient du même coup ce qui demeure du poten­tiel du pays et pro­vo­que­raient ins­tan­ta­né­ment la rup­ture des arcs-bou­tants exté­rieurs qui assurent encore un cer­tain équi­libre et quelque robus­tesse à l’édifice…

La mis­sion essen­tielle que s’est impo­sée le Comi­té des Forges était d’ins­crire, à la manière d’un sis­mo­graphe, toutes les muta­tions, toutes les alté­ra­tions ou modi­fi­ca­tions d’é­qui­libre résul­tant des causes les plus diverses, tech­niques, com­mer­ciales, poli­tiques, diplo­ma­tiques, géo­dé­siques, etc., et d’y faire face par des moyens adé­quats. Aucun pro­blème ne lui échap­pait et à chaque pro­blème une solu­tion était don­née. S’il fal­lait que l’É­tat inter­vînt, la sug­ges­tion lui en était faite. Et toute sug­ges­tion avait le carac­tère d’un ordre, par­fois d’un com­man­de­ment impé­ra­tif. Le per­son­nel gou­ver­ne­men­tal de la IIIe Répu­blique, on le conçoit, n’a­vait rien à refu­ser à une congré­ga­tion éco­no­mique de pareille taille. D’ailleurs les prin­ci­paux postes des admi­nis­tra­tions et les leviers de com­mande poli­tiques étaient régu­liè­re­ment occu­pés par des hommes. inféo­dés plus ou moins direc­te­ment au Comi­té des Forges : hommes d’af­faires, avo­cats-conseils, hommes de paille, hommes liges. Tous ces ser­vi­teurs de la sidé­rur­gie et de la haute banque étaient appuyés par une presse bien sty­lée, parce que bien payée.

Georges Sorel a pu dire avec rai­son que de toutes les formes gou­ver­ne­men­tales, celles qui sont dites répu­bli­caines et démo­cra­tiques sont les plus souples, les plus fruc­tueuses pour le capi­ta­lisme, mais ce sont aus­si celles qui coûtent le plus cher.

Toute l’his­toire de la IIIe Répu­blique est en réa­li­té l’his­toire du Comi­té des Forges. Elle est domi­née par le colo­nia­lisme. Dès que, par ses pros­pec­teurs, ses aven­tu­riers ensou­ta­nés, ses mis­sion­naires bot­tés, ses aven­tu­riers et ses condot­tieres, le Comi­té des Forges avait vent que quelque part exis­taient des richesses inex­ploi­tées, des sources d’ap­pro­vi­sion­ne­ment, ou bien des débou­chés pos­sibles, la machine diplo­ma­tique et guer­rière entrait en fonc­tion­ne­ment. Cela se tra­dui­sait par des « péné­tra­tions paci­fiques ». On leur don­nait pour pré­texte l’é­van­gé­li­sa­tion des peu­plades arrié­rées ou mieux encore l’i­ni­tia­tion des popu­la­tions sau­vages aux bien­faits et aux joies de la civi­li­sa­tion euro­péenne… La IVe Répu­blique subit le choc en retour des péné­tra­tions paci­fiques per­pé­trées par la IIIe. Et il n’ap­par­tient pas à nos duha­mels d’ef­fa­cer de la mémoire des des­cen­dants des vic­times, en leur fai­sant contem­pler les monu­ments, les routes, les casernes, les hôpi­taux, etc., l’hor­reur des crimes ori­gi­naux, des spo­lia­tions, des atro­ci­tés sans nombre qui, de nos jours encore, n’ont pas pris fin… Nos duha­mels ont la mémoire courte. S’ils se sou­ve­naient du pro­pos que tint à la tri­bune du Palais-Bour­bon, un requin fameux du nom d’E­tienne : « L’or appelle le fer » — pro­pos qui est pas­sé à l’é­tat d’axiome — peut-être n’au­raient-ils pas l’in­cons­cience de s’é­ton­ner et l’im­pu­deur de s’in­di­gner, que les peuples colo­ni­sés, c’est-à-dire cru­ci­fiés, n’aient qu’une idée, un désir : se débar­ras­ser d’un joug sanglant.

L’or appelle le fer ! Mais le fer enfon­cé au cœur du Maroc pour en faire jaillir l’or noir fut bien près de nous ame­ner une péné­tra­tion qu’on ne qua­li­fie­rait plus de paci­fique. Si, au lien d’un Caillaux, un Etienne ou un Del­cas­sé se fût trou­vé au gou­ver­nail, la nation fran­çaise n’y cou­pait pas à ce moment-là. Ce ne devait être, hélas ! que par­tie remise…

Aspects sociaux

J’ai esquis­sé à grands traits la phy­sio­no­mie des trusts dans trois pays d’Eu­rope — lais­sant de côté les États-Unis qui se tenaient en dehors des affaires européennes[[Les trusts amé­ri­cains ont assez peu de points com­muns avec les trusts euro­péens. Leur for­ma­tion et leur épa­nouis­se­ment ont obéi à la loi de la jungle pure et simple. Les gros man­geaient les petits sans y mettre des formes. La classe ouvrière elle-même était sous la juri­dic­tion abso­lue des magnats qui équi­paient des bri­seurs de grèves pro­fes­sion­nels, les « pin­ker­ton », et envoyaient à la potence ou à la chaise élec­trique les élé­ments avan­cés du pro­lé­ta­riat, à qui étaient attri­bués des actes de violence.

À la longue, ce gang­sté­risme s’est poli­cé, s’est enve­lop­pé de formes juri­diques. L’É­tat a été ame­né à sévir. Sous Roo­se­velt, les trusts ont été mis au pas dans une ample mesure. Depuis, ils n’é­chappent pas au contrôle gou­ver­ne­men­tal et sup­portent une sorte de planification.

Cer­tains trusts du type ver­ti­cal, comme les usines Ford, par exemple, émettent la pré­ten­tion de réa­li­ser socia­le­ment un mode d’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail qui, tout en assu­rant la plus grande « effi­cience », sau­ve­garde au phy­sique et au moral la per­son­na­li­té du tra­vailleur…]] et mon­tré, suc­cinc­te­ment, quels étaient leurs pro­pen­sions, lent esprit, indi­qué la nature des rela­tions qui s’é­ta­blis­saient entre les États et les trusts, à chaque stade de leur déve­lop­pe­ment sous des régimes demeu­rés nomi­na­le­ment libé­raux, ras­sem­blé les élé­ments d’un drame qui rédui­rait ses pro­mo­teurs au rôle peu glo­rieux d’ap­pren­tis sorciers.

Sans anti­ci­per, arrê­tons-nous à quelques aspects sociaux contem­po­rains pré­fi­gu­rés par les trusts.

Progrès matériel

Se ren­dant maître des mar­chés, les trusts sup­pri­maient sur leur domaine la concur­rence, la com­pé­ti­tion. Il leur était loi­sible d’im­po­ser leurs prix, de lan­cer telle ou telle fabri­ca­tion de leur choix, de sus­ci­ter des besoins fac­tices, d’al­ter­ner l’a­bon­dance et la pénu­rie, de pra­ti­quer le « mal­thu­sia­nisme » ou, au contraire, de sub­mer­ger le mar­ché à leur fan­tai­sie. Il se peut qu’en ligne géné­rale en résul­tât un accrois­se­ment des moyens de vivre, une élé­va­tion du niveau d’exis­tence se réper­cu­tant jusque sur les caté­go­ries sociales infé­rieures. À la rigueur, on admet­tra que, par rap­port à l’é­tat social anté­rieur, inhé­rent au libé­ra­lisme, les trusts réa­li­saient un cer­tain pro­grès maté­riel d’en­semble. On ne peut guère contes­ter que la condi­tion de l’homme au tra­vail ne se fût amé­lio­rée sous cer­tains rap­ports et notam­ment sous le rap­port de la sécurité.

Par la magie de leur orga­ni­sa­tion, par la puis­sance de leurs moyens, par la per­fec­tion de leur outillage, les trusts pou­vaient aspi­rer à la plus grande « effi­cience ». Par l’ap­pli­ca­tion de pro­cé­dés scien­ti­fiques, tels que tay­lo­risme, tra­vail à la chaîne, tra­vail en série, stan­dar­di­sa­tion, ratio­na­li­sa­tion, etc., ils pos­tu­laient les plus hauts ren­de­ments de l’homme asso­cié et en quelque sorte rivé à la machine. La machine auto­ma­tique sup­pléant la main-d’œuvre qua­li­fiée, les trusts par­ve­naient ain­si à résoudre méca­ni­que­ment les pro­blèmes de main-d’œuvre, au risque d’en­gen­drer le chô­mage tech­no­lo­gique. Là où une main-d’œuvre mas­sive était néces­saire, comme dans les mines, le recru­te­ment ouvrier, deve­nu impos­sible dans les cam­pagnes, en rai­son de la faible den­si­té de popu­la­tion et de l’at­trait par­ti­cu­lier qu’exer­çaient les grandes admi­nis­tra­tions d’É­tat ou de villes sur la jeu­nesse, c’é­tait le cas en France, le recru­te­ment por­tait sur des pays à gros poten­tiel démo­gra­phique et pre­nait, dans les pre­miers temps tout au moins, l’al­lure d’une véri­table traite des blancs.

Paternalisme

Dans leur phase de plein épa­nouis­se­ment, c’est-à-dire pas­sée l’é­poque 1900, les trusts ont déve­lop­pé des « ser­vices sociaux », s’ins­cri­vant sous la rubrique géné­rale du pater­na­lisme. De grandes cités ouvrières furent édi­fiées selon les meilleures règles de l’ur­ba­nisme, com­por­tant crèches, écoles, cha­pelles, hôpi­taux, salles de fêtes, églises, ter­rains de sports, etc. D’autre part, s’an­nexaient à l’u­sine des can­tines, des éco­no­mats, des salles de douches, des réfec­toires, des salles de repos et même des ciné­mas. L’u­sine géante se for­geait un uni­vers à elle, s’en­tou­rait d’une atmo­sphère imper­méable aux influences externes.

Le trust nationalisé

Quand, à la suite d’un pro­ces­sus catas­tro­phique, l’É­tat serait conduit à mettre la main sur les « indus­tries-clés » — que les magnats n’é­taient pas fâchés de lui aban­don­ner, étant don­né leur déla­bre­ment — l’É­tat héri­te­rait de tout un sys­tème, de tout un ensemble d’ins­ti­tu­tions. Il n’au­rait à tou­cher à aucun rouage. Tou­te­fois, la méta­mor­phose des cadres tech­niques et com­mer­ciaux de l’or­ga­ni­sa­tion capi­ta­liste en cadres éta­ti­sés et l’ad­jonc­tion à ces cadres de fonc­tion­naires de car­rière ne man­que­raient pas d’a­voir des réper­cus­sions sur la marche des entre­prises. La pre­mière et la plus grave est sans doute l’é­va­nouis­se­ment de toute res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle. Dans le sys­tème capi­ta­liste, la res­pon­sa­bi­li­té joue à tous les éche­lons. L’ou­vrier qui fait mal son métier, qui s’ac­quitte mal de sa tâche est congé­dié. L’in­gé­nieur qui com­met des bévues est cas­sé aux gages. Le direc­teur qui fait « man­ger de l’argent » est ren­voyé. Ain­si le veut la loi du Pro­fit. La faillite ou la fer­me­ture sanc­tionne en fin de compte les infrac­tions à cette loi.

L’en­tre­prise natio­na­li­sée, elle, se sous­trait à toute règle comp­table. Elle n’a cure des prix de revient. Si d’a­ven­ture, elle se sou­cie d’é­qui­li­brer son bilan, elle demande au bud­get de com­bler le défi­cit et elle élève à volon­té ses prix de vente. Les fonc­tion­naires jouissent d’un sta­tut d’ir­res­pon­sa­bi­li­té totale. N’im­porte qui peut être mis à n’im­porte quelle place pour accom­plir n’im­porte quelle besogne.

L’im­por­tant est que cha­cun, à quelque poste qu’il soit, sache se « cou­vrir ». Et c’est géné­ra­le­ment facile. Que risque le fonc­tion­naire pris en fla­grant délit d’in­ca­pa­ci­té ou de mal­ver­sa­tion ? Une muta­tion. Une « affec­ta­tion » autre et qui, le plus sou­vent, se tra­dui­ra par de l’«avancement ».

Toute entre­prise natio­na­li­sée s’im­prègne néces­sai­re­ment d’es­prit fonc­tion­naire. Les ouvriers eux-mêmes n’y échappent pas, quoi­qu’ils ne jouissent pas des pré­ro­ga­tives et des immu­ni­tés du fonc­tion­naire. Leur pous­sée mas­sive se trans­met de bas en haut. Et, comme l’É­tat-Patron — son per­son­nel poli­tique lui-même s’est iden­ti­fié à des fonc­tion­naires — a ima­gi­né, en s’ins­pi­rant des États tota­li­taires, un sys­tème de sala­riat dit à « éven­tail », qui lie par le moyen de coef­fi­cients la base au som­met, toute « reva­lo­ri­sa­tion » à la base entraîne auto­ma­ti­que­ment une reva­lo­ri­sa­tion sur tous les gra­dins. Il est dif­fi­cile aux gra­dés de se mettre en tra­vers. Ils auraient plu­tôt ten­dance à fomen­ter la pous­sée de la pié­taille ouvrière. L’É­tat, pour ne pas perdre la face, cède bon gré mal gré. Il est le pri­son­nier de ses fonc­tion­naires et ser­vi­teurs qui ont la force de l’é­tran­gler. Le contri­buable, le consom­ma­teur, l’homme quel­conque font régu­liè­re­ment les frais de ce jeu singulier.

Pro­dui­sant peu, pro­dui­sant mal, déve­lop­pant un para­si­tisme phé­no­mé­nal, les natio­na­li­sa­tions ruinent et épuisent un pays. Accom­plies dans les condi­tions où elles l’ont été en France, elles n’ont eu d’autre objec­tif que de satis­faire aux visées déma­go­giques des par­tis, dont l’un, le plus puis­sant, pas­sé depuis dans l’op­po­si­tion, a été le pré­mo­ni­teur de la poli­tique gou­ver­ne­men­tale dite de la « Libé­ra­tion ». Ce par­ti peut se flat­ter d’a­voir four­bi contre le régime plou­to­dé­mo­cra­tique une arme qui pour­rait deve­nir mor­telle. La logique des choses veut qu’au terme d’une évo­lu­tion, qui peut être pré­ci­pi­tée catas­tro­phi­que­ment, l’É­tat devienne tota­li­taire. Alors l’É­tat sera en pleine pos­ses­sion de ses moyens, s’af­fir­me­ra maître abso­lu, impo­se­ra sa volon­té et exi­ge­ra de ses sujets et ser­vi­teurs qu’ils lui obéissent sans mur­mure et le servent sans arrière-pen­sée, sinon avec zèle. Il en est bien ain­si dans la patrie du prolétariat…

Socialisme et communisme

Tant qu’il ne se pro­duit pas dans l’é­vo­lu­tion sociale de solu­tion de conti­nui­té, les idéo­lo­gies res­sor­tis­sant aux faits maté­riels, se déve­loppent selon une ligne géné­rale sinueuse, mais ascen­dante, qui fait que les fils, sans être déta­chés de la tra­di­tion, sont plus avan­cés que les pères. Ain­si en était-il du mou­ve­ment socia­liste ouvrier en France, jus­qu’à 1870, jus­qu’à la Commune.

Quand l’ère des trusts s’ou­vrit, vers 1875, la pre­mière Inter­na­tio­nale se dis­lo­qua. Cepen­dant son esprit ne mou­rut pas. On en trouve des traces jus­qu’aux pre­mières années du XXe siècle, pos­té­rieu­re­ment à l’af­faire Drey­fus, quand s’ouvre l’ère catas­tro­phique. La pre­mière C.G:T. était encore toute impré­gnée de prou­dho­nisme. Il faut cepen­dant obser­ver que la tra­di­tion ne s’é­tait réel­le­ment conser­vée que chez les tra­vailleurs de la petite et moyenne entre­prise. La grosse indus­trie, les trusts, déve­lop­paient une men­ta­li­té qui se prê­tait mer­veilleu­se­ment à une exploi­ta­tion élec­to­rale. En marge du cou­rant socia­liste popu­laire et huma­niste, en marge même du syn­di­ca­lisme, un cou­rant domi­nant à ten­dances net­te­ment poli­tiques s’af­firme sous l’é­gide de Karl Marx. (On dit qu’au terme de sa vie, Karl Marx, voyant l’a­bus que fai­saient de sa doc­trine des épi­gones venus de l’op­por­tu­nisme, se décla­rait non-mar­xiste.) C’est natu­rel­le­ment en Alle­magne que le cou­rant se pro­pa­gea avec le plus de célé­ri­té. Le pres­tige du vain­queur ne pou­vait man­quer de jouer en sa faveur auprès des intel­lec­tuels bour­geois dési­reux de s’ins­tal­ler dans des postes confortables.

Néan­moins, si le socia­lisme élec­to­ral et le syn­di­ca­lisme idoine, s’a­li­men­tant dans l’am­biance des trusts, rétré­cis­saient consi­dé­ra­ble­ment les hori­zons moraux et humains du socia­lisme tra­di­tion­nel, ils sup­por­taient, mal­gré tout, l’é­change et la confron­ta­tion des idées, des thèses, des doc­trines. Ce qu’on désigne aujourd’­hui sous le nom assez impropre de com­mu­nisme ferme tout hori­zon, répu­die tout idéa­lisme, inter­dit toute dis­cus­sion. On peut y voir une mys­tique. Mais il s’a­git sur­tout d’une tac­tique appro­priée à la conquête du pou­voir qui se mue ensuite en une tech­nique gou­ver­ne­men­tale pour État tota­li­taire. La genèse du com­mu­nisme et son épa­nouis­se­ment sont des phé­no­mènes consé­cu­tifs au catas­tro­phisme qui a avi­li la condi­tion humaine et sus­ci­té un type amorphe ne réagis­sant qu’à l’é­tat gré­gaire, à l’é­tat de masse, au com­man­de­ment. Cette évo­lu­tion régres­sive relève du fata­lisme et tant que l’ordre de faits, qui a les trusts au point de départ et à l’ar­ri­vée l’É­tat tota­li­taire, ne sera pas radi­ca­le­ment. inver­sé, le com­mu­nisme aura du vent dans les voiles. Aucune force de nature poli­tique ne pour­ra oppo­ser une digue effi­cace à son che­mi­ne­ment. D’au­tant qu’il entr’ouvre des pers­pec­tives agréables à des conduc­teurs de masses, à des tech­ni­ciens de l’or­ga­ni­sa­tion, et de puis­sants cer­veaux pla­ni­fi­ca­teurs. Quant les synarques du Comi­té des Forges, de même les princes d’É­glise, seront las des dieux incer­tains et incons­tants du libé­ra­lisme, ils pour­ront fort bien, et sans que les masses y com­prennent goutte, se don­ner un diable, un diable qui, pour eux sera bon enfant. Nous les avons vus hier flir­ter et col­la­bo­rer inti­me­ment avec des régimes qui condam­naient sans ména­ge­ment les plou­to­dé­mo­cra­ties. Ce n’est un secret que pour ceux-là seuls qui se refusent à voir clair que des intel­li­gences se nouent, que des contacts s’é­ta­blissent et que des col­lu­sions se pro­duisent en pro­fon­deur entre les grands capi­taines d’in­dus­trie, dont les concep­tions dyna­miques se trouvent mises en échec par les forces d’i­ner­tie que leur oppose le sys­tème d’é­co­no­mie mixte, et les chefs d’un État qui leur paraît en mesure de pla­ni­fier l’Eu­rope. Il y a les idéo­lo­gies de sur­face, mais c’est sou­ter­rai­ne­ment que che­minent les vraies forces construc­tives et réalisatrices.

Rhil­lon

La Presse Anarchiste