Combien sommes-nous qui pouvons dégager des événements qui dominent l’univers et emplissent chaque pays la leçon qu’ils comportent ?
Combien sommes-nous ayant le courage de rompre avec certaines illusions auxquelles nous fûmes longtemps attachés et à regarder en face un présent que nous ne pouvions prévoir au temps de notre jeunesse ?
Combien sommes-nous qui, ayant vu clair, n’hésitent point à proclamer les vérités entrevues ?
Peu, très peu !
En conversations privées, nous avons toutes les audaces et reconnaissons volontiers ce qui est.
En conversations privées seulement.
On dirait que nous avons peur. Peur plus de nous-mêmes que des autres.
Ici, à Défense de l’Homme, nous romprons cet écrasant silence, qui nous déshonorerait à la longue, et livrerons publiquement nos pensées, toutes nos pensées et sur toutes choses — dussent-elles déplaire à certains de nos camarades qui ne commencent qu’à marcher, et en portant des œillères au surplus.
Je me souviens de mes premiers pas dans l’anarchisme, de cette foi que je plaçais en cette masse profonde du peuple, qui portait en elle, m’avaient enseigné mes maîtres, tout le devenir du monde.
Pauvre peuple ! Comme on a pu l’abuser en. trente-cinq ans.
1914 m’avait déjà profondément déçu.
1939 augmenta encore mon pessimisme.
Et, aujourd’hui, il faut que je me dompte pour ne pas désavouer mes frères les ouvriers, mes frères les travailleurs, la multitude des malheureux qui aggravent eux-mêmes leur malheur par leur dévotion à une « idéologie », par leur solidarité à un Parti qui pue le mensonge et sent le crime.
Je crois que je suis prêt à prendre maintenant le contre-pied de tous les mots d’ordre lancés par les staliniens.
Car, lorsqu’ils parlent de Paix, je traduis Guerre. Lorsqu’ils aventurent le mot Liberté, j’entends Dictature. Lorsqu’ils énumèrent des revendications ouvrières, je devine qu’ils ont besoin d’une effervescence politique pour de louches tractations.
Mais je voudrais me tenir aux côtés, toujours, de ceux qui lutteront pour un morceau de pain plus gros, pour un bifteck moins mince, en attendant de trouver la solution idéale, celle de leur bonheur individuel pris dans le bonheur collectif.
Et je me tourne vers les syndicalistes, les vrais, leur demandant de donner au prolétariat français l’organisation syndicale que nous attendons depuis 1914, et dont nous avons un urgent besoin depuis 1944.
S’ils nous écoutaient, s’ils satisfaisaient aux aspirations confuses d’en bas et aux vifs désirs des disciples de Pelloutier si nombreux malgré tout, la grève des mineurs n’aurait pas été vaine. Une C.G.T. puissante, vaillante, naîtrait bientôt. Une C.G.T. sans béquilles, sans harnais. Une C.G.T. apolitique et indépendante.
Nous n’ignorons pas que des syndicalistes y travaillent activement en ce moment ; que des réunions ont lieu et que des congrès sont envisagés pour aboutir à ce résultat.
Puissent-ils réussir, réussir très vite et l’aube de l’année nouvelle voir surgir une organisation syndicale de combat capable d’affronter les dangers qui s’amoncellent.
Louis Lecoin