La Presse Anarchiste

Remembrances du bon vieux temps

La préven­tion du peu­ple en faveur des grands est si aveu­gle, et l’en­tête­ment pour leurs gestes, leur vis­age, leur ton de voix et leurs manières si général, que s’ils s’av­i­saient d’être bons, cela irait à l’idolâtrie…

Je me remé­morais cette affligeante remar­que de La Bruyère en lisant dans la « grande presse » la descrip­tion des scènes d’at­ten­drisse­ment qui suivirent l’heureux accouche­ment de la Très Haute Princesse Eliz­a­beth d’Angleterre.

À en croire les jour­naux qui ont rap­porté com­plaisam­ment les plus intimes détails de cet événe­ment sen­sa­tion­nel, le bon peu­ple de la vieille Cité de Lon­dres accueil­lit la nou­velle avec autant d’en­t­hou­si­asme que s’il se fût agi de la nais­sance d’un nou­veau Messie. Dans la rue, ce fut une frénésie de con­grat­u­la­tions et d’embrassades. Des com­mères en cheveux se tapaient joyeuse­ment sur les cuiss­es et des hour­ras sans fin ponc­tu­aient l’en­vol des coif­fures lancées très haut en signe d’allégresse…

Bien enten­du, les pro­fes­sion­nels de l’«encensoir » ont vu dans ces man­i­fes­ta­tions cocass­es le signe d’une « renais­sance spir­ituelle » qui jus­ti­fie l’ac­cord de leur ser­vil­ité. Comme l’in­secte ster­co­raire dans l’étron, ils sont par­faite­ment à l’aise lorsqu’ils peu­vent plonger le nez dans le pot de cham­bre des puis­sants. On ne saurait donc s’é­ton­ner de leurs gri­maces. Mais que penser du pau­vre peu­ple qui paie de son labeur le velours, le satin et les broderies d’or qui décorent les somptueux palais de Saint-James et de Buck­ing­ham ? Comme le baudet de la fable qui était si fier de porter un beau cav­a­lier, il admire naïve­ment l’op­u­lence de ses maîtres et s’ex­tasie devant ce luxe et cette lumineuse féerie qui lui sem­blent, à lui qui vit bien sou­vent dans un taud­is, la réal­i­sa­tion d’un des tableaux mag­iques des Mille et une Nuits. Sans doute le peu­ple est-il resté un grand enfant qui se com­plaît aux charmes endormeurs de ces légen­des d’Asie qui ont fait rêver tous les enfants du monde. Comme il croit aux dieux qui sont partout et qui ne se man­i­fes­tent nulle part ou aux vierges mères, qui conçoivent sans inter­ven­tion physique, il croirait volon­tiers à ces princess­es de légende qui glis­sent vaporeuses sur le tra­di­tion­nel tapis enchan­té et dont les par­tu­ri­tions échap­pent aux lois ani­males de la repro­duc­tion. Il recon­naît tout au moins une « essence supérieure » à ces grands per­son­nages qu’il n’en­trevoit qu’en des scènes étudiées, à tra­vers le men­songe de l’ap­pa­rat. Il croit à la « pureté méta­physique » de ces puis­sants qui n’échap­pent pour­tant point à la vérole, aux col­iques vertes, au gâtisme ou aux hémor­roïdes, tout comme le dernier des vachers…

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Pour nous expli­quer les caus­es de la grande pop­u­lar­ité de la princesse Eliz­a­beth, on nous a con­té de bien jolies choses sur sa bon­té et son aimable car­ac­tère. Compte tenu de l’arrange­ment pub­lic­i­taire, il faut avouer que la princesse a bien du mérite d’avoir con­quis cette pop­u­lar­ité grâce à des dons paci­fiques, alors que l’his­toire récente nous démon­tre qu’il est bien plus facile d’obtenir le même résul­tat par la bas­ton­nade en série, les camps de con­cen­tra­tion ou la balle dans la nuque… Il est de fait que les plus exécrables tyrans ont tou­jours béné­fi­cié d’une cer­taine pop­u­lar­ité, le plus sou­vent organ­isée par des plumes vénales habiles à célébr­er leur « bon­té » et leurs qual­ités d’e­sprit. Le fameux poète per­san Saa­di, l’au­teur du Jardin des ros­es, avait rai­son de dire : « Si la peste dis­tribuait des pen­sions et des places, la peste trou­verait aus­si des flat­teurs et des serviteurs. »

La vénal­ité com­mence, l’ig­no­rance et la stu­pid­ité emboî­tent le pas. Et c’est bien l’ig­no­rance qui sus­ci­ta la prose ember­li­fi­cotée de cer­tains « gen­delet­tres » empressés à faire des fior­i­t­ures dans un pané­gyrique qui louangeait pêle-mêle la princesse, le reje­ton déjà génial, la monar­chie bri­tan­nique au car­ac­tère tra­di­tion­nelle­ment libéral et la grande Eliz­a­beth, celle du XVIe siè­cle, la fille de Hen­ri VIII et d’Anne Boleyn, cette amie de la France qui fut la pro­tec­trice des Arts, des Let­tres et… de la colonisation.

La « grande Eliz­a­beth », nous dit-on, fut une reine extrême­ment pop­u­laire. On l’ap­pelait la bonne reine « Bess» ; dans la rue, la foule l’ac­cla­mait bruyam­ment et les cha­peaux voltigeaient dru autour de son car­rosse… Les mod­ernes thu­riféraires du règne de la bonne reine Bess rap­por­tent que son prin­ci­pal titre de gloire fut l’in­tro­duc­tion à la cour de ce lan­gage pré­cieux qui fut con­nu sous le nom d’e­u­phuisme et qui, pré­ten­dent-ils assez auda­cieuse­ment, annonçait déjà la sen­si­bil­ité de l’époque roman­tique. Et, ces messieurs con­clu­ent mélan­col­ique­ment : « C’é­tait le bon vieux temps ! »

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C’est en ce bon vieux temps de la reine Eliz­a­beth que les insur­rec­tions irlandais­es furent étouf­fées avec la plus grande vigueur.

L’il­lus­tre his­to­rien Lecky, dans son His­toire d’An­gleterre, déclare : « La sup­pres­sion de la race irlandaise, au cours des guer­res con­tre Shane O’Neill, Desmond et Tyrone, fut opérée avec une cru­auté qui dépasse celle du duc d’Albe dans les Flan­dres et serait digne des sanglantes annales des Turcs!…»

D’autres annal­istes, comme Leland, ont rap­porté, avec des détails hor­ri­bles, com­ment les ban­des de Pel­ham et d’Or­mond, fidèles lieu­tenants de la reine, tuent les femmes, les petites filles, les malades, les vieil­lards ; com­ment, dans le pays de Desmond, après que toute résis­tance a cessé, les sol­dats for­cent les habi­tants à s’assem­bler dans de vieilles granges où l’on crée l’in­cendie, pour abat­tre ensuite à coups de feu ceux qui cherchent à s’en­fuir ; com­ment on a vu des sol­dats enlever des enfants à la pointe de leur épée et les faire pirou­et­ter en l’air dans leur ago­nie ; com­ment on a trou­vé des femmes pen­dues aux arbres, avec des enfants sur leur sein, étran­glés avec les cheveux de leur mère…

« L’épée ne suff­isant pas, dit Lecky, on a recours à d’autres moyens plus effi­caces. Chaque année, dons la plus grande par­tie de l’Ir­lande, on sup­prime tout moyen de sub­sis­tance, on rase les récoltes et méthodique­ment on fait mourir de faim toute la pop­u­la­tion…»

Un haut fonc­tion­naire anglais, sir Georges Carew, cal­cu­lait qu’ain­si, en 1582, dans la province de Mun­ster, plus de trente mille indi­vidus étaient morts de faim, sans par­ler de ceux qu’on avait tués ou pendus.

« La famine, dit Leland, est con­sid­érée comme le moyen le plus sûr et le plus prompt de réduire les rebelles…»

C’é­tait aus­si l’avis du poète préféré de la reine Eliz­a­beth, le doux idéal­iste Edmond Spenser, auteur de Fairie Queen, qui déclare suave­ment que les Irlandais, affamés, auront vite fait de se dévor­er les uns les autres. (A view of Ire­land, p. 654.)

Voici l’é­tat du peu­ple irlandais à cette époque, d’après Edmond Spenser, qui était lui-même béné­fi­ci­aire d’un joli lot provenant des ter­res con­fisquées : « Du coin des bois, des glens, ils sor­tent, ram­pant sur leurs mains, car leurs jambes ne peu­vent plus les porter. Ce sont des squelettes ! Ils par­lent tels des spec­tres gémis­sants hors du tombeau. Ils man­gent des car­cass­es pour­ries, heureux quand ils en trou­vent ; ils vont déter­rer les cadavres pour les manger. S’ils ren­con­trent un car­ré de trèfle ou de cres­son, ils en font leurs délices, mais c’est chose de plus en plus rare. Bien­tôt il n’y aura plus d’êtres vivants dans ce pays naguère si riche et si pop­uleux…» (Holin­shed, VI, p. 459.)

« Cette année-là (en 1582), dis­ent les Annales des qua­tre maîtres, on n’au­rait enten­du de Din­gle au rocher de Cashel ni le mugisse­ment d’une vache ni le cri d’un charretier…»

C’est encore dans Lecky que nous lisons « Dans les fos­sés des villes, ou même dans la cam­pagne, rien n’est plus fréquent que de trou­ver des cadavres en mon­ceaux, la bouche verte d’avoir mangé de l’herbe ou des orties. Un jour Chich­ester, accom­pa­g­né de quelques officiers, trou­va trois petits enfants occupés à se repaître de la chair de leur mère morte. La famine autour de Newry finit par créer des crimes épou­vanta­bles : de vieilles femmes allumaient des feux pour attir­er les enfants qu’elles tuaient et mangeaient…»

Comme il y avait une « fausse résis­tance » et une « vraie résis­tance », il y eut aus­si, naturelle­ment, des col­lab­o­ra­teurs, comme le fameux Mac Mur­rough, des « traîtres », des agents « dou­bles » ou « triples»… tout comme à notre époque. C’est peut-être de ce temps-là que date cet amer proverbe qui cir­cule encore en Erin : « Met­tez un Irlandais à la broche, vous en trou­verez tou­jours un autre pour la tourner!…»

C’est ain­si que, broyée comme dans un morti­er, suiv­ant l’ex­pres­sion de sir John Davies, l’Ir­lande fut paci­fiée au bon vieux temps de la bonne reine Bess et de cette sen­si­bil­ité roman­tique tant regret­tée de cer­tains esthètes qui ali­mentent leur petit cerveau dans les beu­ver­ies des brasseries à la mode.

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Dis­ons, pour être justes, que les suc­cesseurs de la bonne reine ne voulurent point rompre avec d’aus­si sages tra­di­tions. Cromwell, « pro­tecteur » de la République d’An­gleterre, mas­sacra, au nom de Jésus, une bonne par­tie de la pop­u­la­tion irlandaise, ven­dit comme esclaves, à la Jamaïque et aux Bar­bades, des mil­liers de femmes et d’en­fants et par­qua le reste dans la zone déser­tique du Con­naught. To Hell or Con­naught ! En enfer ou en Con­naught. Trois siè­cles plus tard, Hitler n’au­ra qu’à pren­dre exem­ple sur Olivi­er Cromwell. Hitler réalis­era d’ailleurs cette prophétie du fameux Burke, qui pré­tendait que le « Code pénal » de l’Ir­lande, édic­té sous la reine Anne, pour­rait fournir des instru­ments de tor­ture à tous les per­sé­cu­teurs de l’avenir, tout y étant prévu, cal­culé froide­ment, ingénieuse­ment, la vio­lence y don­nant la main à l’hypocrisie, la per­fi­die à la cor­rup­tion, l’a­pos­tasie et la déla­tion y étant couron­nées… (Works, III.)

En 1727, Swift pou­vait écrire que les paysans d’Ir­lande vivaient beau­coup plus mal que les men­di­ants d’An­gleterre, et deux ans plus tard il pro­dui­sait son célèbre pam­phlet : Mod­este propo­si­tion pour empêch­er les pau­vres d’être à la charge de leurs par­ents ou de leur pays.

En 1740, la famine fai­sait périr 400.000 per­son­nes. Et ce n’é­tait pas la dernière, puisqu’en 1848 un phil­an­thrope nom­mé Tuke peut déclar­er : « Les routes, en bien des endroits, sont des charniers, les cochers ne sor­tent guère sans ren­con­tr­er des cadavres et, la nuit, sans pass­er dessus…» Et John Mitchell assure à la même époque que l’ex­acte com­pen­sa­tion d’un dîn­er de famille dans une mai­son anglaise, c’est en Irlande une enquête de coro­ner avec ce ver­dict : « Mort de faim. » Le blé, l’orge, l’avoine, le bétail quit­tent l’île verte pour les ports anglais, ne lais­sant aux Irlandais d’autre choix que la mort lente ou la fuite sur des bateaux-cer­cueils vers cette Amérique qui porte leurs derniers espoirs, comme la Jérusalem por­tait ceux des peu­ples sémites.

Voici donc un siè­cle que John Mitchell s’écri­ait douloureuse­ment : « Mieux vaut périr sous les baïon­nettes de l’An­gleterre que sous ses lois. » Depuis, les chaînes sont tombées, mais, dit un auteur con­tem­po­rain, si les chaînes sont tombées, les dos restent voûtés à force d’avoir été courbés!…

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Ces sim­ples extraits des annales de la cru­auté uni­verselle pour démon­tr­er aux hommes d’au­jour­d’hui qu’il est vain de se fier aux allé­ga­tions super­fi­cielles des explo­rateurs de par­adis per­dus. Si notre époque les épou­vante avec son chaos et ses men­aces effarantes, ce n’est pas en remuant la boue des siè­cles qu’ils pour­ront retrou­ver les traces d’un « human­isme » qui n’a jamais eu sa place dans les plans des ambitieux qui ont tou­jours gou­verné le monde. N’ayons donc pas le regret des bons vieux temps qui n’ont jamais existé. Il n’y a pas de choix à faire entre les sys­tèmes d’op­pres­sion d’hi­er et ceux d’au­jour­d’hui. Il faut se sou­venir que, selon la forte parole de Louise Michel, le pou­voir est mau­dit et qu’il ne peut apporter autre chose que fail­lite et désespérance.

S. Vergine


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