La Presse Anarchiste

Tolérance ou compréhension ?

La période de Noël est pro­pice à cer­tains retours sur soi-même et conduit à une indul­gence accrue envers autrui.

J’ai­me­rais pro­fi­ter de cette dis­po­si­tion favo­rable de l’es­prit pour exa­mi­ner deux mots-clés du com­por­te­ment humain : la tolé­rance et la compréhension.

Le titre de cette étude marque bien ma volon­té d’op­po­ser ces deux mots, car si on les consi­dère sou­vent comme syno­nymes, nous allons voir qu’ils sont loin de l’être. Et ce n’est pas un simple dilet­tan­tisme phi­lo­lo­gique qui nous sol­li­cite, mais le désir impé­rieux de contri­buer à déga­ger une atti­tude à la lumière de l’étymologie.

C’est ici que le latin, trop décrié sous pré­texte de moder­nisme et sous la pres­sion des tech­niques, va nous per­mettre non seule­ment de décou­vrir un hori­zon élar­gi, mais encore de rec­ti­fier nos concep­tions journalières.

Tolé­rer, qui, depuis les cam­pagnes des phi­lo­sophes du XVIIIe siècle et le triomphe de la Répu­blique laïque, semble incar­ner les ver­tus de la paix indi­vi­duelle et sociale, est un mot traître, dont l’a­dop­tion explique peut-être l’hy­po­cri­sie ambiante ain­si que l’am­bi­guï­té de nos rap­ports avec autrui.

Il vient, ce mot si haut éle­vé, du verbe latin tole­rare, qui signi­fie sup­por­ter, et se rat­tache à la racine tol­lere, dont l’im­pé­ra­tif tolle fut employé par les Juifs devant Pilate : « Enle­vez-le, tuez-le ! », lors du pro­cès célèbre de Jésus de Nazareth.

La science du lan­gage est aus­si celle de la vie psy­cho­bio­lo­gique, puisque l’homme tente de tra­duire par des mots ce qu’il ressent.

Or, on sup­porte avec plus ou moins de patience et seule­ment jus­qu’à une cer­taine limite : celle de ses propres forces.

Le degré sub­sé­quent est la détente. L’être, com­pri­mé par un effort déployé en vue de sup­por­ter ce qui lui est contraire, explose, pour ain­si dire.

La tolé­rance a pour conclu­sion la colère, expres­sion du trouble per­çu et deve­nu insup­por­table. On voit ain­si que la tolé­rance n’est autre chose qu’une inhi­bi­tion instable, acquise pour amor­tir socia­le­ment la spon­ta­néi­té de la riposte.

Il n’est que de faire appel à notre propre expé­rience. Lorsque, par poli­tesse, nous sup­por­tons ce qui est des­truc­teur de notre équi­libre, il arrive un moment cri­tique où la satu­ra­tion est atteinte. On dit que la tolé­rance du sujet est dépassée.

Ces quelques réflexions suf­fi­raient à juger de la valeur du mot. Il y a pour­tant plus à dire.

Dans sa défi­ni­tion habi­tuelle, la tolé­rance marque une idée de condes­cen­dance à l’é­gard de la chose ou de l’être qui en est l’objet.

Par condes­cen­dance, nous admet­tons impli­ci­te­ment que l’in­di­vi­du tolé­rant est plus éle­vé en digni­té que celui qu’il tolère. Cette marque de supé­rio­ri­té carac­té­ri­sée, si elle est mora­le­ment de l’or­gueil, est une néces­si­té bio­lo­gique : celle d’é­le­ver le poten­tiel de résis­tance à autrui afin de le vaincre par la patience, ou de le convaincre.

La tolé­rance est néan­moins une ver­tu sociale puis­qu’elle a rem­pla­cé la bru­ta­li­té pri­mi­tive. Nous avons de plus en plus res­treint l’emploi du mot au domaine de l’es­prit et sur­tout du com­por­te­ment à l’é­gard de la religion.

Remar­quons à ce sujet que l’in­to­lé­rance de la reli­gion occi­den­tale, notam­ment, vient de son aspect essen­tiel­le­ment « mis­sion­naire ». Le chré­tien ne peut, en rai­son de ses prin­cipes, tolé­rer de voir des « âmes se perdre» ; il doit donc mora­le­ment en opé­rer la conver­sion par la convic­tion et éven­tuel­le­ment par tous pro­cé­dés propres à assu­rer le suc­cès de son action. C’est l’ex­pli­ca­tion des abus que l’His­toire nous rapporte.

Mais, d’autre part, tout prin­cipe éri­gé en dogme, laïc ou reli­gieux, tend à dimi­nuer la tolé­rance de ceux qui l’a­doptent, d’où les excès qui accom­pagnent les révo­lu­tions et qui empoi­son­nèrent la vie publique en France au cours des pre­mières années de ce siècle, quand l’in­to­lé­rance laïque s’exer­ça à son tour à sup­plan­ter l’in­to­lé­rance religieuse.

C’est donc tou­jours, en défi­ni­tive, par « tuez-le ! » que l’in­di­vi­du tolé­rant en finit avec son adver­saire. Et cette loi est natu­relle, car l’homme ne peut faire autre­ment que de gêner ou d’être gêné. L’exis­ten­tia­lisme approche vrai­sem­bla­ble­ment de l’exac­ti­tude lors­qu’il énonce que l’es­sence des rap­ports entre les consciences c’est le conflit. « Je suis de trop par rap­port à l’autre, comme l’autre est de trop par rap­port à moi. » La tolé­rance ne paraît plus dès lors être qu’un modus viven­di grâce auquel moi et lui par­ve­nons à durer en nous endu­rant. La solu­tion est précaire !

L’homme en est-il réduit, en der­nière ana­lyse, à se reti­rer en lui, pour n’a­voir qu’a se tolé­rer lui-même, ce en quoi il excelle généralement ?

L’i­so­le­ment même où l’homme se trouve néces­sai­re­ment confi­né le conduit à adop­ter une posi­tion nou­velle à l’é­gard de ses sem­blables et puis­qu’il ne sau­rait bio­lo­gi­que­ment faire plus que de les tolé­rer, ce qui est mani­fes­te­ment insuf­fi­sant, il faut qu’il les comprenne.

La com­pré­hen­sion, en effet, marque éty­mo­lo­gi­que­ment l’ac­tion de sai­sir, et au figu­ré celle de sai­sir avec l’es­prit. De là le carac­tère ration­nel qui lui est jus­te­ment impar­ti et dont le résul­tat est l’in­tel­li­gence par­faite de la chose comprise.

Ici donc, il ne s’a­git plus de sup­por­ter autrui en demeu­rant soi-même entier, mais au contraire d’en appe­ler aux apti­tudes plas­tiques de l’in­tel­lect et du cœur, afin de rece­voir, comme dans un moule, l’i­dée d’autrui.

Pour sai­sir quoi que ce soit, il faut d’a­bord attra­per, puis étreindre, donc avoir les mains libres. Intel­lec­tuel­le­ment, l’es­prit doit aus­si être libre, autre­ment dit débar­ras­sé de toute idée pré­con­çue. Au lieu de toi­ser notre anta­go­niste, nous l’ac­cueillons ; au lieu de lui oppo­ser notre concep­tion, nous adop­tons l’al­ti­tude objec­tive consis­tant à accep­ter son point de vue pré­ci­sé­ment comme étant le sien. Ceci semble d’au­tant plus aisé que nous avons recon­nu l’i­so­le­ment de l’homme en lui-même et qu’il ne peut pen­ser le monde qu’en fonc­tion de lui-même. Sa véri­té ne peut être autre qu’in­di­vi­duelle, coïn­ci­dant rare­ment avec la nôtre.

Pra­ti­que­ment, pour arri­ver à la com­pré­hen­sion, il convient de s’abs­traire de son propre point de vue et d’ac­cep­ter la véri­té d’au­trui comme étant vraie pour lui, même si elle est fausse pour nous. C’est le seul moyen, pour l’homme, de vivre paci­fi­que­ment avec l’homme, et peut-être de finir par l’aimer.

Sans doute faut-il à chaque ins­tant avoir le cou­rage d’ac­cep­ter de remettre le monde en ques­tion, de révi­ser toutes les rai­sons qu’on a d’être dif­fé­rent d’au­trui, sinon il sera tou­jours impos­sible de com­prendre pour­quoi autrui est dif­fé­rent de nous !

Ce sens de la rela­ti­vi­té de toute véri­té, qui abou­tit à res­ti­tuer à cha­cun son monde à lui tout en conser­vant le nôtre, est peut-être le plus dif­fi­cile à acqué­rir. Et pour­tant, l’ex­pé­rience est digne d’être tentée.

Quelle aven­ture magni­fique pour l’homme, pri­son­nier de ses limi­ta­tions et de ses contin­gences, que de s’é­chap­per constam­ment de sa pri­son pour embras­ser l’U­ni­vers en com­pre­nant l’homme.

Édouard Eliet

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