Si l’on évite de faire du Progrès une entité métaphysique, si l’on ne se contente pas de l’image, courante au XIXe siècle, du Progrès unilinéaire, inéluctable et continu, on est conduit à considérer dans le Progrès un mouvement en rapport avec la loi des grands nombres, et dont les formes, horizontale, verticale et voluménale, s’expliquent facilement dans le domaine du progrès technique.
Il est deux domaines essentiels où cependant les plus farouches défenseurs de celui-ci ont souvent hésité à affirmer leur foi. C’est d’un côté dans le domaine de l’art, de l’autre dans le domaine moral. Sur quoi reposent leurs hésitations ? Ils disent : « Pas de progrès dans l’Art : en effet, une œuvre unanimement reconnue comme belle il y a trente, vingt ou dix siècles, est toujours unanimement reconnue telle : les temples les plus anciens de l’Inde ou de l’Égypte, les œuvres des statuaires grecs, les cathédrales du moyen âge, par exemple. Une œuvre d’art moderne survivra au temps, mais ne sera pas plus belle en elle-même dans trente ans ou trente siècles qu’aujourd’hui. »
« Pas de progrès moral : en effet, un acte jugé moralement admirable il y a trente, vingt ou dix siècles, ne le sera pas moins aujourd’hui, semble-t-il. Le geste de Socrate buvant la ciguë aura éternellement des admirateurs, mais ne sera pas considéré pour autant comme un geste plus beau moralement aujourd’hui qu’au temps de Platon. Et si un geste de même nature se reproduisait aujourd’hui, et qu’il eût le même retentissement, il n’en serait pas moins à placer sur le même plan que celui de Socrate ; il n’aurait pas une valeur morale supérieure parce que venant longtemps après. »
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On aura noté comme ces objections sont parallèles. Elles partent de l’élément esthétique ou de l’élément éthique, sans considération de qui les juge : c’est en somme oublier l’essentiel. Car où est la valeur artistique de l’œuvre d’art enfouie ? Où est la valeur morale du beau geste ignoré ? Tant que les statuettes de Tanagra n’eurent pas revu le jour, qui donc en eût pu dire la beauté ? Sans doute pour les contemporains n’avaient-elles été que d’agréables figurines, qu’on n’aurait pas voulu mettre sur le même plan que les œuvres plus volumineuses de la statuaire grecque. Les contemporains une fois morts, n’étaient-elles pas tombées dans l’oubli, au même titre que les fresques de Pompéi ? Par ailleurs, tant que les actes de dévouement n’ont pas fait l’objet d’un rapport sur les prix de vertu, qui donc les pourrait citer en exemple ? À tout le moins faut-il qu’ils ne restent pas confidentiels et que, d’une manière ou d’une autre, ils soient publiés : la Renommée avait cent bouches, nos modernes quotidiens en ont cent mille, la radio peut-être cent millions… Nous touchons ici à la forme la plus simple du progrès dans l’art ou dans le domaine moral. Il y a progrès horizontal, comme dans le domaine technique, lorsqu’un nombre de plus en plus étendu de gens sont mis en présence du fait esthétique ou du fait moral, et réagissent sensiblement de la même manière. En se plaçant à ce premier point de vue — tout à fait terre-à-terre, incontestablement — nier le progrès artistique et moral revient à nier en même temps et par la même démarche de la pensée le progrès technique dont on affirme par ailleurs l’existence.
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Ce n’est pas tout.
Malgré le respect que l’on peut avoir pour la grande figure de Victor Hugo, et compte tenu de l’époque où il écrivait, on ne peut s’empêcher de penser rétrospectivement que le poids de certains mots n’était pas sans enlever parfois un peu de sûreté à son jugement. « La beauté de l’Art est de ne pas être susceptible de perfectionnement. L’Art, en tant qu’Art et pris en lui-même, ne va ni en avant ni en arrière. Les transformations de la poésie ne sont que les ondulations du beau, utiles au mouvement humain… L’Art ne dépend d’aucun perfectionnement de l’avenir, d’aucune transformation de langue, d’aucune mort et d’aucune naissance d’idiome»[[Cité par G. Bourdon dans la revue Musique et Instruments, no262, p. 541 (juin 1931). ]].
Laissons un instant de côté ce qui a trait à la poésie. Un mot de plus, une majuscule de moins, à ce texte un peu grandiloquent, et il devient précis, juste de ton et de pensée. « L’œuvre d’art, en tant qu’œuvre d’art et prise en elle-même, ne va ni en avant ni en arrière… ne dépend d’aucun perfectionnement de l’avenir»[[« La caractéristique d’un chef-d’œuvre est qu’il s’arrête à sa propre affirmation ; comme on dit communément, il est une impasse. » (Léon Brunschwicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, t. II, p.737.)]]. Mais on peut douter que Victor Hugo se fût contenté d’un pareil feutrage de son verbe sonore. Les « ondulations du beau » en quoi se résolvent pour lui les transformations de la poésie, que sont-elles au vrai ? Lui qui avait été un actif artisan de ces transformations aurait dû, semble-t-il, en avoir conscience. Elles ne sont pas autre chose que les traces laisées par tout effort de renouvellement des modes d’expression poétique. Du moment que cet effort, volontaire ou non, est constatable ; du moment qu’il aboutit, à plus ou moins longue échéance, à un accroissement du nombre des modes d’expression, on peut dire qu’il y a là cette forme verticale du progrès, dont l’existence est si facile à déceler dans le domaine technique. De plus, si chacun des modes nouveaux d’expression conquiert à la sensibilité esthétique (aussi réduite qu’en soit la portée subjective) un certain nombre de personnes, et qu’ainsi le nombre des gens touchés par les oeuvres poétiques s’accroisse de plus en plus, n’y a‑t-il pas là ce que nous avons défini comme la forme voluménale du progrès dans l’art ?
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Quel que soit le domaine esthétique particulier que l’on envisage, théâtre, danse, musique, peinture, sculpture, etc., il en est de même. La forme la plus simple du progrès, la forme horizontale, résulte de l’extension qu’un seul mode d’expression donné peut avoir du nombre croissant de personnes que « sensibilise » un mode d’expression nouveau. Victor Hugo lui-même, dont les œuvres se sont si largement répandues déjà de son vivant, en est un bon exemple : le nombre de gens touchés par ses œuvres a été de plus en plus grand, et ne sera sans doute jamais limité, pas plus que le nombre des lecteurs de Shakespeare ou de Gœthe.
La forme seconde ou verticale s’observe avec l’accroissement du nombre des modes d’expression. Mais ceux-ci ne se renouvellent que dans la mesure où les moyens d’expression de leur côté se perfectionnent jusqu’à épuisement de leurs possibilités, ce qui amène à en chercher de nouveau. Le progrès voluménal dans le domaine esthétique résulte ainsi tout à la fois du perfectionnement et du renouvellement des modes et des moyens d’expression, de la multiplicité des outils et de celle des doctrines.
Qui dit outil ou instrument dit technique. C’est ici qu’on voit le lien majeur qui unit, envers et contre toute affirmation opposée, le progrès technique et le progrès dans l’art.
Nier celui-ci, c’est nier celui-là c’est dire que le développement technique des moyens d’expression, en musique par exemple, n’est pas de nature à augmenter non seulement la qualité des instruments existants, mais le nombre des instruments nouveaux, mais encore le nombre de ceux que sensibilise l’exécution d’une oeuvre musicale.
C’est dire que, du seul point de vue individuel et subjectif, auquel affectent de se placer systématiquement les adversaires du progrès dans l’art, un même être humain ne se sera pas enrichi du fait qu’il aura acquis successivement les techniques du piano et du violon, alors qu’en fait il sera devenu capable d’interpréter ou de comprendre un nombre plus important d’auteurs et d’oeuvres pouvant éveiller en lui la jouissance esthétique.
C’est dire aussi que les moyens mécaniques de reproduction ne peuvent rendre aucun service. Pourtant, combien de personnes isolées ne sont-elles pas redevables de l’émotion esthétique à un phonographe ou à un poste de T.S.F.? C’est dire un peu que la littérature universelle n’a rien gagné à l’invention de Gutenberg, ni l’architecture à l’usage du ciment armé. Que, parmi les livres, il y ait le meilleur et le pire ; que, parmi les constructions modernes, il y en ait que le temps et le goût condamneront ; que, dans la production musicale actuelle il y ait beaucoup de bruit pour rien, c’est évident. Mais c’est toujours de la gangue qu’il faut dégager le minerai, et la valeur de celui-ci est inestimable pour qui sait s’en servir.
Laumière