La Presse Anarchiste

Réponse faite à Marie

Non ce n’est un con­te de Noël. Depuis près de vingt siè­cles qu’on célèbre la Nativ­ité, tout a été dit, en pour et en con­tre, sur ce touchant sujet. Peut-être un philosophe, dou­blé d’un his­to­rien, pour­rait-il, comme on le fit déjà au crédit de civil­i­sa­tions dis­parues, en tir­er des con­sid­éra­tions nou­velles et dés­abusées. On sait que lorsque les math­é­mati­ciens mod­ernes, après des cal­culs laborieux, eurent mesuré de façon pré­cise le ray­on de la terre et chiffré la dis­tance du pôle à l’équa­teur, il se trou­va de doctes égyp­to­logues pour s’avis­er que ces don­nées étaient déjà inclus­es dans l’ar­chi­tec­ture de la Grande Pyra­mide et en déduire que les Pharaons pou­vaient nous en remon­tr­er sur la question.

De même, nos astronomes con­tem­po­rains n’au­raient, paraît-il, rien appris aux Assyriens, à moins que ce ne soit aux Chaldéens, experts en. l’ob­ser­va­tion du ciel et qui, à l’aide de leurs téle­scopes rudi­men­taires, dénom­braient déjà les étoiles avec plus de cer­ti­tude que le Par­ti com­mu­niste ses fusillés.

De là à en con­clure que toutes nos décou­vertes récentes com­por­tent un précé­dent his­torique et que nos gyné­co­logues d’au­jour­d’hui ne fussent pas par­venus à épa­ter saint Joseph sur le chapitre de l’in­sémi­na­tion arti­fi­cielle, il n’y a qu’un pas que je me garderai de franchir, ayant pour des­sein de vous entretenir, non de Marie, la Vierge, mais de Marie, André, notre très actuel garde des Sceaux.

Donc, ce M. Marie, en entracte à l’ab­sorbant tra­vail que requiert son départe­ment, a don­né il y a peu de temps une con­férence dans un théâtre parisien.

Audi­toire choisi, comme on s’en doute. Mon­dan­ités, célébrités, vedettes. Robes signées, cha­peaux ésotériques, bijoux inspirés, le tout généreuse­ment arboré par un parterre de dames caque­tantes à souhait auprès de qui s’empressait une sélec­tion de bar­bons prud­hommesques et de dadais à baise-main.

Ce gratin de bou­tiquiers devenus talon rouge, ayant voiture en sta­tion et des biens à l’om­bre (à cause du fisc), présen­tant d’au­tant plus de sur­face qu’ils sont plus super­fi­ciels, venaient enten­dre de la bouche de M. le Min­istre de ras­sur­ants pro­pos sur la jus­tice répub­li­caine et ses principes moraux.

M. André Marie ne pou­vait en faire qu’un exposé flat­teur et pro­pre à rassérén­er les con­sciences, si tant est que ces messieurs-dames en eussent.

Il n’y a pas fail­li. Tan­tôt émou­vant, tan­tôt jovial, mais dans l’ensem­ble assez guilleret, il a longue­ment dis­serté sur l’ex­cel­lence de nos lois, l’in­tégrité de la per­son­ne humaine, la grandeur de la démoc­ra­tie et autres turlu­taines chères à tout rad­i­cal-social­iste en salivation.

Enfin, pour mieux présen­ter de nos insti­tu­tions une image séduisante, il les a com­parées à celles qui ont cours dans les États totalitaires.

Je ne voudrais pas con­tris­ter M. Marie, mais ce dernier procédé d’ar­gu­men­ta­tion me paraît bien faible et hasardeux. Quand j’é­tais d’âge sco­laire, j’en ai à maintes repris­es mesuré l’in­con­sis­tance lorsque je devais soumet­tre au visa pater­nel mon bril­lant classe­ment d’a­vant-dernier. Je m’ef­forçais alors, par des expli­ca­tions dont la bonne foi restait rigoureuse­ment exclue, de faire val­oir ma posi­tion non en fonc­tion des élèves qui me précé­daient, mais seule­ment par rap­port au can­cre prov­i­den­tiel que le hasard des com­po­si­tions, avait relégué der­rière moi.

Je n’ai pas sou­venir que mon élo­quence eût jamais sus­pendu dans l’air la paire de taloches qui y planait.

Que M. Marie se voit con­traint, dans un domaine autrement plus sérieux à recourir à un arti­fice de rhé­torique sim­i­laire atteste assez la pré­car­ité de sa démonstration.

L’au­di­toire applau­dit néan­moins, tout prêt à en avaler bien d’autres. Encour­agé par l’hom­mage ren­du à sa casu­is­tique, l’o­ra­teur va plus loin, de sub­til­ité en délit, jusqu’à la vio­la­tion de sépul­ture qu’il com­met allé­gre­ment en mobil­isant sans ciller les gloires habituelles, Rousseau, Mon­tesquieu, Voltaire, dont l’e­sprit, affirme-t-il per­dure dans la jus­tice de la République.

Mais d’abord, de quelle république par­le donc M. Marie ? Puisque les républiques, comme les rois, en sont à se numérot­er pour qu’on les dis­tingue, il eût été con­ven­able qu’il nous en pré­cisât le matricule.

Nous avons sou­venir d’une république qui, un beau jour de juin, s’é­gail­la sur les chemins de cam­pagne et s’y perdit, quelque part dans l’Ar­iège, à moins que ce ne soit dans le Tarn-et-Garonne. Cette république no3, de Dal­adier en Rey­naud et de déliques­cence en dégringo­lade, avait restreint les lib­ertés, sup­primé le régime poli­tique de ses pris­ons, assim­i­lant ain­si l’opin­ion au méfait et le jour­nal­iste à l’escarpe et, faute de les mieux réfuter, incar­céré ses opposants. Tout cela sans cess­er pour autant d’in­vo­quer la grande tra­di­tion de 89. Elle décam­pa sans crier gare un beau matin, omet­tant d’ou­vrir ses cel­lules, et se dés­in­té­gra dans une cav­al­cade sans dig­nité. Des morceaux en échurent un peu partout, en Angleterre, en Alger, à Vichy, à Moscou et jusqu’à Buenos-Aires. La mère-patrie fut sans hési­ta­tion exportée à la semelle de leurs souliers vélo­ces par de pré­ten­dus héri­tiers de Dan­ton. Cette république mou­rut donc, en pleine décom­po­si­tion, à soix­ante-cinq ans d’âge, ce qui est vieux pour une république, et lais­sa la place à un maréchal mar­moréen qui n’en avait guère que qua­tre-vingts, ce qui est jeune pour un guer­ri­er de profession.

Cepen­dant, toute cette vais­selle cassée s’é­tait regroupée en Angleterre où on s’employait à la rec­oller. On rechampit tant bien que mal, à tâtons dans les brouil­lards de Lon­dres, une nou­velle république qu’on référença qua­trième. Pour ce rafis­to­lage on avait rassem­blé la plu­part des débris de la troisième plus quelques faïenceries encore vierges, mais à bien dire pas très bril­lantes. Qu’im­porte ! Le ser­vice était au com­plet, il n’y man­quait ni le bon­net phry­gien, ni la Déc­la­ra­tion des droits, ni surtout l’assi­ette au beurre. En bref, après qua­tre ans d’or­dre nou­veau, de marécha­lat et d’É­tat français, une république somme toute accept­able. On en fit un bon paquet, on col­la l’é­ti­quette et un général d’Ac­tion française se chargea de nous con­voy­er le tout dans une péniche.

C’est donc cette république, dont M. Marie est un représen­tant, qui à son dire légifère et rend la jus­tice dans la ligne même des Ency­clopédistes, sans par­ti pris, sans pas­sion et sans esprit de vengeance.

Tout de suite, l’épu­ra­tion en témoigna et avec elle ses exé­cu­tions au petit bon­heur, ses règle­ments de comptes, toute sa cohorte de policiers prestes à chang­er de gibier et ses respecta­bles mag­is­trats dis­pen­sant la sen­tence, con­fort­able­ment assis sur leur pétainique serment.

On m’ob­jectera qu’après les années de luttes et d’hor­reurs, cette explo­sion était inévitable. Le peu­ple voulait du sang.

Aujour­d’hui, les esprits sont apaisés et la jus­tice répub­li­caine a recou­vré sa sérénité et ses canons.

Voire. Si bien dis­posé qu’on soit à son égard, et M. Marie n’y manque, on doit bien con­stater que ses bagnes sont surpe­u­plés, qu’elle n’a pas rétabli le régime poli­tique et que la matraque con­tin­ue d’y con­stituer l’ar­gu­ment définitif.

D’autre part, corol­laire à l’évo­lu­tion des temps, une sin­gulière moral­ité s’in­stau­re entre l’É­tat et ses admin­istrés. Que le peu­ple ne réclame plus de sang, soit, et la jus­tice y gagne. Mais le Tré­sor pub­lic a besoin d’ar­gent. Et la morale y perd.

Alors, on apprend des choses effarantes.

Qu’en ver­tu sans doute de l’ex­cel­lent principe répub­li­cain qui dit : « Tous les citoyens sont égaux devant la loi », M. Durand, mil­liar­daire fraudeur, s’as­sure l’im­punité en aban­don­nant la forte somme à l’É­tat. Que le ban­quier René Philippe et son com­mis Roger Kogan, trafi­quants de devis­es, rachè­tent leur lib­erté respec­tive­ment qua­tre et deux mil­lions. Que l’im­por­ta­teur Jean Lévy, dit Benedik, et le com­merçant Philippe de Nico­las, aigre­fins paten­tés, obti­en­nent leur exeat dans des con­di­tions ana­logues. Que l’ad­min­is­tra­teur de sociétés Léo Oli­var, ruf­fi­an plein d’à-pro­pos, lâche cinq mil­lions pour annuler son man­dat d’ar­rêt le jour même où celui-ci prend effet.

Et ce ne sont là que des exem­ples par­mi bien d’autres, con­nus ou non, de l’a­co­quine­ment de l’É­tat qui pactise moyen­nant finances avec les fli­bustiers assez rich­es pour le grat­i­fi­er d’un sub­stantiel pourboire.

Ain­si, l’e­sprit de la jus­tice répub­li­caine, selon M. Marie, c’est le « part à deux ». Dès lors, et à la con­di­tion de ne pas tomber à cer­tains degrés vul­gaires de la mal­hon­nêteté, le frico­tage, le vol, la fraude devi­en­nent de sim­ples opéra­tions com­mer­ciales par­faite­ment viables pour peu qu’on intéresse l’É­tat à ses affaires. Je trafique, j’e­scroque, je pille. Gain douze mil­lions. Huit pour la république, m’en reste qua­tre. Béné­fice 33%. C’est légal, l’É­tat est dans le coup. C’est réguli­er, au revoir mon­sieur le juge, mon bon sou­venir au min­istre des Finances et mes ami­tiés au garde des Sceaux.

Je ne sais pas si c’est très con­forme à la pureté répub­li­caine ni à l’e­sprit des philosophes du XVI­I­Ie. Mais si M. Marie l’affirme…

Il ne nous reste plus, pour nous ébat­tre dans un des rares domaines où la lib­erté a obtenu un per­mis de séjour, je veux dire la prosodie, qu’à para­phras­er le refrain célèbre que pour­ra fre­donner sous sa nou­velle forme cette république à la page :

Je me suis fait gangster,
C’est la faute à Voltaire.
Je me mêle aux escrocs,
C’est la faute à Rousseau.

[|* * *|]

Et puis, comme l’a très bien dit M. Marie, dans le Code il y a la let­tre et l’e­sprit. Le fameux esprit du lég­is­la­teur qui n’a jamais fait rire per­son­ne. Mais à côté de tout cela il y a la pra­tique. Et c’est finale­ment elle seule qui importe pour le justiciable.

La let­tre, c’est la sépa­ra­tion des pou­voirs. La pra­tique, c’est le télé­gramme aux pro­cureurs des pays miniers pour leur enjoin­dre la sévérité et dont Marie doit bien encore avoir un dou­ble dans sa serviette.

L’e­sprit, c’est le respect de l’in­di­vidu. La pra­tique, c’est le bon vouloir du juge d’in­struc­tion qui laisse le sujet des semaines en cel­lule avant de l’in­ter­roger. Le temps sans doute qu’il soit rede­venu présentable, car, comme cha­cun sait, après une con­ver­sa­tion au bureau de police, le quidam, coupable ou non, est tou­jours un peu défraîchi.

Oui, l’e­sprit, la let­tre, excel­lentes choses en théorie. Mais voyez l’application.

En pra­tique, la Jus­tice, en proie à son atax­ie légendaire, dirige ses pas incer­tains au hasard de l’op­por­tunisme, hésite selon la classe sociale du prévenu, titube au vent des crises min­istérielles, s’é­gare dans les brous­sailles de son Code et la voix du prési­dent bre­douil­lant les atten­dus dans un jar­gon intraduis­i­ble ne retrou­ve quelque assur­ance qu’à la dis­tri­b­u­tion des mois de prison.

Imag­ine-t-on l’in­culpé deman­dant de son box au tri­bunal en fonc­tion si cette pan­tomime ressor­tit bien à l’Esprit des lois ?

De quoi réveiller en sur­saut l’assesseur de droite et flan­quer le hoquet au min­istère pub­lic jusqu’à la fin de l’audience !

De même, l’Ad­min­is­tra­tion péni­ten­ti­aire régit ses pris­ons selon des tra­di­tions bien à elle et dont l’im­per­méa­bil­ité a résisté vic­to­rieuse­ment au Con­trat social et aux Entre­tiens philosophiques.

Sans doute pour les guérir du péché de gour­man­dise, on laisse les détenus crev­er de faim dans les cen­trales, et pour les réc­on­cili­er avec l’hon­nêteté on les fait pro­duire un tra­vail en leur en escro­quant le bénéfice.

Quant aux sim­ples sur­veil­lants, les efforts qu’il leur a fal­lu pro­duire pour par­venir à tran­scrire intel­li­gi­ble­ment l’al­pha­bet a défini­tive­ment épuisé leurs fac­ultés d’as­sim­i­la­tion et, impuis­sants à s’en­richir des rudi­ments de psy­cholo­gie qui leur seraient prof­ita­bles, ils y pal­lient par leur dex­térité à manier le gourdin.

Voilà en réal­ité ce qu’est dans son appli­ca­tion cette Jus­tice répub­li­caine qui fait l’orgueil de M. Marie et notre honte à l’é­tranger. Der­rière tous les dis­cours offi­ciels et grandios­es procla­ma­tions, le monde entier sait à quoi s’en tenir et notre répu­ta­tion de détenir le pou­voir judi­ci­aire le plus fos­sil­isé, la police la plus cor­rompue, les gardes-chiourmes les plus butors et les geôles les plus crasseuses est désor­mais mieux assise que notre mag­i­s­tra­ture elle-même.

C’est cela la pra­tique, la réal­ité, mon­sieur Marie.

L’e­sprit de générosité que pou­vait con­tenir à l’o­rig­ine la philoso­phie des pre­miers répub­li­cains est en désuétude.

Tout le monde sait que la prison française n’est pas, comme elle le pré­tend, la rédemp­tion du coupable, le relève­ment du crim­inel, que le délin­quant ne sort jamais ni racheté ni amendé, mais, au moral, un peu plus pour­ri et, au physique, inté­grale­ment tuberculeux.

Mais cela, M, Marie le tait. Auteur d’un récent pro­jet de ren­force­ment du Code pénal qui fit sur­sauter jusqu’à ses col­lègues, il voudrait en rajouter, ce brave homme.

Oh ! Je suis bien. Si un con­tra­dicteur l’avait apos­trophé lors de sa con­férence, il se fût prudem­ment replié. Il ne con­naît rien de ces his­toires, ces fait sont excep­tion­nels, ils incombent à des sub­al­ternes et se passent à son insu.

Vrai­ment ? Peut-on imput­er à des sous-ordres les vio­la­tions de procé­dure com­mis­es par la mag­i­s­tra­ture dans le récent procès de Mada­gas­car ? Ces irrégu­lar­ités sont si fla­grantes et si lour­des de con­séquences que des per­son­nal­ités qu’on ne peut class­er par­mi les esprits sub­ver­sifs ou les révoltés s’en sont émues. Dans une let­tre ouverte au prési­dent de la République, des catholiques, des protes­tants, les rédac­teurs en chef de la revue Esprit, de Témoignage chré­tien et d’autres feuilles à car­ac­tère religieux s’indig­nent et s’élèvent énergique­ment con­tre les entors­es à la jurispru­dence qui car­ac­térisent ce procès : accusés tor­turés, exé­cu­tion d’un témoin cap­i­tal avant son audi­tion, mod­i­fi­ca­tion des bases de l’ac­cu­sa­tion au cours du procès, « inven­tion » de témoins sus­pects, change­ment du délit pour lequel avait été lev­ée l’im­mu­nité par­lemen­taire, etc.

M. Marie ignore-t-il ces faits ?

Bien sûr, il pro­test­era de son hon­nêteté, de sa bonne foi. Il est quant à lui gar­di­en de la tra­di­tion, fidèle à l’e­sprit répub­li­cain, dévoué à la cause du peu­ple. C’est un zélé servi­teur de la Jus­tice, un esclave du bien public.

Gar­di­en, fidèle, dévoué, servi­teur. Devant l’électeur, ce maître se présente comme un domestique.

Il est vrai qu’il porte un nom de cuisinière.

Eh bien ! soit, mais nous répon­drons sur le même ton.

Alors, donc, bien Marie ! Tout cela est bel et bon. Mais il n’empêche que vous gardez des sceaux dou­teux. Votre rôti paraît doré à point, mais l’in­térieur est faisandé. Votre vais­selle est grasse et vos tor­chons sont mal blan­chis. Au lieu de péror­er devant vos bour­geois, mieux vaudrait vous retir­er à l’of­fice et y remet­tre les choses en ordre.

Si vous voulez que, par delà la tombe et les siè­cles, M. de Voltaire vous fasse un bon certificat.

Mau­rice Doutreau


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