La Presse Anarchiste

Victor Méric

Plus de quinze ans qu’il nous a quit­tés ! Déjà ! Il est mort à Paris le 10 octobre 1933, empor­té en quelques semaines par un can­cer à l’es­to­mac. Il avait 57 ans.

Nous sommes quelques-uns qui en por­tons fidè­le­ment le deuil dans notre cœur. En le per­dant, j’ai per­du mon meilleur ami, mon grand frère aîné. Mais, mal­gré ma tris­tesse, à peine atté­nuée par les années, je me demande sou­vent si ce n’est pas lui qui a eu le lot le plus enviable ?

Il est par­ti avec toutes ses illu­sions. Où sont les nôtres, hélas ! Mal­gré un scep­ti­cisme appa­rent et gogue­nard, il avait la foi dans son action, il l’a gar­dée jus­qu’à son der­nier souffle. Or, nous avons bien du mal aujourd’­hui à nous défendre contre le doute.

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Il a cru avec fer­veur à la paix. Il a tra­vaillé toute sa vie à la pré­ser­ver, à la conso­li­der, à en magni­fier et répandre le culte. Il lui avait voué toutes ses forces. Cet homme, bon et géné­reux, comme le pain et le vin, n’a eu qu’une véri­table haine dans son exis­tence : celle de la guerre. On peut dire qu’il lui a tout sacri­fié. Dans la pré­face d’un de ses livres, Fraîche et gazeuse, il écrivait :

J’ai constam­ment lut­té contre la guerre, avant la guerre, pen­dant la guerre, après la guerre, à la veille de l’autre guerre (celle qu’il n’a pas vue, mais qu’il pres­sen­tait). Une marotte, si vous vou­lez. Mais je tiens à ce qu’on me rende jus­tice sur ce point. J’y tiens très sérieu­se­ment. Le reste n’a pas d’importance…

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Le reste n’a pas d’im­por­tance… Le reste, c’est toute son œuvre d’é­cri­vain et de polé­miste, ses romans, ses pam­phlets innom­brables, ses cri­tiques théâ­trales, ses livres d’his­toire, son acti­vi­té poli­tique dans plu­sieurs grou­pe­ments plus extré­mistes les uns que les autres, tout ce qu’il a lan­cé, épar­pillé, comme un semeur pro­digue, aux quatre vents de l’espace !

S’il avait eu le moindre sens de l’in­trigue, le plus petit grain d’am­bi­tion, il aurait pu, avec ses dons infi­nis, sa culture ency­clo­pé­dique, sa fan­tai­sie débri­dée, son ima­gi­na­tion inépui­sable, figu­rer sans peine dans la cohorte des grands roman­ciers à suc­cès, des hommes poli­tiques nan­tis et satis­faits, des jour­na­listes qu’on s’at­tache à prix d’or. Babioles que tout cela !

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À plus de 50 ans, il avait rêvé de doter le paci­fisme d’une doc­trine et de grou­per toutes les bonnes volon­tés dans une « croi­sade pour la paix ».

Cette croi­sade, il a com­men­cé à la mener presque seul. Il ne ren­con­trait alors que des sou­rires scep­tiques. Per­sonne, ou presque, autour de lui, n’a­vait confiance : com­ment était-il pos­sible d’or­ga­ni­ser un mou­ve­ment paci­fiste, à l’é­cart de tous les vieux par­tis, en conviant à s’u­nir des hommes sépa­rés par leurs convic­tions poli­tiques, leurs croyances, leurs méthodes d’ac­tion, pour lut­ter effi­ca­ce­ment contre la guerre ?

Tous les soirs, après sa besogne quo­ti­dienne, il est sur la brèche. Pèle­rin des temps nou­veaux, il s’en va dans le froid, la pluie, la neige, por­ter la bonne parole aux ban­lieues d’a­bord indif­fé­rentes, sinon hos­tiles, puis dans toutes les villes de France. Et l’i­dée prend corps. La Ligue des Com­bat­tants de la Paix s’or­ga­nise, se déve­loppe, trop vite même, car elle ne tar­de­ra pas à subir une crise de croissance.

Pour appuyer l’ac­tion de la Ligue, Méric a vou­lu fon­der un jour­nal. Sans un sou, avec le seul appui de ses amis, des ligueurs, des sym­pa­thi­sants de plus en plus nom­breux, il a lan­cé la Patrie humaine.

C’est à ce jour­nal qu’il réser­ve­ra, quand il devra quit­ter la Ligue, à la suite de quelques désac­cords inté­rieurs, toutes ses forces, toute sa foi, toute sa tendresse.

Sa Patrie humaine ! Ce fut sa der­nière œuvre, la plus belle, la plus dif­fi­cile aus­si. Mais il eut la joie de la voir gran­dir, s’é­pa­nouir, jeune, ardente, com­ba­tive, tou­jours pauvre, mais tou­jours fière, indé­pen­dante et libre ! Quand il fut par­ti, nous avons tout fait pour qu’elle conti­nue, qu’elle reste digne de lui. Et nous n’a­vons jamais per­du l’es­poir, Mon­clin et moi, de la ressusciter.

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S’est-il trompé ?

Il avait pré­vu les hor­reurs de la guerre moderne, où les civils seraient « dans le bain » plus que les mili­taires, où la déci­sion ne serait plus cher­chée sur les champs de bataille, mais à l’in­té­rieur des pays eux-mêmes, dans l’a­néan­tis­se­ment, à coups de nappes de gaz et de bombes incen­diaires, des usines, des cités, des hommes. Il avait, dans des pages pro­phé­tiques, dépeint l’hal­lu­ci­nant exode des popu­la­tions, chas­sées de leurs demeures, tra­quées sur les routes.

Tout cela s’est réa­li­sé. Si la guerre des gaz n’a pas eu lieu — cette fois ! — nous avons vu les villes détruites et les civils écra­bouillés du haut du ciel, la famine sai­sis­sant à la gorge les popu­la­tions, la misère s’é­ten­dant pour des lustres sur le monde entier et, cou­ron­nant le tout, la bombe ato­mique, dont les effets dévas­ta­teurs ont dépas­sé tout ce que l’i­ma­gi­na­tion pou­vait concevoir.

S’il reve­nait, que dirait-il, en contem­plant ce spec­tacle d’un monde qui s’est achar­né à se détruire lui-même et se glo­ri­fie de son aberration ?

Il sou­ri­rait d’un sou­rire un peu amer et consta­te­rait sim­ple­ment, de sa voix douce et sans éclat :

 — Pour du beau tra­vail, c’est du beau tra­vail. Ils ont f… tout par terre ! Eh bien ! Il faut recom­men­cer, voi­là tout !

Parce qu’il avait rai­son ! Parce que nous avions rai­son ! Nous étions trop faibles, peut-être, mais nous avions raison.

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Mais la place m’est mesu­rée. Il y aurait beau­coup à dire sur l’homme lui-même, sur sa modes­tie, son cou­rage, son indul­gence, sa sen­si­bi­li­té, sur toutes les richesses inté­rieures qu’il rece­lait. Je veux tou­te­fois sou­li­gner que per­sonne au monde n’a pra­ti­qué autant que lui le culte de l’a­mi­tié. Si, un autre : son ami, son grand ami Sébas­tien Faure.

Pen­dant trente-cinq ans, a pu dire ce der­nier, nos mains se sont si sou­vent et fra­ter­nel­le­ment ser­rées, nos coeurs ont si fré­quem­ment com­mu­nié dans la même émo­tion, nos consciences dans la même révolte, nos esprits dans la même indignation !

Par des voies dif­fé­rentes, sou­vent, ils ont mené le même com­bat. Ils n’ont pas tou­jours été d’ac­cord sur les prin­cipes, ils se sont tou­jours trou­vés côte à côte dans l’action.

Quelle plus magni­fique illus­tra­tion de cette ami­tié que cette consta­ta­tion : au moment où Sébas­tien Faure crée le Liber­taire, Méric, jeune homme, y col­la­bore. Trente-cinq ans après, quand Méric fonde la Patrie humaine, Sébas­tien Faure lui apporte son concours sans réserve.

Quand Sébas­tien venait nous rendre visite dans notre humble bureau de la rue Grange-Bate­lière, c’é­tait la joie qui entrait. Quand il par­ta­geait notre repas, c’é­tait une fête. Il fal­lait les voir, Vic­tor et lui, l’un en face de l’autre, les yeux brillants, tan­dis qu’ils évo­quaient leurs sou­ve­nirs, leurs luttes com­munes, cachant leur émo­tion sous une tendre iro­nie ! Sébas­tien avait déjà dépas­sé les 80 ans, mais il les por­tait comme un défi. C’é­tait le plus jeune d’entre nous !

Et c’est à lui, l’aî­né, qu’é­chut la dou­lou­reuse mis­sion d’ap­por­ter, sur les marches du colum­ba­rium, le der­nier adieu à son cadet. Ce fut la plus émou­vante orai­son funèbre que j’aie jamais entendue !

Tous deux reposent aujourd’­hui dans le Pan­théon de nos gloires les plus pures, loin des vaines agi­ta­tions, dans la séré­ni­té éter­nelle du néant.

Nous nous devions d’as­so­cier dans le même hom­mage ces deux amis insé­pa­rables qui ont toute leur vie, comme le disait encore Sébas­tien, « pré­fé­ré l’hon­neur aux hon­neurs, la digni­té aux digni­tés, les joies du coeur, les fêtes de la pen­sée, les satis­fac­tions de la conscience aux répu­ta­tions pas­sa­gères et aux vani­tés du Pou­voir » et qui ont com­mu­nié avec la même fer­veur inébran­lable dans l’a­mour de l’hu­ma­ni­té, de la jus­tice et de la paix.

Deux admi­rables mili­tants. Deux hommes.

Robert Tour­ly

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