La Presse Anarchiste

En Russie : coup-d’œil d’ensemble

La Russie, dont on ne peut par­ler sans frémir, lorsqu’on con­naît le dur cal­vaire qu’elle grav­it, est depuis plus de qua­tre années sous le joug du Par­ti Com­mu­niste russe.

Et en Russie, comme dans tous les autres États, ce que nous pou­vons con­naître des évène­ments qui se suc­cè­dent, c’est seule­ment ce que ne peu­vent cacher les dirigeants, ou ce que nous dévoilent des amis revenus de là-bas après avoir con­staté, observé, regardé et conclu.

De tons les ren­seigne­ments offi­ciels et offi­cieux, ce qui car­ac­térise à l’heure actuelle l’at­ti­tude du Par­ti Com­mu­niste russe, dic­ta­teur tout puis­sant, c’est l’a­ban­don dans tous les domaines : poli­tique, économique et social, des con­quêtes de la Révo­lu­tion d’oc­to­bre-novem­bre 1917.

La Révo­lu­tion avait proclamé l’au­torité abolie, l’ar­mée sup­primée, la pro­priété privée inex­is­tante, l’é­gal­ité partout et en tout.

Que reste-t-il de tout cela ? Hélas ! peu de chose.

Le Par­ti Com­mu­niste, avide de pou­voir, a d’abord, grâce à son organ­i­sa­tion forte, canal­isé dans son sens la Révo­lu­tion, et s’est emparé par la force des baïon­nettes des con­seils d’ou­vri­ers, de paysans, et de soldats.

Puis il a édi­fié une lég­is­la­tion : amal­game con­fus des lois antérieures et des décrets présents : il a ordon­né une mobil­i­sa­tion for­mi­da­ble, d’abord pour repouss­er l’en­vahisseur, ensuite pour avoir sous la main un organ­isme de répres­sion de tout pre­mier ordre.

Pour don­ner à manger à ses mil­lions de fonc­tion­naires par­a­sitaires, il ordon­na chez les paysans les réqui­si­tions qui entraînèrent des révoltes fameuses étouf­fées dans le sang.

Il a si bien fait, qu’à l’au­rore de cette année, la Révo­lu­tion libéra­trice n’est plus qu’un fan­tôme et que le peu­ple russe est poli­tique­ment, économique­ment, nationale­ment et inter­na­tionale­ment un peu­ple d’esclaves.

31O Poli­tique­ment2

a) La dic­tature du Par­ti Com­mu­niste est de plus en plus puis­sante et de plus en plus lourde ; elle s’ag­grave de jour en jour par suite de sa durée déjà longue et de son désir de se pro­longer indéfiniment.

Les dirigeants bolchevistes créent tous les jours, pour arriv­er à leurs fins, de nou­veaux organ­ismes cen­traux et ren­for­cent ceux déjà exis­tants, afin de régn­er sur tous les points de l’im­mense ter­ri­toire russe ; ils enten­dent s’as­sur­er ain­si les moyens d’au­torité pro­pres à l’exé­cu­tion de leurs ordres dic­ta­to­ri­aux et à la répres­sion sans faib­lesse des refus et des révoltes.

b) L’ar­mée reste, mal­gré la paix rev­enue, sur le pied de guerre. Les effec­tifs russ­es mobil­isés, dépassent de beau­coup les nôtres, qui pour­tant d’après les dires des com­mu­nistes français sont déjà une atteinte et une men­ace à la paix universelle.

Ces sol­dats innom­brables, qui au lieu de pro­duire, dépensent et coû­tent fort cher, ce qui explique une par­tie de la détresse russe, ne peu­vent être ain­si détournés de la pro­duc­tion com­mune, que pour con­solid­er le régime de vio­lence et de répres­sion qui ne saurait sub­sis­ter longtemps sans cette force brutale.

Cette armée est un boulet pour le tra­vailleur russe qui est obligé de pein­er davan­tage et de con­som­mer moins, pour entretenir et rem­plac­er ces bras inutiles.

c) Les fonc­tion­naires et la bureau­cratie, qui tous les jours et sous tous les pré­textes aug­mentent en quan­tité et par suite en matériel, sont un autre boulet pour le pro­duc­teur russe.

Ces cen­taines de mil­lions de par­a­sites et de rongeurs, ajoutés aux autres mil­lions de sol­dats, policiers. mouchards, etc., néces­si­tent un bud­get effrayant de dépens­es que, seuls, les tra­vailleurs de tous les métiers et de toutes les pro­fes­sions sont dans la cru­elle oblig­a­tion d’équilibrer.

Cela explique pourquoi le paysan refuse d’ense­mencer les ter­res, et pourquoi le refus de tra­vailler, pour l’ou­vri­er d’u­sine, est con­sid­éré comme déser­tion et châtié comme telle.

2O Économiquement

La pro­priété indi­vidu­elle et même com­mer­ciale que les Révo­lu­tion­naires d’oc­to­bre 1917 avaient déclaré abolie, est rétablie, par oppor­tunisme, paraît-il, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement.

Le paysan russe, d’après les bolcheviks, a repris aux nobles les ter­res, a fait la Révo­lu­tion, s’est don­né libre­ment les dic­ta­teurs actuels, mais ne com­prend rien à la pra­tique de la pro­priété com­mune. Il veut de la terre à lui et il entend dis­pos­er de ses récoltes. C’est cela son révo­lu­tion­nar­isme, et pour ne pas le mécon­tenter, le rétab­lisse­ment de la pro­priété privée s’im­po­sait. Au lieu d’ap­partenir aux nobles, la terre appar­tient ain­si à leurs anciens fermiers.

Dans cer­taines régions, l’É­tat com­mu­niste a con­servé pour lui, d’im­menses ter­rains, les uns pour faire la cul­ture en com­mun, les autres con­tenant min­erais, pét­role, etc., dont il pré­tend se réserv­er l’ex­ploita­tion. Seule­ment, ne pou­vant en tir­er par­ti lui-même, faute de matériel appro­prié, les soi-dis­ant Révo­lu­tion­naires, les dic­ta­teurs de cette mal­heureuse Russie, ont cédé ces ter­rains, à titre de con­ces­sions aux cap­i­tal­istes inter­na­tionaux, en échange de cer­taines livraisons de matières pre­mières ou de produits.

Il serait raisonnable de sup­pos­er, qu’ils ont au moins exigé que, dans ces con­ces­sions, la lég­is­la­tion du tra­vail qu’ils ont édic­tée et dont ils sont si fiers, soit en vigueur. Il n’en est rien : ce qui se passera, dans ces entre­pris­es, leur est totale­ment étranger, sinon indifférent.

Ain­si, les par­ties les plus rich­es et les plus fructueuses du pat­ri­moine russe sont déjà la proie des rapaces internationaux.

3O Nationalement

On voit que nationale­ment la dic­tature du par­ti com­mu­niste a aboli les lib­ertés nées de la Révo­lu­tion. Les pris­ons sont pleines de révoltés, d’in­soumis. — Cette dic­tature fait subir au pro­lé­tari­at qui tra­vaille, un régime dur, sans équiv­a­lent dans l’his­toire : oblig­a­tion du tra­vail, du ser­vice mil­i­taire ; défense de cri­ti­quer et de blâmer les organ­ismes gou­verne­men­taux et les potentats.

Pour per­dur­er, elle néces­site une armée for­mi­da­ble de bureau­crates, de sol­dats, de policiers, qui sont la plaie du monde du travail.

Nous n’avons rien à envi­er à ces mal­heureux russ­es, qui souf­frent par sur­croît du blo­cus et de la famine.

Ils sont aus­si mal lotis que nous, et une des meilleures preuves que leur gou­verne­ment ne vaut pas mieux que les nôtres, mal­gré cer­taines réformes au sujet de l’en­fance et de la femme, c’est qu’il va être recon­nu par les gou­verne­ments capitalistes.

Quoique puis­sent dire et écrire les officiers de l’é­tat-major du Par­ti Com­mu­niste français et les admi­ra­teurs de Moscou, ce ne sont pas les gou­verne­ments cap­i­tal­istes qui met­tent les pouces, c’est le régime des Sovi­ets qui a fini d’é­tran­gler la Révo­lu­tion russe et qui s’est abais­sé au niveau de ses anciens ennemis.

4O Internationalement

Les dic­ta­teurs de Moscou arrivés au pou­voir, s’ils avouèrent quelques con­ces­sions, déclarèrent aus­sitôt qu’ils n’é­taient pas coupables de ces con­ces­sions, qu’a­vant tout il fal­lait vivre et que, tant que la Révo­lu­tion mon­di­ale ne serait pas faite, un pays isolé ne pour­rait vivre son idéal révolutionnaire.

Au plus vite, dis­aient-ils aux tra­vailleurs du monde, faites la Révolution !

Que le temps est loin où ces messieurs tenaient de pareils propos !

Aujour­d’hui ils ne par­lent plus de révo­lu­tion mon­di­ale, ils font appel au front unique du prolétariat.

Tous ensem­ble réformistes, demi-réformistes, révo­lu­tion­naires, com­mu­nistes, et même anar­chistes, con­tre le capitalisme.

Farceurs ! Ils savent bien que les anar­chistes et les vrais syn­di­cal­istes refuseront cette hon­teuse union, alors qu’au con­traire les politi­ciens de tout acabit s’empresseront de faire l’u­nion sacrée.

C’est ici, comme dans tous les autres domaines le glisse­ment à droite.

Mais c’est aus­si chez nous l’éloigne­ment du syn­di­cal­isme français de l’In­ter­na­tionale syn­di­cale de Moscou, suc­cur­sale de l’In­ter­na­tionale Communiste.

C’est même dans le Par­ti Com­mu­niste, sec­tion française, la diminu­tion de l’in­flu­ence de l’Exé­cu­tif et de Moscou sur un grand nom­bre d’adhérents.

Que Lénine ou ses représen­tants vien­nent dis­cuter offi­cielle­ment à Gènes ou ailleurs avec les dirigeants des autres pays, cela n’a plus aucune importance.

La diplo­matie secrète a fait déjà tout le tra­vail. La Révo­lu­tion Russe est morte, eh bien, vive la Révo­lu­tion Russe !

Léon Rouget

N.B. — Nous avons voulu expos­er rapi­de­ment la sit­u­a­tion d’ensem­ble en Russie à l’heure actuelle. À par­tir du n°2, la Revue Anar­chiste pub­liera, chaque mois, sous la sig­na­ture d’un cama­rade qui a vécu toute la Révo­lu­tion Russe et a été per­son­nelle­ment mêlé à ce for­mi­da­ble mou­ve­ment, des doc­u­ments et révéla­tions qui per­me­t­tront — enfin — à tous les hommes sans par­ti pris d’être éclairés loyale­ment et de se for­mer une opin­ion judicieuse.