Nous n’aurions jamais posé cette question ― avec la suite de faux-problèmes qu’elle engendre ― si depuis peu ne s’était développée une offensive visant à se débarrasser d’un terme jugé encombrant, compromettant, ridicule ou même infamant.
Cette offensive serait-elle l’expression d’une poussée des luttes de classe, d’une émergence historique d’un niveau de prise de conscience de la classe ? La faiblesse des groupes qui y participe n’autorise pas une telle supposition. Mais nous croyons que des tentatives de clarification ont pu converger chez des groupes voisins, tentatives qui, à côté des remises en cause fondamentales, n’ont peut-être pas échappé à des glissements et des contagions, des engouements, faisant trop bon marché de l’histoire et du réel quotidien du militant.
C’est pourquoi nous estimons qu’il est devenu nécessaire de revoir la question dans son ensemble.
Il n’est peut-être pas inutile, pour commencer, de rappeler comment se sont développées depuis peu des attaques assez systématiques contre tout ce qui s’est dénommé « communiste libertaire ».
Des adversaires aux camarades
Nous voulons laisser de côté J Duclos et ses « œuvres » sur la Ière internationale et les anarchistes et les quolibets permanents des trotskistes de toutes variétés.
Par contre, nous ne pouvons passer sous silence les attaques haineuses parues dans une revue qui se situe tout de même hors du léninisme (Révolution Internationale, suppt A, N°8, juillet 74) et qui, à plaisir, s’est permis d’affirmer n’importe quoi, condamnant les thèses de l’OCL sans les avoir analysées et seulement parce qu’il est facile de réduire ces thèses communistes-libertaires à l’anarchisme idéologique de la F.A. ou de l’O.R.A. officielle. Simplement en utilisant les vieux procédés de l’amalgame, du rapprochement par les mots, de la calomnie même. Faut-il penser que l’étiquette compte plus que le contenu pour les rigoureux penseurs de RI ? Faut-il penser seulement que le mot « libertaire » fait se hérisser ceux pour qui il évoque par contraste le mot « bureaucrate » dont ils ne soient pas sûrs qu’ils ne le méritent pas ? Quoi qu’il en soit, il n’est pas exclu que certains camarades ― comme les ex-militants de Dijon qu’invoque R.I. ― aient été de plus en plus poussés à considérer comme preuve de naïveté politique ou d’arriération l’appellation « communiste libertaire ». Les grossiers sarcasmes de R.I. ont pu sinon provoquer, du moins faciliter, l’espèce de honte avec laquelle aujourd’hui, on semble fuir aujourd’hui le mot « libertaire » accolé à celui de « communiste ».
Mais ce phénomène possible d’intoxication s’est produit très précisément et uniquement chez des camarades issus de l’O.R.A. et cet aspect des choses mérite examen.
On sait que dans le mouvement ouvrier comme ailleurs les néophytes sont plus excessifs que les vieux fidèles et que ceux qui viennent de quitter une chapelle la condamnent avec d’autant plus de violence et veulent s’en délimiter à tout prix. Mais l’essentiel n’est pas là et ce serait faire injure à ces camarades que de psychologiser leurs options. Ce qu’écrivent nos camarades de Bruxelles dans le premier numéro de leur nouvel organe « journal des luttes de classe », p.2, est tout à fait explicite : ils disent à juste titre qu’on ne saurait concevoir économiquement un « communiste autoritaire ». Par conséquent, « communisme libertaire » est un pléonasme. Bien sûr. Mais est-ce pour autant qu’il faille renvoyer à « l’idéalisme humaniste » le terme libertaire ?
Soyons précis. Jamais l’O.C.L. n’a parlé de « communisme libertaire », mais elle a utilisé seulement le terme « communisme » et évoqué le pouvoir des conseils ouvriers. Jusqu’en 1920, les anarchistes idéologiques eux-mêmes n’ont jamais parlé de communisme libertaire, mais de communisme, et, fait remarquable, ils furent à peu près les seuls à en parler. Certes, la CNT d’Espagne a utilisé le terme de « communisme libertaire » pour exprimer la finalité de l’action de classe, mais c’est uniquement en opposition aux affirmations dites « communistes » des groupes de la 3ème internationale, et dès le congrès de juillet 1918 ― alors qu’elle adhérait conditionnellement à la 3ème internationale ―, pour opposer le mouvement autonome de classe aux décisions de partis, des bureaucrates prétendant représenter la classe. Il est vrai par contre que l’O.R.A. n’explicite guère ce qu’elle entend par « communisme libertaire », pas plus qu’elle n’est claire sur l’emploi du « matérialisme historique », mais c’est un point de vue très strict que de ne voir les choses qu’à travers les fluctuations et les odes propagandistiques de l’O.R.A. Sans doute, pour elle, s’agit-il seulement de « rajeunir » le vieil anarchisme idéologique et de l’agrémenter d’un activisme relevant du spectacle.
quand l’O.C.L. utilise le terme « communiste libertaire », il s’agit de tout autre chose. Il s’agit de manifester une certaine manière de concevoir et de pratiquer le militantisme au sein du mouvement réel de la lutte des classes, sur la base de l’autonomie du prolétariat.
Notre point de vue
L’engouement qui a animé tant de camarades après mai 68 les a conduits souvent à se recommander de l’anarchisme, fut-ce l’anarchisme activiste de l’«aggiornamento » de l’O.R.A.. Il ne faudrait pas qu’aujourd’hui, après des difficultés et reculs successifs, qu’un mouvement inverse se produise, facilité par l’émergence de la théorie du « mouvement communiste » qui, précisément, n’est rien d’autre substantiellement que ce que peuvent défendre les groupes de l’O.C.L. et les groupes associée issus de l’O.R.A. Il n’y a pas a jouer les paumés qui trouvent une boussole, car cette boussole n’est que l’habillage neuf de ce qui a fait l’orientation de la lutte, depuis les débuts de la Ière internationale, des courants révolutionnaires anti-bureaucratiques.
Il ne s’agit pas de régler les comptes de cette première Association Internationale des Travailleurs à travers les oppositions fluctuantes et souvent superficielles de Marx et Bakounine, oppositions souvent décrites avec sectarisme de part et d’autre, Marx étant vu, du côté anarchiste par exemple, comme le partisan de la direction bureaucratique, et Bakounine le paladin naïf de l’autonomie prolétarienne. En réalité, ce fut un peu plus complexe, et il n’est pas question pour nous de travestir l’histoire en en faisant le champ clos de la lutte de deux individus. Mais il n’en est pas moins indiscutable que, dès les débuts de la Ière internationale, les travailleurs se sont trouvés confrontés à deux types de lutte exprimés par deux courants. Nous ne pouvons tenir pour nulle cette opposition entre le courant anti-bureaucratique basé sur la primauté de l’autonomie prolétarienne et le courant social-démocrate privilégiant la direction du parti. D’autant que, sous d’autres noms, cette opposition resurgit à la fin de la première guerre mondiale, entre les communistes de conseil et les communistes de parti, et que tout au long de l’histoire de la lutte des classes apparaît cette opposition au niveau des luttes, entre les tentatives de pouvoir réel du prolétariat et les tentatives de direction bureaucratique.
Il existe donc bien deux conceptions du combat communiste et, dans les faits, deux types différents d’activité militante. Il est facile ― et fondamentalement correct ― de soutenir que seuls les tenants de l’autonomie du prolétariat sont réellement communistes, mas il est vain de vouloir interdire à ceux qui croient à la nécessaire médiation de la direction du parti sur la classe, de se dire communistes et de l’affirmer sincèrement. C’est la raison pour laquelle les militants de l’O.C.L. ont trouvé bon de préciser qu’ils étaient communistes-libertaires, en faisant référence bien sûr à toute l’histoire du prolétariat (cf positions de base, plateforme O.C.L.), mais aussi plus précisément au courant qui a valorisé l’autonomie du prolétariat dès la naissance du mouvement ouvrier moderne [[On pourra nous reprocher de donner trop d’importance à l’histoire. Nous ferons remarquer que la négation de l’importance de l’histoire peut équivaloir à une conception philosophique, métaphysique, du prolétariat et de la révolution. Tout se passe, chez certains théoriciens, comme si un penseur, un groupe, une organisation, pouvaient posséder une théorie achevée de la révolution et du prolétariat conçus comme des entités, des êtres métaphysiques dont le rôle est prédestiné, fixé au sein d’une histoire totalement déterminée. Conception qui, au fond, tient pour nulles l’autonomie et la spontanéité prolétariennes.
Pour nous, qui pensons que le prolétariat se fait en tant que classe révolutionnaire au cours d’un devenir historique complexe, nous valorisons l’histoire réelle, si difficile soit-elle à structurer, et nous ne pensons pas que l’on puisse parler du prolétariat et de la révolution prolétarienne sans références à l’histoire du mouvement ouvrier. Et cette histoire, c’est, non seulement les actes réels, les faits économiques et techniques, c’est aussi les idées qui au sein du prolétariat en rendent compte.]]
Il n’est peut-être pas inutile de préciser que ce courant n’a utilisé que très rarement les adjectifs « libertaires » ou « anarchistes », qu’il s’est souvent dit anti-autoritaire, anti-bureaucratique, et plus souvent encore socialiste-révolutionnaire. Parler d’anarchisme avant 1870, c’est un anachronisme.
Et c’est pourquoi le terme libertaire nous a paru non pas le meilleur possible mais peut-être le moins mauvais, au moins tant que de grandes clarifications ne seront intervenues dans les groupes révolutionnaires. Autrement dit, nous ne nous attachons pas au terme « libertaire », mais nous aimerions alors qu’on propose un substitut qui soit parlant et clair. Or, force nous est de constater que jusqu’ici aucune proposition n’est faite qui puisse éviter à la fois le flou et les équivoques. Car enfin, il faut bien que le militant qui est aux prises quotidienne avec les réalités pas toujours souriantes puisse se distinguer clairement des prétendus « communistes » du PCF et des trotskistes ; croire que cela se fera bien tout seul, c’est prendre ses désirs pour des réalités et, de toute façon, on n’évitera jamais les questions des travailleurs qui nous entourent.
Nous croyons que rien ne nous presse de trouver une appellation nouvelle pour nos groupes et organisations, et peut-être est-ce l’espèce de hâte que nous avons cru déceler chez trop de camarades qui nous a conduits à donner un point de vue qui peut paraître « conservateur ». Nous pouvions même dire que la nécessité éventuelle d’un changement ne sera pas sans inconvénient si elle se manifeste comme un largage. Même si demain nous décidons, ensemble, de ne plus utiliser cette appellation, nous serons un certain nombre à affirmer que, bien loin d’être emprunte d’idéalisme, elle évoque un courant ouvrier qui s’est forgé dans la lutte.
G. Fontenis, O.C.L. Tours