« L’indépendance nationale des territoires coloniaux doit être considérée comme une condition indispensable de l’émancipation sociale, car elle crée, en soustrayant un peuple à l’appareil de répression d’un État impérialiste ― tout en affaiblissant cet État ― les possibilités pour ce peuple de faire sa révolution en supprimant ses propres exploiteurs. »
Ce paragraphe de la DECLARATION DE PRINCIPES DES G.A.A.R. parue dans le nO6 de N.&R. avait trouvé son illustration dans nos cahiers consacrés au « Nationalisme » (N.&R. nO7⁄8). Il nous semble utile de revenir aujourd’hui sur ce point.
En effet, le développement d’un tel point de vue a reçu comme il fallait s’y attendre un accueil « divers » autour de nous. En effet l’attitude dominante des anarchistes vis à vis des mouvements coloniaux était, suivant le cas, l’indifférence, la nostalgie, le mépris
INDIFFERENCE sinon hostilité aux nouveaux États, aux nouvelles nations : « Un ou deux ou trente pays indépendants de plus ? Quelle importance ? Ça ne change rien. Le problème n’est pas là. La seule question c’est la sociale, les seules divisions : économiques ».
Si N.&R, rompait avec cette belle fierté doctrinale et prétendait s’intéresser aux changements actuels du monde ce n’était pas par besoin d’évasion ou d’exotisme, mais pour sonder la profondeur révolutionnaire de ce gigantesque mouvement historique. C’est précisément parce que tant de peuples changent de maîtres, troquent un occupant étranger contre une bourgeoisie nationale qu’il fallait essayer d’en comprendre les raisons et d’en présager les conséquences :
– à l’échelle mondiale : un regroupement des pays par des impérialismes d’un type nouveau plus faibles ou plus forts ? S’appuyant sur quelles classes ?
– sur le plan local : une nouvelle classe dirigeante ― plus faible ou plus forte ? Pour combien de temps ?
Et les masses : participent-elles au changement ? Avec quelles illusions ? Quelles leçons peuvent-elles en tirer ? Quelle avance ou quel recul révolutionnaire ?
Autant de questions que ― sans prétendre les épuiser ― il était bon de poser. Car si l’on se désintéressait de tous les mouvements populaires animés ou accaparés par une future classe exploiteuse il ne nous resterait pas grand chose à examiner.
NOSTALGIE : « Ah si tous ces coloniaux voulaient nous donner un coup de main au lieu de s’attarder à se donner des chefs, des drapeaux, des hymnes… Quelle belle révolution on aurait pu faire. Tout ce qu’ils font maintenant on sait bien, nous, que ça ne sert à rien. La preuve c’est qu’on est passé par là. Alors puisqu’on est les plus avancés il n’y a qu’à nous suivre… et tous ensemble…» vers la grande communauté révolutionnaire sans doute.
Or il nous a semblé que l’histoire démontre assez que ce grand coude-à-coude des prolétariats métropolitains et des peuples coloniaux ne s’est jamais réalisé. Il ne sert à rien de regretter une solidarité qui n’existait pas. Pourquoi les masses coloniales viendraient-elles à la rescousse des prolétaires européens quand ceux-ci n’ont rien fait pour elles.
Les liens forgés par l’impérialisme entre le pays dominateur et les dominés n’ont pas été assez solides pour attacher profondément les peuples à un même destin. Il y a apparemment des parentés qui sont plus fortes que le fait d’avoir été dans la même geôle. Laissons donc les ex-colonisés faire leur expérience entre eux. Il y a visiblement des leçons qui ne sont pas transmissibles de peuple à peuple comme de génération à génération. Il y a des erreurs qu’il faut répéter, des étapes que l’on ne peut sauter, tout un enseignement par les faits que chaque peuple doit acquérir.
Et puis les Européens ont belle figure qui veulent montrer aux autres comment on mène une révolution, comment on prend en main son émancipation, comment on sait se fédérer !
MEPRIS. On n’apprend pas pendant des années à l’école primaire que « notre mission a été de civiliser les sauvages » sans qu’il en reste quelque chose, même chez un militant.
Alors, ou bien on nie qu’il reste des particularités sociales, ethniques différentes entre « eux » et « nous » (la « civilisation » a réussi) ou bien on admet que des particularités subsistent et il est bien évident qu’«ils » sont inférieurs ― d’où ces tirades qui s’en prennent très sérieusement à ces fanatiques, nomades, polygames.
D’un point de vue comme de l’autre « ils » se révoltent à tort et à travers :
– soit sans cause véritable si ce n’est la poussée de l’étranger (le panarabisme par exemple
est très populaire… parmi les Français);
– soit qu’«ils » soient incapables de faire rien de propre, ni de rien réussir seuls.
Dans la première perspective « ils » font de la division, de la diversion à la lutte sociale pure, dans la seconde « ils » ne peuvent qu’entraîner un gâchis épouvantable.
Ainsi, les Algériens marchent ou pour Nasser-qui-rime-avec-Hitler ou pour leurs caïds. C’est pas comme ici.
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Par de telles réactions affectives beaucoup d’anarchistes prouvent au moins qu’ils ont gardé une certaine ressemblance avec le bon peuple laborieux de France et avec les mouvements de gauche et de droite.
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On manquait d’ennemi héréditaire. Les Russes sont encore loin. Mais maintenant il y a les Arabes. Combien de libertaires partent en guerre contre eux, comme Jean Grave et Kropotkine contre les Allemands, maniant avec autant de conviction d’identiques ignorances avec d’identiques clichés éculés ? C’est ça le nationalisme. Et celui-là est sans excuse car il n’est alimenté par aucune révolte, aucune oppression.
J. Presly