EN DEUX MOTS ― Nous reviendrons en cours d’article à une explication plus détaillée de ce mot : « beat generation ». Disons tout de suite qu’il s’agit du problème de la Révolte et de la jeunesse, et cela aux États-Unis. Mais précisons non moins rapidement que le cas n’est pas particulier à l’Amérique, nous le verrons, et se pose en de nombreux pays aux régimes politiques différents. Seul dénominateur commun à tous : le Pouvoir d’État. Le fait a pour nous son importance et, s’il n’explique pas tout, il peut néanmoins nous aider à comprendre certains aspects du problème posé. Nous parlerons plus longuement du cas américain parce que nous possédons sur celui-ci les informations transmises par de nombreux journaux et revues tout au long de ces derniers mois et aussi parce que l’existence d’un potentiel « révolte » (si faible soit-il, bien sur) dans un grand pays aux habitants réputés « heureux » nous semble significative à plus d’un titre. Mais voyons d’abord de quoi il s’agit et les raisons de notre intérêt.
De James Dean au « Beatnik » : un même chemin
Il y a déjà longtemps que ce problème du « mal de la jeunesse-en-blouson-de-cuir » (dont le héros fut un certain James Dean) nous tracassait. Nous avions vu ce film « La Fureur de Vivre » où les fils de la bourgeoisie américaine se précipitaient avec une sorte de frénésie sur d’étranges jeux de mort. Et nous en avions ressenti un malaise. Mais à la réflexion on se disait : « Ce n’est qu’un film…», que cela devait être exagéré et qu’après tout les étudiants riches s’amusent comme bon leur semble, etc… Encore que cette dernière raison pouvait être considérée comme spécieuse, car il est tout de même… anormal de voir un jeune (même plein de fric) s’amuser avec sa vie, fallait-il en plus que les faits montré soient vrais ? On a appris depuis qu’ils l’étaient. Et aussi que le « jeu-suicide » [[ Dans « La Fureur de Vivre » le jeu consistait à prendre deux voitures volées et à se précipiter à 100 à l’heure vers un ravin. Le premier occupant qui saute de son engin avant la culbute est un « dégonflé » ! Mais il y a de nombreuses variantes à ces jeux (sic).]] n’est pas, ou n’est plus, l’apanage de la jeunesse dorée, que des actes de révolte « inexplicables » se produisent de surcroît un peu partout dans le vaste Pays de la Liberté (ils s’appellent tous comme ça!). C’est alors que l’on a commencé à mentionner la « beat generation » et ses « révoltés », certains canards parlant même d’«anarchistes » avec ce que ce mot comporte à la fois pour eux de bizarre et de pas rassurant. À ce moment, nous avons pensé que le problème devait être étudié, car sous son aspect « fait-divers » se cache une réalité plus grave.
Mais d’abord, le mot. L’adjectif « beat » a plusieurs sens dans la langue américaine. Il signifie littéralement « battu » et, accolé au substantif « génération » peut vouloir dire « génération battue » ou mieux « génération vaincue ». Rappelons qu’après la guerre de 14―18, de jeunes écrivains d’Amérique, qui se nommaient entre autres : Dos Passos, Faulkner, Steinbeck, Hemingway, furent appelés « Ceux de la Génération Perdue ». Pourquoi ? Parce qu’ils avaient vu pour la plupart la boucherie de près et constataient que le monde se préparait avec une sorte d’indifférence pour la prochaine… D’où un jugement sans concessions de leur part et, à travers leurs écrits, une révolte contre une Société qu’ils estimaient, à juste titre, pourrie. La « génération perdue » est-elle donc relayée par la « beat generation » ? Au fond, ce vieux « mal de la jeunesse » qu’on fait semblant dé découvrir à chaque fois a bien l’air d’être toujours le même. Surtout quand cette jeunesse revient d’une guerre, ou sent un peu trop sûrement qu’elle va y aller.
Pour en revenir à notre explication, et la compléter, mentionnons que l’adjectif « beat » peut signifier également « béat », comme dans le français. La seule nuance est que les jeunes Américains de la « B.G. » (abrégeons désormais) lui gardent uniquement son sens quasi-mystique de béatitude, en éliminant le côté « ahuri-content-de-soi » que cet adjectif a aussi dans la langue française. Les gars de la « B.G. » s’estiment d’ailleurs indifféremment « battus » ou « béats » voire les deux à la fois. L’important, c’est le comportement du « beatnik » (en argot U.S.: le « mec » de la « B.G. ») ce qu’il pense, ce qu’il dit.
Il est d’abord bien évident que pour la grande masse du peuple américain, la « B.G. » est un objet de scandale. Sans partager l’indignation vertueuse des braves gens d’outre-Atlantique, nous pouvons dire que les anarchistes ne peuvent être d’accord avec tous les gestes ou toutes les idées des « beatniks » et c’est normal car, si parmi eux se trouvent d’authentiques révoltés on trouve aussi de petits rigolos, comme partout. Et puis, Révolte n’est pas forcément Révolution, bien sûr. Mais cela dit, comment, ne pas souscrire à la dénonciation par la « B.G. » des sacro-saints préceptes de cet « American way of life » dont parlait récemment dans le « MONDE LIBERTAIRE » un camarade revenant de là-bas ! Certes il n’est pas spécialement « anarchiste » de crier : « Merde ! » à de braves dames patronesses [[« Beat : la mal de la jeunesse américaine actuelle ». FRANCE-OBSERVATEUR n°462. 12 mars 1959.]] de San Francisco venues pour écouter une « soirée de musique. religieuse » (sic). On pourra chicaner en disant que cc n’est pas nouveau, que les surréalistes en 1920 faisaient la même chose avec les dadaïstes. Oui, mais c’était en 1920, et en Europe. Et quand en 1953 les libertaires bombardaient, au Palais de Chaillot, les gens de l’O.N.U. avec des tomates et des œufs pourris, était-ce un geste spécifiquement « anarchiste » ? Peut-être pas, il y avait de l’«acte-sacrilège » là-dedans, mais avouons que ça faisait bien plaisir !
La « B.G. » engueule donc les vieilles fille des clubs presbytériens mais elle méprise aussi la conception classique de la « bonne famille dans un bon foyer », elle ne se soucie pas d’«arriver », se moque du « confort » et de la Respectabilité (Ah ! toute puissante Respectabilité!), conchie tout à la fois l’Armée, la Patrie et le « Monde Libre », n’a aucun respect pour le « travail » tel que le conçoit une Société mécanisée jusqu’à la robotisation. Ne s’agit-il là que d’une attitude ? S’il semble évident qu’il y ait aussi un peu de ça, nous pensons qu’il n’y a pas que ça. D’où l’intérêt du problème, sa complexité, et les aspects délicats qu’il comporte.
Car il n’est pas question pour. nous d’«idéaliser » à tout prix ce qui n’est, d’abord, que minoritaire au sein de l’immense société américaine et ensuite sujet à d’inévitables déviations, perversions et autres dégénérescences. Certains « beatniks » boivent, boivent beaucoup même, se droguent, se livrent à des « orgies sexuelles»(sur lesquelles « on » ne donne pas de renseignements mais dont « on » dit grand mal!) et tuent aussi parfois, sans raison, pour voir « quel effet ça fait », etc… Nous ne nous cachons donc pas un aspect exacerbé de ce monstre qu’est pour Smith, Américain moyen, la « B.G. », mais outre que dans tout courant d’idées il y a toujours des « activistes » (si l’on peut dire), il faut également tenir compte du torrent de boue déversé contre la « B.G. » par Mr. Smith et ses semblables, en état de « self-défense », ce qui se comprend ! Ceux-ci sont d’ailleurs aidés dans leur œuvre de Salut moral par les bons citoyens d’autres contrées et pour ne parler que de « chez nous » on peut faire confiance à Dupont journaliste moyen, pour présenter la « B.G. » à la France avec l’ironie de rigueur (on vous parlera d’hurluberlus, de bohêmes, de néo-zazous pour tout dire…). Il est également certain, et nous avons déjà lu des articles en ce sens, qu’on fera son possible pour salir et déformer systématiquement un phénomène qui met en cause un ordre établi. Et c’est là le principal.
Un esprit ou un mouvment ? Les Deux
Nous avons donc vu certaines exagérations, certains excès, en eux-mêmes limités, au sein même de la « B.G. » mais il y a néanmoins au dessus de tout cela l’apport incontestable que représente ce mouvement dans la lutte incessante que mène l’Individu pour sa difficile libération. Ce « mouvement » ? Nous parlions tout à l’heure de « courant d’idées », certes, mais il semble acquis que la « B.G. » représente l’un et l’autre. À ses origines, il y a de ça quelques années, l’appellation fut trouvée par un jeune poète de New-York : Jack Kerouac, et un « mouvement » se dessina. Celui-ci tendait à confiner aux seuls intellectuels, artistes et poètes, ce qui allait devenir l’«esprit B.G. » lequel se répand actuellement dans différentes couches de la population, du propre aveu des journalistes américains. Le fait est remarquable. Et le « beatnik » peut être un étudiant comme le fils d’une famille pauvre. La prédominance intellectuelle reste toutefois marquée, rien d’étonnant à cela. Le seul facteur « unificateur » est évidemment que la « B.G. » reste essentiellement le domaine de la jeunesse, de dix-huit à trente ans approximativement (il y a aussi des « plus de trente ans », mais peut-on fixer à la jeunesse une limite arbitraire ? Il n’y a que ceux sachant mal vieillir qui le font.)
Nous parlions d’un apport. Sans surestimer l’importance de ce qui ne demeure qu’un esprit de révolte, répétons-le, il nous semble intéressant de suivre le « phénomène » en question avec attention, car il y a effectivement d’autres points à retenir. Ainsi, dans une société dont la bombe atomique. (ou la bombe H., etc…) demeure le garant, la B.G. est-elle résolument pacifiste et dénonce-t-elle avec violence la guerre et ses préparatifs. Ajoutons qu’une certaine « hantise de la bombe » pousse même ces jeunes vers un pessimisme peut-être trop accentué. Un autre fait important : le « beatnik » n’est pas raciste et, dans un pays où le « negro-problem » reste brûlant, il fréquentera ostensiblement les jeunes noirs. Il y aura même de sa part une volonté délibérée de provocation vis-à-vis du racisme soit virulent soit latent qui infecte encore la mentalité américaine. Là aussi, on pourrait parler d’«attitude », mais il est parfois des comportements qui valent de longs discours et de beaux programmes. (On voudrait bien qu’en France, par exemple, une telle réaction se produise en faveur des Algériens ! Mais, n’est-ce pas, il ne s’agit que de « bicots » et chacun sait que le Français n’est pas raciste. S’il n’aime pas les Algériens, les Juifs, etc… c’est autre chose, mais ce n’est pas du racisme!).
La peur du vide
Que dit enfin le « beatnik » ? Écoutons-le :
« Tout le monde avait espéré qu’il y aurait un beau monde nouveau après la guerre, mais les choses ont tourné autrement. Nous n’avons même pas eu les dix ans de paix qui ont suivi la première guerre mondiale. Dès 1947, tout le monde parlait déjà de la prochaine…» [[C.F. « L’EXPRESS » n°414, 21/5/59. Article de A. Aranowitz « Voici les beatnick ».]]. Et encore :
« O.K. Nous ne sommes pas adaptés. Et finalement, la crise que nous traversons passera. O.K. ça vient de l’adolescence. Tout de même, il n’y a pas que nous qui sommes en crise… Nous nous retrouvons perdus, dans un continent trop vaste, plein de vide. Qu’est-ce que vous pouvez comprendre au vide américain, vous qui vivez dans de petites nations à votre mesure ? D’ici ― San Francisco ― à San Antonio, il y a plus de 2.000 Kms de désert. Du vrai désert… Vous voulez voir votre cousin ? Lorsqu’il habite à côté c’est à 400 miles ; pour vous, plus de la moitié de la France. L’avion n’a rien résolu ; il a détruit une mesure et il l’a remplacée par un horaire. Les beatniks sont des gens qui ont envie de marcher à pied. Le plus drôle : savez-vous avec quoi nous avons meublé le vide de l’espace ? Avec du bruit. L’Amérique fait un bruit énorme : radio, télé, affiches lumineuses et sonores, journaux de 2 kilogrammes, conférences et conférences, tout cela n’a qu’un but : meubler le vide, occuper les temps mors. Nous ne voulons pas entrer dans cette vie-là. C’est une vie morte. Nous voulons retrouver une mesure, un rythme réel, celui de la vie, de la marche, de la musique…» [[C.F. « France-Observateur » n°469 ― 30 avril 1959 ― Reportage de G. Suffert : « Des Américains peutranquilles ».]].
Ces déclarations, parmi beaucoup d’autres, montrent que si la « B.G. » se voit elle-même sans illusions, elle sait aussi percevoir toute la vanité du monde dans laquelle elle vit. On voit que par-delà les outrances, le nihilisme des beatniks, se posent (ou se reposent) les vieilles questions de l’Homme et sa Société, du sens de la Vie, du droit au Bonheur. Et si la jeunesse se révolte souvent instinctivement contre une « civilisation » qui l’étouffe, c’est qu’elle n’a pas encore eu le temps d’être « ramollie » par la vie de tous les jours, celle qui attend l’homme « adulte ». Sans conscience politique, cette révolte n’a d’ailleurs pas d’aboutissement et, son accès de fièvre passé, le jeune rejoint en général le troupeau. Oui. Mais il n’empêche que le problème de la Société reste posé. Et c’est à ce titre que les « révoltes » des différents pays nous intéressent. Car l’Amérique n’a pas l’exclusivité de ces mouvements, nous le disions en début d’article, et nous allons le constater.
L’exemple suédois
Voici le cas d’un autre pays dit « heureux » : la Suède. Chacun se rappelle les « soulèvements spontanés » de la jeunesse, à Stockholm. Il y a trois ans, nous apprenions en effet que des milliers de jeunes avaient saccagé la rue principale de la ville, érigeant de petites barricades, se heurtant farouchement aux forces de police, insultant les dignes passants scandalisés, etc. Il ne s’agissait pas de « monômes » estudiantins, les jeunes manifestants étant pour la plupart des salariés de condition très moyenne. Pas question non plus de manifestation ouvrière ou d’action politique. Les jeunes qui étaient là avaient de l’argent (la condition « très moyenne » des salariés suédois, même apprentis, étant tout de même fort acceptable, pécuniairement parlant) et ne représentaient ni partis ni organisations. Non, la révolte de Stockholm avait lieu comme ça, pour rien, et le monde étonné qualifiait de « sans cause » une explosion à laquelle il ne comprenait rien. Ou ne voulait rien comprendre. Comment ! voici un pays dont on dit qu’il a réalisé un certain nombre de mesures « socialistes » (coopératives du circuit KOMSUM, bonnes conditions de travail pour les ouvriers, mesures sociales de tous ordres, assurance pour les vieux de finir des jours paisibles dans des maisons de repos confortables aux frais payés par les organisations syndicales, etc…); voici des jeunes qui gagnent bien leur vie, qui peuvent se loger, n’ont pas d’ennuis avec les problèmes de l’Amour (éducation et liberté sexuelles largement développés, « birth-control » encouragé, possibilités d’avortement, etc…); voici donc des jeunes qui ont tout pour être « heureux » ! et ces ingrats se révoltent ! Une fois de plus nous touchons du doigt le même problème et un des points sur lequel l’anarchisme a toujours été en désaccord avec le marxisme.
Sans vouloir revenir à l’Age de Pierre et sans être systématiquement partisans de la destruction du machinisme, les libertaires ont toujours affirmé que l’Homme n’est pas qu’une réalité économique, il est également et surtout une réalité… humaine. Longtemps, les anarchistes ont essuyé les rebuffades d’économistes trouvant ces préoccupations bien « sentimentales ». Or, il apparaît qu’actuellement certains théoriciens du marxisme se reposent sérieusement la question : l’homme n’existe-t-il qu’en fonction de rapports de production ? Et ils admettent l’existence d’autres facteurs. Non, « l’homme ne vit pas seulement de pain » (comme dit Doudintzev) et s’il doit d’abord avoir ce pain assuré, i1 doit également trouver de véritables raisons de vivre, même dans une société dite socialiste. Or nous pensons, nous anarchistes, qu’une société « socialiste » dirigée par un pouvoir d’État ne peut être réellement socialiste et de ce fait rendre des hommes heureux. Nous verrons que la Russie dite Soviétique n’échappe pas, dans une certaine mesure, au même malaise.
Mais revenons à la Suède après cette longue parenthèse. Pour qui n’a pas connu ce pays, vécu et discuté avec ses habitants, la révolte des jeunes peut paraître étonnante. Pourquoi cette révolte ? À cela une réponse toute simple : Les jeunes Suédois ont tout… mais ils s’ennuient. Nous avons pu constater le fait nous-mêmes en voyageant là-bas et nous gardons en mémoire les explications des camarades espérantistes (et ceci en des endroits forts différents du pays) nous décrivant le vide (eux-aussi) de leur vie. Comme tout bon État, l’État suédois a cru liquider la question en donnant à bouffer à tous, en assurant « la matérielle ». Il n’oubliait qu’une chose, qu’un détail infime mais qui a tout de même son importance : l’Homme. Aussi, pour meubler les longues soirées, les dimanches où « on ne sait pas quoi faire » l’homme suédois boit. (« On boit parce qu’on s’ennuie » disait cet ouvrier spécialisé de l’usine d’armes de Huskvàrna).
Du temps, pas si lointain, de la prohibition, on pouvait voir à Stockholm un fort curieux spectacle : celui d’interminables files de citoyens élégamment vêtus attendant patiemment sous la surveillance d’un flic à sabre, qu’on leur délivre la ration d’alcool correspondant au ticket hebdomadaire. La prohibition est maintenant finie, l’alcoolisme non. Il a même augmenté dans d’effrayantes proportions depuis et l’on continue de voir le samedi soir à Kungsgàtan (rue principale de Stockholm) des bandes de jeunes aux cravates chatoyantes dénouées, aux confortables complets de coupe américaine en désordre, le flacon d’alcool de pin (ou de pomme de terre!) à la bouche. Beaucoup de ceux-ci, des gars de 15―16 ans, sont les révoltés de demain…
Avant d’en terminer avec l’exemple suédois il nous semble utile de revenir sur les conclusions d’un excellent article paru dans la revue « Socialisme ou Barbarie » (NO21 ― mai 1957. p.181) signé Yvon Bourdet et consacré à ce problème de la révolte de Stockholm. Dans l’ensemble, nous sommes d’accord avec lui et tirons les mêmes enseignements (à savoir : écrasement de l’individu par une société incapable de lui donner un réel goût de vivre et de se réaliser, révolte désespérée pour tenter de se libérer de cet écrasement) à cette nuance près que Bourdet croit utile de s’en prendre finalement au « réformisme » suédois (et de fait, le régime est bien « social-réformiste ») pour essayer d’expliquer le caractère particulier de la révolte juvénile de ce pays. Comme si le réformisme était plus responsable que le régime capitaliste dans un tel cas ! Nous savons bien que le réformisme, même avec ses réalisations « socialistes » (qui ne sont que la résolution de besoins exclusivement matériels) n’a rien à voir avec le Socialisme. L’attaque de Bourdet serait, selon nous, valable s’il opposait au réformisme (et cela est valable pour tout autre régime d’État) la conception d’une Société aux fondements profondément bouleversés, une Société remise en question aux valeurs nouvelles, et qui serait, elle, la préfiguration d’un véritable Socialisme ! Aussi quand il dit : «(…) On est bien loin de cet univers nouveau que Marx réclamait, de ce monde qui serait la création de la spontanéité humaine et l’expression de la liberté totale » sommes-mous quelque peu perplexes et avons-nous l’impression que Bourdet « enjolive » la conception humaine du Maître. On aimerait bien savoir où et quand Marx a parlé en faveur de la spontanéité de l’homme, par exemple. Et nous suggérons timidement que s’il en avait fait état à ce point, ses innombrables disciples en auraient peul-être tenu plus compte…
« Teddy-boys », racisme et pudeur gouvernementale
Un autre pays « occidental » mais aux réalisations moins socialistes » a vu le poids de sa société contraindre également certains jeunes à une révolte quasi-sauvage, aux dangereuses déviations. C’est la vieille, la sage Angleterre dont les « teddy-boys » n’ont été, il y a quelques années que l’expression d’un « défoulement » inconscient parmi un secteur de sa jeunesse. Comparativement à la « B.G. » le « teddy-boy » est moins « mental ». Ses réactions et son comportement ne furent et ne sont encore que provocation violente, presque animale. La manière de se vêtir elle-même : veste longue au col et poches bordés de velours, pantalons collants cheveux abondants aux toupets agressifs (un peu le style « zazou » du temps de l’occupation en France), cherchait avant tout à hérisser le sens du « comme-il-faut » général, à égratigner la « respectabilité » britanique. Si les journaux ont fait largement état des bagarres, des agressions commises par les « teddy-boys », ils ont été plus discrets en ce qui concerne les assauts de commissariats, les chocs violents avec la police où souvent des agents se retrouvaient rossés… Le phénomène « teddy-boy » tendait toutefois à s’estomper quand le meurtre récent d’un jeune Jamaïcain du quartier tristement célèbre de Notting-Hill a fort opportunément servi d’exutoire au racisme anglais. Comme nous le disait un camarade du groupe anarchiste de Londres, le « teddy-boy » est le « scapegoat » (bouc émissaire) par excellence. Tout mauvais coup, tout meurtre, vol ou viol, c’est lui ! Comme l’État anglais ne se veut pas plus raciste que son homologue français, la tentation était évidemment bien grande de faire endosser au seul « teddy-boy » la responsabilité de l’abominable forfait. Ce qui fut fait.
Pas question de discuter ici sur u>l’exécutant du crime. C’est un jeune, c’est vrai (plusieurs même.) peut être même un « teddy-boy » et son acte est atroce. Mais il est aussi et surtout l’habitant d’un quartier raciste anti-Noirs dans son ensemble (et quand nous ne parlons que d’un quartier…). Sans entrer dans les causes profondes de ce racisme, tel n’est pas le but de cet article, il est fonction de la concentration dans ce secteur de familles jamaïcaines et antillaises et frénétiquement entretenu, développé par la propagande du fasciste Oswald Mosley. Celui-ci a systématiquement entrepris une campagne de haine anti-Noirs sous l’éloquent slogan de « L’Angleterre aux Blancs », au moyen de son organisation « Union Mouvement » et de son journal « Action ». Il est juste de signaler que d’autres groupes politiques racistes font bloc avec lui.
Il y a donc un ensemble de faits qui méritent d’être connus dans une telle histoire. Mais le gouvernement britannique a su faire d’une pierre deux coups en cachant (mais a‑t-il réussi à le cacher tant que cela?) à l’opinion mondiale le racisme d’une partie de la population anglaise, tout en rendant exclusivement responsable du crime un phénomène qui l’embarrassait bien. Comme on le voit, tous les moyens sont bons !
Le « socialisme » les étouffe aussi
L’exemple de ces pays, appartenant au Monde soi-disant libre montre les tragiques effets que peut avoir une révolte forcenée face à l’oppression d’une société. Mais nous ne voudrions pas terminer cet article sans mentionner le cas des pays « socialistes»dont nous parlions au début. Quand nous parlions de pays « socialistes » ou se prétendant tels nous pensions bien sûr à l’U.R.S.S. Celle-ci a son « mai de la jeunesse » également : ses « hooligans ». Il est indéniable que parmi ces jeunes se trouvent, comme on le dit complaisamment, aussi des paresseux, des dévoyés, etc… Mais nous sommes non moins persuadés que nombre de ceux que l’on appelle « hooligans » ressentent le même étouffement que les jeunes vivant en régime capitaliste. Cela parce qu’il ne peut en être autrement. Un test : Il n’est que de voir la similitude dans le comportement et surtout dans la condamnation des révoltés de part et d’autre du « rideau de fer ». (la plaisante expression!). Dans les deux camps même hypocrisie offusquée, même conformisme scandalisé devant les atteintes à l’Ordre établi !
Chez Tito (nous ne parlerons pas de la Pologne où c’est la même chose qu’en U.R.S.S.), l’homme des prétendus « Conseils ouvriers », on appelle les jeunes anticonformistes les « Kretenchichi » (littéralement « les petits crétins ») parce que ceux-ci se permettent de timides essais de protestation, le plus souvent par des moyens artistiques. Des peintres comme Dado Djurich, Toskovich, Konitch « bénéficient » ainsi du mépris officiel. Pensez donc, ces contre-révolutionnaires se permettent de la peinture abstraite ou surréaliste !
En conclusion
Y a‑t-il une conclusion obligatoire, pour bien fermer le cercle, à tirer de ces quelques constations ? Nous avons parlé de ce problème dans « NOIR et ROUGE » parce que nous pensons que les anarchistes doivent tenir compte de tous les aspects de la Révolte, ou de l’esprit de révolte. Que, malgré leurs apparences, ceux-ci sont en définitive positifs et indispensables, mûris par l’éthique et la conscience politique, à l’accomplissement de la Révolution.
Nous ne devons toutefois pas oublier qu’au-delà de l’État dont nous dénonçons inlassablement le système d’oppression c’est au problème entier de la Société que les anarchistes auront à faire face s’ils veulent créer une humanité vraiment nouvelle. Nous ne devons pas, à notre tour faire de l’État un « scapegoat » car il n’est après tout que la forme d’une organisation de la Société. Si nous supprimions cette forme sans toucher au fond, nous nous exposerions aux contradictions que nous dénonçons précisément. Les réalités économiques existent, mais les réalités psychologiques également. Les anarchistes se prépareraient à de cruels déboires et seraient malhonnêtes avec eux-mêmes et avec les autres en remplaçant l’État par un succédané qui n’en porterait pas le nom mais en aurait les fonctions. Afin d’éviter que des jeunes étouffent sous de nouveaux dogmes, sous de nouvelles morales rigides, sous un nouveau conformisme même « révolutionnaire » nous devons être persuadés que la Révolution sera totale ou ne sera pas.
C. Lagant