La Presse Anarchiste

La révolte et la jeunesse

EN DEUX MOTS ― Nous revien­drons en cours d’ar­ticle à une expli­ca­tion plus détaillée de ce mot : « beat gene­ra­tion ». Disons tout de suite qu’il s’a­git du pro­blème de la Révolte et de la jeu­nesse, et cela aux États-Unis. Mais pré­ci­sons non moins rapi­de­ment que le cas n’est pas par­ti­cu­lier à l’A­mé­rique, nous le ver­rons, et se pose en de nom­breux pays aux régimes poli­tiques dif­fé­rents. Seul déno­mi­na­teur com­mun à tous : le Pou­voir d’É­tat. Le fait a pour nous son impor­tance et, s’il n’ex­plique pas tout, il peut néan­moins nous aider à com­prendre cer­tains aspects du pro­blème posé. Nous par­le­rons plus lon­gue­ment du cas amé­ri­cain parce que nous pos­sé­dons sur celui-ci les infor­ma­tions trans­mises par de nom­breux jour­naux et revues tout au long de ces der­niers mois et aus­si parce que l’exis­tence d’un poten­tiel « révolte » (si faible soit-il, bien sur) dans un grand pays aux habi­tants répu­tés « heu­reux » nous semble signi­fi­ca­tive à plus d’un titre. Mais voyons d’a­bord de quoi il s’a­git et les rai­sons de notre intérêt.

De James Dean au « Beatnik » : un même chemin

Il y a déjà long­temps que ce pro­blème du « mal de la jeu­nesse-en-blou­son-de-cuir » (dont le héros fut un cer­tain James Dean) nous tra­cas­sait. Nous avions vu ce film « La Fureur de Vivre » où les fils de la bour­geoi­sie amé­ri­caine se pré­ci­pi­taient avec une sorte de fré­né­sie sur d’é­tranges jeux de mort. Et nous en avions res­sen­ti un malaise. Mais à la réflexion on se disait : « Ce n’est qu’un film…», que cela devait être exa­gé­ré et qu’a­près tout les étu­diants riches s’a­musent comme bon leur semble, etc… Encore que cette der­nière rai­son pou­vait être consi­dé­rée comme spé­cieuse, car il est tout de même… anor­mal de voir un jeune (même plein de fric) s’a­mu­ser avec sa vie, fal­lait-il en plus que les faits mon­tré soient vrais ? On a appris depuis qu’ils l’é­taient. Et aus­si que le « jeu-sui­cide » [[ Dans « La Fureur de Vivre » le jeu consis­tait à prendre deux voi­tures volées et à se pré­ci­pi­ter à 100 à l’heure vers un ravin. Le pre­mier occu­pant qui saute de son engin avant la culbute est un « dégon­flé » ! Mais il y a de nom­breuses variantes à ces jeux (sic).]] n’est pas, ou n’est plus, l’a­pa­nage de la jeu­nesse dorée, que des actes de révolte « inex­pli­cables » se pro­duisent de sur­croît un peu par­tout dans le vaste Pays de la Liber­té (ils s’ap­pellent tous comme ça!). C’est alors que l’on a com­men­cé à men­tion­ner la « beat gene­ra­tion » et ses « révol­tés », cer­tains canards par­lant même d’«anarchistes » avec ce que ce mot com­porte à la fois pour eux de bizarre et de pas ras­su­rant. À ce moment, nous avons pen­sé que le pro­blème devait être étu­dié, car sous son aspect « fait-divers » se cache une réa­li­té plus grave.

Mais d’a­bord, le mot. L’ad­jec­tif « beat » a plu­sieurs sens dans la langue amé­ri­caine. Il signi­fie lit­té­ra­le­ment « bat­tu » et, acco­lé au sub­stan­tif « géné­ra­tion » peut vou­loir dire « géné­ra­tion bat­tue » ou mieux « géné­ra­tion vain­cue ». Rap­pe­lons qu’a­près la guerre de 14―18, de jeunes écri­vains d’A­mé­rique, qui se nom­maient entre autres : Dos Pas­sos, Faulk­ner, Stein­beck, Heming­way, furent appe­lés « Ceux de la Géné­ra­tion Per­due ». Pour­quoi ? Parce qu’ils avaient vu pour la plu­part la bou­che­rie de près et consta­taient que le monde se pré­pa­rait avec une sorte d’in­dif­fé­rence pour la pro­chaine… D’où un juge­ment sans conces­sions de leur part et, à tra­vers leurs écrits, une révolte contre une Socié­té qu’ils esti­maient, à juste titre, pour­rie. La « géné­ra­tion per­due » est-elle donc relayée par la « beat gene­ra­tion » ? Au fond, ce vieux « mal de la jeu­nesse » qu’on fait sem­blant dé décou­vrir à chaque fois a bien l’air d’être tou­jours le même. Sur­tout quand cette jeu­nesse revient d’une guerre, ou sent un peu trop sûre­ment qu’elle va y aller.

Pour en reve­nir à notre expli­ca­tion, et la com­plé­ter, men­tion­nons que l’ad­jec­tif « beat » peut signi­fier éga­le­ment « béat », comme dans le fran­çais. La seule nuance est que les jeunes Amé­ri­cains de la « B.G. » (abré­geons désor­mais) lui gardent uni­que­ment son sens qua­si-mys­tique de béa­ti­tude, en éli­mi­nant le côté « ahu­ri-content-de-soi » que cet adjec­tif a aus­si dans la langue fran­çaise. Les gars de la « B.G. » s’es­timent d’ailleurs indif­fé­rem­ment « bat­tus » ou « béats » voire les deux à la fois. L’im­por­tant, c’est le com­por­te­ment du « beat­nik » (en argot U.S.: le « mec » de la « B.G. ») ce qu’il pense, ce qu’il dit.

Il est d’a­bord bien évident que pour la grande masse du peuple amé­ri­cain, la « B.G. » est un objet de scan­dale. Sans par­ta­ger l’in­di­gna­tion ver­tueuse des braves gens d’outre-Atlan­tique, nous pou­vons dire que les anar­chistes ne peuvent être d’ac­cord avec tous les gestes ou toutes les idées des « beat­niks » et c’est nor­mal car, si par­mi eux se trouvent d’au­then­tiques révol­tés on trouve aus­si de petits rigo­los, comme par­tout. Et puis, Révolte n’est pas for­cé­ment Révo­lu­tion, bien sûr. Mais cela dit, com­ment, ne pas sous­crire à la dénon­cia­tion par la « B.G. » des sacro-saints pré­ceptes de cet « Ame­ri­can way of life » dont par­lait récem­ment dans le « MONDE LIBERTAIRE » un cama­rade reve­nant de là-bas ! Certes il n’est pas spé­cia­le­ment « anar­chiste » de crier : « Merde ! » à de braves dames patro­nesses [[« Beat : la mal de la jeu­nesse amé­ri­caine actuelle ». FRANCE-OBSERVATEUR n°462. 12 mars 1959.]] de San Fran­cis­co venues pour écou­ter une « soi­rée de musique. reli­gieuse » (sic). On pour­ra chi­ca­ner en disant que cc n’est pas nou­veau, que les sur­réa­listes en 1920 fai­saient la même chose avec les dadaïstes. Oui, mais c’é­tait en 1920, et en Europe. Et quand en 1953 les liber­taires bom­bar­daient, au Palais de Chaillot, les gens de l’O.N.U. avec des tomates et des œufs pour­ris, était-ce un geste spé­ci­fi­que­ment « anar­chiste » ? Peut-être pas, il y avait de l’«acte-sacrilège » là-dedans, mais avouons que ça fai­sait bien plaisir !

La « B.G. » engueule donc les vieilles fille des clubs pres­by­té­riens mais elle méprise aus­si la concep­tion clas­sique de la « bonne famille dans un bon foyer », elle ne se sou­cie pas d’«arriver », se moque du « confort » et de la Res­pec­ta­bi­li­té (Ah ! toute puis­sante Res­pec­ta­bi­li­té!), conchie tout à la fois l’Ar­mée, la Patrie et le « Monde Libre », n’a aucun res­pect pour le « tra­vail » tel que le conçoit une Socié­té méca­ni­sée jus­qu’à la robo­ti­sa­tion. Ne s’a­git-il là que d’une atti­tude ? S’il semble évident qu’il y ait aus­si un peu de ça, nous pen­sons qu’il n’y a pas que ça. D’où l’in­té­rêt du pro­blème, sa com­plexi­té, et les aspects déli­cats qu’il comporte.

Car il n’est pas ques­tion pour. nous d’«idéaliser » à tout prix ce qui n’est, d’a­bord, que mino­ri­taire au sein de l’im­mense socié­té amé­ri­caine et ensuite sujet à d’i­né­vi­tables dévia­tions, per­ver­sions et autres dégé­né­res­cences. Cer­tains « beat­niks » boivent, boivent beau­coup même, se droguent, se livrent à des « orgies sexuelles»(sur les­quelles « on » ne donne pas de ren­sei­gne­ments mais dont « on » dit grand mal!) et tuent aus­si par­fois, sans rai­son, pour voir « quel effet ça fait », etc… Nous ne nous cachons donc pas un aspect exa­cer­bé de ce monstre qu’est pour Smith, Amé­ri­cain moyen, la « B.G. », mais outre que dans tout cou­rant d’i­dées il y a tou­jours des « acti­vistes » (si l’on peut dire), il faut éga­le­ment tenir compte du tor­rent de boue déver­sé contre la « B.G. » par Mr. Smith et ses sem­blables, en état de « self-défense », ce qui se com­prend ! Ceux-ci sont d’ailleurs aidés dans leur œuvre de Salut moral par les bons citoyens d’autres contrées et pour ne par­ler que de « chez nous » on peut faire confiance à Dupont jour­na­liste moyen, pour pré­sen­ter la « B.G. » à la France avec l’i­ro­nie de rigueur (on vous par­le­ra d’hur­lu­ber­lus, de bohêmes, de néo-zazous pour tout dire…). Il est éga­le­ment cer­tain, et nous avons déjà lu des articles en ce sens, qu’on fera son pos­sible pour salir et défor­mer sys­té­ma­ti­que­ment un phé­no­mène qui met en cause un ordre éta­bli. Et c’est là le principal.

Un esprit ou un mouvment ? Les Deux

Nous avons donc vu cer­taines exa­gé­ra­tions, cer­tains excès, en eux-mêmes limi­tés, au sein même de la « B.G. » mais il y a néan­moins au des­sus de tout cela l’ap­port incon­tes­table que repré­sente ce mou­ve­ment dans la lutte inces­sante que mène l’In­di­vi­du pour sa dif­fi­cile libé­ra­tion. Ce « mou­ve­ment » ? Nous par­lions tout à l’heure de « cou­rant d’i­dées », certes, mais il semble acquis que la « B.G. » repré­sente l’un et l’autre. À ses ori­gines, il y a de ça quelques années, l’ap­pel­la­tion fut trou­vée par un jeune poète de New-York : Jack Kerouac, et un « mou­ve­ment » se des­si­na. Celui-ci ten­dait à confi­ner aux seuls intel­lec­tuels, artistes et poètes, ce qui allait deve­nir l’«esprit B.G. » lequel se répand actuel­le­ment dans dif­fé­rentes couches de la popu­la­tion, du propre aveu des jour­na­listes amé­ri­cains. Le fait est remar­quable. Et le « beat­nik » peut être un étu­diant comme le fils d’une famille pauvre. La pré­do­mi­nance intel­lec­tuelle reste tou­te­fois mar­quée, rien d’é­ton­nant à cela. Le seul fac­teur « uni­fi­ca­teur » est évi­dem­ment que la « B.G. » reste essen­tiel­le­ment le domaine de la jeu­nesse, de dix-huit à trente ans approxi­ma­ti­ve­ment (il y a aus­si des « plus de trente ans », mais peut-on fixer à la jeu­nesse une limite arbi­traire ? Il n’y a que ceux sachant mal vieillir qui le font.)

Nous par­lions d’un apport. Sans sur­es­ti­mer l’im­por­tance de ce qui ne demeure qu’un esprit de révolte, répé­tons-le, il nous semble inté­res­sant de suivre le « phé­no­mène » en ques­tion avec atten­tion, car il y a effec­ti­ve­ment d’autres points à rete­nir. Ain­si, dans une socié­té dont la bombe ato­mique. (ou la bombe H., etc…) demeure le garant, la B.G. est-elle réso­lu­ment paci­fiste et dénonce-t-elle avec vio­lence la guerre et ses pré­pa­ra­tifs. Ajou­tons qu’une cer­taine « han­tise de la bombe » pousse même ces jeunes vers un pes­si­misme peut-être trop accen­tué. Un autre fait impor­tant : le « beat­nik » n’est pas raciste et, dans un pays où le « negro-pro­blem » reste brû­lant, il fré­quen­te­ra osten­si­ble­ment les jeunes noirs. Il y aura même de sa part une volon­té déli­bé­rée de pro­vo­ca­tion vis-à-vis du racisme soit viru­lent soit latent qui infecte encore la men­ta­li­té amé­ri­caine. Là aus­si, on pour­rait par­ler d’«attitude », mais il est par­fois des com­por­te­ments qui valent de longs dis­cours et de beaux pro­grammes. (On vou­drait bien qu’en France, par exemple, une telle réac­tion se pro­duise en faveur des Algé­riens ! Mais, n’est-ce pas, il ne s’a­git que de « bicots » et cha­cun sait que le Fran­çais n’est pas raciste. S’il n’aime pas les Algé­riens, les Juifs, etc… c’est autre chose, mais ce n’est pas du racisme!).

La peur du vide

Que dit enfin le « beat­nik » ? Écoutons-le :

« Tout le monde avait espé­ré qu’il y aurait un beau monde nou­veau après la guerre, mais les choses ont tour­né autre­ment. Nous n’a­vons même pas eu les dix ans de paix qui ont sui­vi la pre­mière guerre mon­diale. Dès 1947, tout le monde par­lait déjà de la pro­chaine…» [[C.F. « L’EXPRESS » n°414, 21/​5/​59. Article de A. Ara­no­witz « Voi­ci les beat­nick ».]]. Et encore :

« O.K. Nous ne sommes pas adap­tés. Et fina­le­ment, la crise que nous tra­ver­sons pas­se­ra. O.K. ça vient de l’a­do­les­cence. Tout de même, il n’y a pas que nous qui sommes en crise… Nous nous retrou­vons per­dus, dans un conti­nent trop vaste, plein de vide. Qu’est-ce que vous pou­vez com­prendre au vide amé­ri­cain, vous qui vivez dans de petites nations à votre mesure ? D’i­ci ― San Fran­cis­co ― à San Anto­nio, il y a plus de 2.000 Kms de désert. Du vrai désert… Vous vou­lez voir votre cou­sin ? Lors­qu’il habite à côté c’est à 400 miles ; pour vous, plus de la moi­tié de la France. L’a­vion n’a rien réso­lu ; il a détruit une mesure et il l’a rem­pla­cée par un horaire. Les beat­niks sont des gens qui ont envie de mar­cher à pied. Le plus drôle : savez-vous avec quoi nous avons meu­blé le vide de l’es­pace ? Avec du bruit. L’A­mé­rique fait un bruit énorme : radio, télé, affiches lumi­neuses et sonores, jour­naux de 2 kilo­grammes, confé­rences et confé­rences, tout cela n’a qu’un but : meu­bler le vide, occu­per les temps mors. Nous ne vou­lons pas entrer dans cette vie-là. C’est une vie morte. Nous vou­lons retrou­ver une mesure, un rythme réel, celui de la vie, de la marche, de la musique…» [[C.F. « France-Obser­va­teur » n°469 ― 30 avril 1959 ― Repor­tage de G. Suf­fert : « Des Amé­ri­cains peutranquilles ».]].

Ces décla­ra­tions, par­mi beau­coup d’autres, montrent que si la « B.G. » se voit elle-même sans illu­sions, elle sait aus­si per­ce­voir toute la vani­té du monde dans laquelle elle vit. On voit que par-delà les outrances, le nihi­lisme des beat­niks, se posent (ou se reposent) les vieilles ques­tions de l’Homme et sa Socié­té, du sens de la Vie, du droit au Bon­heur. Et si la jeu­nesse se révolte sou­vent ins­tinc­ti­ve­ment contre une « civi­li­sa­tion » qui l’é­touffe, c’est qu’elle n’a pas encore eu le temps d’être « ramol­lie » par la vie de tous les jours, celle qui attend l’homme « adulte ». Sans conscience poli­tique, cette révolte n’a d’ailleurs pas d’a­bou­tis­se­ment et, son accès de fièvre pas­sé, le jeune rejoint en géné­ral le trou­peau. Oui. Mais il n’empêche que le pro­blème de la Socié­té reste posé. Et c’est à ce titre que les « révoltes » des dif­fé­rents pays nous inté­ressent. Car l’A­mé­rique n’a pas l’ex­clu­si­vi­té de ces mou­ve­ments, nous le disions en début d’ar­ticle, et nous allons le constater.

L’exemple suédois

Voi­ci le cas d’un autre pays dit « heu­reux » : la Suède. Cha­cun se rap­pelle les « sou­lè­ve­ments spon­ta­nés » de la jeu­nesse, à Stock­holm. Il y a trois ans, nous appre­nions en effet que des mil­liers de jeunes avaient sac­ca­gé la rue prin­ci­pale de la ville, éri­geant de petites bar­ri­cades, se heur­tant farou­che­ment aux forces de police, insul­tant les dignes pas­sants scan­da­li­sés, etc. Il ne s’a­gis­sait pas de « monômes » estu­dian­tins, les jeunes mani­fes­tants étant pour la plu­part des sala­riés de condi­tion très moyenne. Pas ques­tion non plus de mani­fes­ta­tion ouvrière ou d’ac­tion poli­tique. Les jeunes qui étaient là avaient de l’argent (la condi­tion « très moyenne » des sala­riés sué­dois, même appren­tis, étant tout de même fort accep­table, pécu­niai­re­ment par­lant) et ne repré­sen­taient ni par­tis ni orga­ni­sa­tions. Non, la révolte de Stock­holm avait lieu comme ça, pour rien, et le monde éton­né qua­li­fiait de « sans cause » une explo­sion à laquelle il ne com­pre­nait rien. Ou ne vou­lait rien com­prendre. Com­ment ! voi­ci un pays dont on dit qu’il a réa­li­sé un cer­tain nombre de mesures « socia­listes » (coopé­ra­tives du cir­cuit KOMSUM, bonnes condi­tions de tra­vail pour les ouvriers, mesures sociales de tous ordres, assu­rance pour les vieux de finir des jours pai­sibles dans des mai­sons de repos confor­tables aux frais payés par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, etc…); voi­ci des jeunes qui gagnent bien leur vie, qui peuvent se loger, n’ont pas d’en­nuis avec les pro­blèmes de l’A­mour (édu­ca­tion et liber­té sexuelles lar­ge­ment déve­lop­pés, « birth-control » encou­ra­gé, pos­si­bi­li­tés d’a­vor­te­ment, etc…); voi­ci donc des jeunes qui ont tout pour être « heu­reux » ! et ces ingrats se révoltent ! Une fois de plus nous tou­chons du doigt le même pro­blème et un des points sur lequel l’a­nar­chisme a tou­jours été en désac­cord avec le marxisme.

Sans vou­loir reve­nir à l’Age de Pierre et sans être sys­té­ma­ti­que­ment par­ti­sans de la des­truc­tion du machi­nisme, les liber­taires ont tou­jours affir­mé que l’Homme n’est pas qu’une réa­li­té éco­no­mique, il est éga­le­ment et sur­tout une réa­li­té… humaine. Long­temps, les anar­chistes ont essuyé les rebuf­fades d’é­co­no­mistes trou­vant ces pré­oc­cu­pa­tions bien « sen­ti­men­tales ». Or, il appa­raît qu’ac­tuel­le­ment cer­tains théo­ri­ciens du mar­xisme se reposent sérieu­se­ment la ques­tion : l’homme n’existe-t-il qu’en fonc­tion de rap­ports de pro­duc­tion ? Et ils admettent l’exis­tence d’autres fac­teurs. Non, « l’homme ne vit pas seule­ment de pain » (comme dit Dou­dint­zev) et s’il doit d’a­bord avoir ce pain assu­ré, i1 doit éga­le­ment trou­ver de véri­tables rai­sons de vivre, même dans une socié­té dite socia­liste. Or nous pen­sons, nous anar­chistes, qu’une socié­té « socia­liste » diri­gée par un pou­voir d’É­tat ne peut être réel­le­ment socia­liste et de ce fait rendre des hommes heu­reux. Nous ver­rons que la Rus­sie dite Sovié­tique n’é­chappe pas, dans une cer­taine mesure, au même malaise.

Mais reve­nons à la Suède après cette longue paren­thèse. Pour qui n’a pas connu ce pays, vécu et dis­cu­té avec ses habi­tants, la révolte des jeunes peut paraître éton­nante. Pour­quoi cette révolte ? À cela une réponse toute simple : Les jeunes Sué­dois ont tout… mais ils s’en­nuient. Nous avons pu consta­ter le fait nous-mêmes en voya­geant là-bas et nous gar­dons en mémoire les expli­ca­tions des cama­rades espé­ran­tistes (et ceci en des endroits forts dif­fé­rents du pays) nous décri­vant le vide (eux-aus­si) de leur vie. Comme tout bon État, l’É­tat sué­dois a cru liqui­der la ques­tion en don­nant à bouf­fer à tous, en assu­rant « la maté­rielle ». Il n’ou­bliait qu’une chose, qu’un détail infime mais qui a tout de même son impor­tance : l’Homme. Aus­si, pour meu­bler les longues soi­rées, les dimanches où « on ne sait pas quoi faire » l’homme sué­dois boit. (« On boit parce qu’on s’en­nuie » disait cet ouvrier spé­cia­li­sé de l’u­sine d’armes de Huskvàrna).

Du temps, pas si loin­tain, de la pro­hi­bi­tion, on pou­vait voir à Stock­holm un fort curieux spec­tacle : celui d’in­ter­mi­nables files de citoyens élé­gam­ment vêtus atten­dant patiem­ment sous la sur­veillance d’un flic à sabre, qu’on leur délivre la ration d’al­cool cor­res­pon­dant au ticket heb­do­ma­daire. La pro­hi­bi­tion est main­te­nant finie, l’al­coo­lisme non. Il a même aug­men­té dans d’ef­frayantes pro­por­tions depuis et l’on conti­nue de voir le same­di soir à Kung­sgà­tan (rue prin­ci­pale de Stock­holm) des bandes de jeunes aux cra­vates cha­toyantes dénouées, aux confor­tables com­plets de coupe amé­ri­caine en désordre, le fla­con d’al­cool de pin (ou de pomme de terre!) à la bouche. Beau­coup de ceux-ci, des gars de 15―16 ans, sont les révol­tés de demain…

Avant d’en ter­mi­ner avec l’exemple sué­dois il nous semble utile de reve­nir sur les conclu­sions d’un excellent article paru dans la revue « Socia­lisme ou Bar­ba­rie » (NO21 ― mai 1957. p.181) signé Yvon Bour­det et consa­cré à ce pro­blème de la révolte de Stock­holm. Dans l’en­semble, nous sommes d’ac­cord avec lui et tirons les mêmes ensei­gne­ments (à savoir : écra­se­ment de l’in­di­vi­du par une socié­té inca­pable de lui don­ner un réel goût de vivre et de se réa­li­ser, révolte déses­pé­rée pour ten­ter de se libé­rer de cet écra­se­ment) à cette nuance près que Bour­det croit utile de s’en prendre fina­le­ment au « réfor­misme » sué­dois (et de fait, le régime est bien « social-réfor­miste ») pour essayer d’ex­pli­quer le carac­tère par­ti­cu­lier de la révolte juvé­nile de ce pays. Comme si le réfor­misme était plus res­pon­sable que le régime capi­ta­liste dans un tel cas ! Nous savons bien que le réfor­misme, même avec ses réa­li­sa­tions « socia­listes » (qui ne sont que la réso­lu­tion de besoins exclu­si­ve­ment maté­riels) n’a rien à voir avec le Socia­lisme. L’at­taque de Bour­det serait, selon nous, valable s’il oppo­sait au réfor­misme (et cela est valable pour tout autre régime d’É­tat) la concep­tion d’une Socié­té aux fon­de­ments pro­fon­dé­ment bou­le­ver­sés, une Socié­té remise en ques­tion aux valeurs nou­velles, et qui serait, elle, la pré­fi­gu­ra­tion d’un véri­table Socia­lisme ! Aus­si quand il dit : «(…) On est bien loin de cet uni­vers nou­veau que Marx récla­mait, de ce monde qui serait la créa­tion de la spon­ta­néi­té humaine et l’ex­pres­sion de la liber­té totale » sommes-mous quelque peu per­plexes et avons-nous l’im­pres­sion que Bour­det « enjo­live » la concep­tion humaine du Maître. On aime­rait bien savoir où et quand Marx a par­lé en faveur de la spon­ta­néi­té de l’homme, par exemple. Et nous sug­gé­rons timi­de­ment que s’il en avait fait état à ce point, ses innom­brables dis­ciples en auraient peul-être tenu plus compte…

« Teddy-boys », racisme et pudeur gouvernementale

Un autre pays « occi­den­tal » mais aux réa­li­sa­tions moins socia­listes » a vu le poids de sa socié­té contraindre éga­le­ment cer­tains jeunes à une révolte qua­si-sau­vage, aux dan­ge­reuses dévia­tions. C’est la vieille, la sage Angle­terre dont les « ted­dy-boys » n’ont été, il y a quelques années que l’ex­pres­sion d’un « défou­le­ment » incons­cient par­mi un sec­teur de sa jeu­nesse. Com­pa­ra­ti­ve­ment à la « B.G. » le « ted­dy-boy » est moins « men­tal ». Ses réac­tions et son com­por­te­ment ne furent et ne sont encore que pro­vo­ca­tion vio­lente, presque ani­male. La manière de se vêtir elle-même : veste longue au col et poches bor­dés de velours, pan­ta­lons col­lants che­veux abon­dants aux tou­pets agres­sifs (un peu le style « zazou » du temps de l’oc­cu­pa­tion en France), cher­chait avant tout à héris­ser le sens du « comme-il-faut » géné­ral, à égra­ti­gner la « res­pec­ta­bi­li­té » bri­ta­nique. Si les jour­naux ont fait lar­ge­ment état des bagarres, des agres­sions com­mises par les « ted­dy-boys », ils ont été plus dis­crets en ce qui concerne les assauts de com­mis­sa­riats, les chocs vio­lents avec la police où sou­vent des agents se retrou­vaient ros­sés… Le phé­no­mène « ted­dy-boy » ten­dait tou­te­fois à s’es­tom­per quand le meurtre récent d’un jeune Jamaï­cain du quar­tier tris­te­ment célèbre de Not­ting-Hill a fort oppor­tu­né­ment ser­vi d’exu­toire au racisme anglais. Comme nous le disait un cama­rade du groupe anar­chiste de Londres, le « ted­dy-boy » est le « sca­pe­goat » (bouc émis­saire) par excel­lence. Tout mau­vais coup, tout meurtre, vol ou viol, c’est lui ! Comme l’É­tat anglais ne se veut pas plus raciste que son homo­logue fran­çais, la ten­ta­tion était évi­dem­ment bien grande de faire endos­ser au seul « ted­dy-boy » la res­pon­sa­bi­li­té de l’a­bo­mi­nable for­fait. Ce qui fut fait.

Pas ques­tion de dis­cu­ter ici sur u>l’exécutant du crime. C’est un jeune, c’est vrai (plu­sieurs même.) peut être même un « ted­dy-boy » et son acte est atroce. Mais il est aus­si et sur­tout l’ha­bi­tant d’un quar­tier raciste anti-Noirs dans son ensemble (et quand nous ne par­lons que d’un quar­tier…). Sans entrer dans les causes pro­fondes de ce racisme, tel n’est pas le but de cet article, il est fonc­tion de la concen­tra­tion dans ce sec­teur de familles jamaï­caines et antillaises et fré­né­ti­que­ment entre­te­nu, déve­lop­pé par la pro­pa­gande du fas­ciste Oswald Mos­ley. Celui-ci a sys­té­ma­ti­que­ment entre­pris une cam­pagne de haine anti-Noirs sous l’é­lo­quent slo­gan de « L’An­gle­terre aux Blancs », au moyen de son orga­ni­sa­tion « Union Mou­ve­ment » et de son jour­nal « Action ». Il est juste de signa­ler que d’autres groupes poli­tiques racistes font bloc avec lui.

Il y a donc un ensemble de faits qui méritent d’être connus dans une telle his­toire. Mais le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique a su faire d’une pierre deux coups en cachant (mais a‑t-il réus­si à le cacher tant que cela?) à l’o­pi­nion mon­diale le racisme d’une par­tie de la popu­la­tion anglaise, tout en ren­dant exclu­si­ve­ment res­pon­sable du crime un phé­no­mène qui l’embarrassait bien. Comme on le voit, tous les moyens sont bons !

Le « socialisme » les étouffe aussi

L’exemple de ces pays, appar­te­nant au Monde soi-disant libre montre les tra­giques effets que peut avoir une révolte for­ce­née face à l’op­pres­sion d’une socié­té. Mais nous ne vou­drions pas ter­mi­ner cet article sans men­tion­ner le cas des pays « socialistes»dont nous par­lions au début. Quand nous par­lions de pays « socia­listes » ou se pré­ten­dant tels nous pen­sions bien sûr à l’U.R.S.S. Celle-ci a son « mai de la jeu­nesse » éga­le­ment : ses « hoo­li­gans ». Il est indé­niable que par­mi ces jeunes se trouvent, comme on le dit com­plai­sam­ment, aus­si des pares­seux, des dévoyés, etc… Mais nous sommes non moins per­sua­dés que nombre de ceux que l’on appelle « hoo­li­gans » res­sentent le même étouf­fe­ment que les jeunes vivant en régime capi­ta­liste. Cela parce qu’il ne peut en être autre­ment. Un test : Il n’est que de voir la simi­li­tude dans le com­por­te­ment et sur­tout dans la condam­na­tion des révol­tés de part et d’autre du « rideau de fer ». (la plai­sante expres­sion!). Dans les deux camps même hypo­cri­sie offus­quée, même confor­misme scan­da­li­sé devant les atteintes à l’Ordre établi !

Chez Tito (nous ne par­le­rons pas de la Pologne où c’est la même chose qu’en U.R.S.S.), l’homme des pré­ten­dus « Conseils ouvriers », on appelle les jeunes anti­con­for­mistes les « Kre­ten­chi­chi » (lit­té­ra­le­ment « les petits cré­tins ») parce que ceux-ci se per­mettent de timides essais de pro­tes­ta­tion, le plus sou­vent par des moyens artis­tiques. Des peintres comme Dado Dju­rich, Tos­ko­vich, Konitch « béné­fi­cient » ain­si du mépris offi­ciel. Pen­sez donc, ces contre-révo­lu­tion­naires se per­mettent de la pein­ture abs­traite ou surréaliste !

En conclusion

Y a‑t-il une conclu­sion obli­ga­toire, pour bien fer­mer le cercle, à tirer de ces quelques consta­tions ? Nous avons par­lé de ce pro­blème dans « NOIR et ROUGE » parce que nous pen­sons que les anar­chistes doivent tenir compte de tous les aspects de la Révolte, ou de l’es­prit de révolte. Que, mal­gré leurs appa­rences, ceux-ci sont en défi­ni­tive posi­tifs et indis­pen­sables, mûris par l’é­thique et la conscience poli­tique, à l’ac­com­plis­se­ment de la Révolution.

Nous ne devons tou­te­fois pas oublier qu’au-delà de l’É­tat dont nous dénon­çons inlas­sa­ble­ment le sys­tème d’op­pres­sion c’est au pro­blème entier de la Socié­té que les anar­chistes auront à faire face s’ils veulent créer une huma­ni­té vrai­ment nou­velle. Nous ne devons pas, à notre tour faire de l’É­tat un « sca­pe­goat » car il n’est après tout que la forme d’une orga­ni­sa­tion de la Socié­té. Si nous sup­pri­mions cette forme sans tou­cher au fond, nous nous expo­se­rions aux contra­dic­tions que nous dénon­çons pré­ci­sé­ment. Les réa­li­tés éco­no­miques existent, mais les réa­li­tés psy­cho­lo­giques éga­le­ment. Les anar­chistes se pré­pa­re­raient à de cruels déboires et seraient mal­hon­nêtes avec eux-mêmes et avec les autres en rem­pla­çant l’É­tat par un suc­cé­da­né qui n’en por­te­rait pas le nom mais en aurait les fonc­tions. Afin d’é­vi­ter que des jeunes étouffent sous de nou­veaux dogmes, sous de nou­velles morales rigides, sous un nou­veau confor­misme même « révo­lu­tion­naire » nous devons être per­sua­dés que la Révo­lu­tion sera totale ou ne sera pas.

C. Lagant

La Presse Anarchiste