Dans les milieux de la « gauche française », la Yougoslavie est très « à la mode » : conseils « ouvriers », « communisme » national, « neutralité », etc., etc… Bien sûr, le mouvement ouvrier yougoslave commence avec Tito, vers 1943 ou, pour certains, en 1949 seulement, avec la rupture Tito-Staline. C’est à eux que ces pages sont dédicacées…
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Dans son étude sur la naissance de l’État serbe, dont une partie a été publiée dans le journal belgardois « L’Ouvrier », et le texte intégral à Novi-Sad, à cause de la censure serbe, laquelle n’a permis sa publication qu’en 1892, S. Markovotch a voulu analyser le développement du peuple serbe dans la phase transitoire de la libération de l’occupation turque. Comme il le dit lui-même dans l’introduction :
« J’avais l’intention de brosser un tableau pour le peuple serbe, lui montrant ce que la libération des Turcs lui a apporté et en même temps lui démontrant ce qu’il a eu et ce qu’il a perdu, ce qu’il aurait pu mais qu’il n’a pas gagné lors de l’acquisition de son indépendance nationale. J’ai voulu inciter ces hommes du peuple qui ont l’habitude de penser, à réfléchir un peu et à constater que la « liberté et l’unité du peuple serbe » ne correspondent nullement au remplacement des pachas par les princes, du mouzelim par le préfet, des khadis par les juges et ainsi de suite, mais que cela consiste dans la libération complète du pouvoir et de la tyrannie, de l’esclavage matériel et moral. » (p.6)
Dans les premiers chapitres de son étude, S. Markovitch traite la question de la famille et surtout de l’institution typiquement serbe, « la zadruga », son rôle économique et social, avec ses conséquences pour le développement de la personne dans la société primitive serbe. D’ailleurs, « le travail en commun et la vie familiale trouvent leurs formes dans la zadruga, ce qui fait que le lien familial et les rapports dans la famille sont basés sur l’entr’aide, la compréhension et l’amour, ce qui les rend totalement différents des rapports bureaucratiques dans une organisation étatique ».
La notion même de la famille chez le peuple serbe est étroitement liée à la notion de la zadruga :
« La propriété est commune dans la zadruga et les droits égaux pour tous les membres, hommes et femmes, tant qu’ils font partie de la zadruga. De même, chaque membre de la zadruga doit exécuter les travaux qui lui ont été dévolus par le Conseil, mais cela est pour ainsi dire déjà établi d’après les capacités personnelles des membres de la zadruga, d’après les saisons de l’année, la quantité de travail et le nombre des travailleurs valides. »
« Au point de vue économique, la zadruga est une association primitive organisant aussi bien la production que la consommation, mais elle a une caractéristique économique qui la distingue de toutes les associations contemporaines de producteurs et de consommateurs : la zadruga satisfait seule tous ses besoins. Ce qu’elle achète au dehors est minime : le sel, quelques outils , mais elle produit aussi bien les denrées alimentaires que les vêtements, les habitations, etc… Il est incontestable que dans la société moderne elle est incapable de subvenir à tous les besoins de ses membres et c’est d’ailleurs la raison de son dépérissement. Mais ce qui est important c’est que, justement dans la société moderne, les plus grands penseurs et sociologues considèrent comme un idéal d’organisation économique une telle société dans laquelle chaque membre exécuterait les différents travaux à tour de rôle et qui correspondraient à ses capacités et tendances naturelles sans être enchaîné à un travail fractionnaire comme l’est actuellement l’ouvrier européen. Et en plus, que chaque membre de la société reçoive des denrées alimentaires suivant les engagements réciproques et qu’il ne soit pas obligé de se les procurer chez 36 intermédiaires. »
« Après que l’insurrection populaire eut aboli le système étatique turc, la nation se trouva momentanément dans un état d’anarchie. Nous disons « anarchie » car il n’y avait aucune organisation étatique, aucun pouvoir ni lois reconnus. Le peuple serbe aurait pu organiser la nation à sa façon comme, il le voulait et comme il en ressentait le besoin. Dans le peuple serbe, il n’existait alors ni roi, ni noblesse, tous étaient égaux : tous étaient paysans. De toute l’organisation étatique il ne restait qu’un germe qui s’était conservé,même sous les Turcs : « la commune ». Mais, dans la commune régnait le principe démocratique, tous les membres étaient égaux. » (p.47)
« À première vue, un homme d’un État contemporain quelconque aurait eu l’impression que l’État serbe en 1804 ne méritait même pas le nom d’État. Mais si nous observons la lutte décennale du peuple serbe contre les Turcs, nous devons reconnaître qu’il devait y exister une organisation populaire extrêmement efficace ! Car aucun ordre militaire et aucune organisation étatique n’auraient pu entretenir une telle armée dans un peuple aussi pauvre, comme arrivait à l’entretenir l’organisation des communes serbes pendant cette lutte. La Serbie entière était, en ce temps-là, un camp militaire et le peuple serbe, tout entier, armé et organisé. Pendant cette guerre chaque foyer entretenait un soldat et la commune tout entière s’occupait à ce que les terres de tous soient labourées.’ (p.55)
« Les coutumes juridiques du paysan serbe sous l’occupation turque n’étaient garanties que par le respect de tous les membres de la commune et par la force morale de l’opinion publique. Dans une lettre adressée à l’évêque Mathieu le Voïvode, Moler écrit que les Serbes n’ont aucune notion de la légalité et dit :
« Dès que le commissaire et les magistrats les convoquent devant le tribunal, ils saisissent leurs fusils et prennent le maquis.»» (p.67, 68)
« Quand le nouvel État serbe s’est formé, les notions populaires concernant l’ordre étatique étaient extrêmement embrouillées. Pendant très longtemps le peuple serbe n’arrivait pas à comprendre pourquoi on l’obligeait encore à payer des impôts alors que les Turcs étaient chassés. Sous les Turcs les représentants du peuple serbe travaillaient la terre comme les autres paysans et vivaient de ce travail en exerçant les fonctions publiques à titre strictement honorifique. Les notables qui avaient pris le pouvoir considéraient tout simplement qu’ils possédaient les mêmes « droits » que ceux que les turcs avaient auparavant et obligeaient le peuple aux corvées de toute sorte, punissaient, exécutaient sans jugement, confisquaient les biens, etc…» (p.72)
« C’est en ce temps-là qu’à pris naissance ce point de vue policier que le refus d’obéissance, ou d’élève devant le professeur, doit être considéré comme « une atteinte à la sécurité de l’État ». Les écoles même étaient organisées de façon à préparer les bureaucrates et les curés : deux sortes de pouvoir sur les peuples. »
« En général, tous les soucis du gouvernement et tous les moyens de l’État étaient orientés vers l’organisation d’un pouvoir suffisamment fort pour maintenir le régime bureaucratique dans le pays et en même temps pour encadrer le peuple de telle façon qu’il ne puisse même pas avoir l’idée d’une résistance contre le « pouvoir légal ». Dans ce but, et en commençant par le gouvernement central et jusqu’au dernier garde-champêtre, même pas une miette d’autonomie n’a été laissée au peuple. »
« La peur des Turcs qui faisait également que la zadruga et l’entr’aide communale se maintenaient avait maintenant disparu. Par contre, l’évolution étatique a provoqué une tendance générale d’abolition des zadrugas et d’appropriation des biens communs ». (…) « Le caractère même de la production a changé. Dans l’économie primitive, presque chaque maison produisait elle-même tout ce dont elle avait besoin pour vivre. Maintenant s’était développée une classe qui ne produisait directement rien et qui faisait l’acquisition de ce dont elle avait besoin par achat et par la vente. La question, pour une famille paysanne, n’était plus seulement de produire, mais aussi de vendre ses produits, de les transformer en argent, ce qui amenait le paradoxe qu’une année fertile pouvait apporter au paysan moins qu’une année moyenne, car plus il y avait d’un produit, moins élevée était sa valeur marchande. Avec ce nouveau rapport économique devaient disparaître tous les anciens qui existaient dans la zadruga et dans la commune : l’aide gratuite dans le travail, les prêts de bêtes de somme, etc…» ( p.112, 113)
« Le travail a maintenant un prix comme n’importe quelle marchandise et, pour chaque journée de travail, on paie un salaire, et, pour chaque prêt d’un capital ou de moyens de production, on paie un intérêt. »
(p.114)
Ce changement d’infrastructure a provoqué la dislocation de la commune, qui avait réussi à se maintenir même pendant cinq siècles d’occupation turque. Il a fallu protéger les intérêts de la nouvelle classe dirigeante et « organiser le pouvoir », il a fallu
« limiter la force par la force, réglementer le combat, mettre les gardiens en place (…) Limiter la liberté du peuple, l’accabler de charges (…). L’oppression et l’exploitation provoquent le mécontentement du peuple, et la peur du peuple fait augmenter l’oppression… jusqu’au jour où la machine de l’État éclatera. » (p.133, 134)
Quelle solution préconise Markovitch pour le peuple serbe, à peine sorti sous l’occupation turque ?
« Le peuple serbe n’a pas d’autre issue que la Révolution sur toute la Péninsule Balkanique. Révolution, qui doit accomplir l’abolition de tous les États et permettre à tous ces peuples de vivre, dans une fédération des communes, comme des travailleurs libres et égaux. » (p.107, 108)
Note bibliographique
Svetozar Markovitch, un des plus grands idéologues du mouvement ouvrier dans les Balkans, est né en 1846. Les débuts de son activité révolutionnaire se placent vers les années 1869―1870. Une mort précoce (1875) e interrompu la lutte de cet homme d’action, de l’«agent-correspondant de l’Internationale pour les Balkans », elle a mit fin aux études et recherches du théoricien.
Ses travaux ont été publiés surtout dans les journaux et revues révolutionnaires de son pays, en particulier dans Radenik (« Ouvrier »), Zastava (édité par S. Miletitch, « premier socialiste serbe ») et Pantchevatz (édité par J. Pavlovith, qui fut le premier à traduire en serbo-croate et publier le Manifeste). Ils ont été rassemblés par le « Comité pour la publication des œuvres de S. Markovitch et édités par la librairie Yoksimovith, à Belgrade, en 1892. Les textes que nous présentons proviennent de cette édition (S. Markovitch, Œuvres Complètes, vol. VI, Belgrade 1892). Depuis, de nombreuses rééditions ont eu lieu et les meilleurs sociologues yougoslaves se sont penchés sur l’œuvre, sur l’activité et sur l’influence exercée par Markovitch sur les mouvements d’émancipation sociale dans les Balkans. D’importantes recherches ont été effectuées par Veselin Masleva, par Ilia Stanoyevitch et surtout l’excellente étude faite par Yovan Skerlitch (« Suetozar Markovitch », en serbo-croate, Belgrade 1921).
Markovitch a laissé des travaux très importants sur la structure sociale et économique, sur les tendances collectivistes et libertaires du peuple serbe, ainsi que sur le problème de la libération nationale serbe qui a été ― il y a plus d’un siècle ― de même ordre que celui qui se pose aujourd’hui aux peuples coloniaux : accomplir la libération nationale par la réalisation de la révolution sociale ou bien remplacer l’État-occupant par l’État-national qui, à son tour, deviendra oppresseur des classes laborieuses du pays.
Malgré quelques hésitations, malgré l’illusion sur la « disparition spontanée » de l’État, nous considérons les œuvres de S. Markovitch comme un apport positif à l’analyse sociologique et, connaissant le rôle qu’elles ont joué dans la naissance du mouvement révolutionnaire yougoslave, nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs ce choix de textes inédits en français.
(Traduction Paul Zorkine)