La Presse Anarchiste

Un essai de Daniel Guérin : « Jeunesse du Socialisme Libertaire »

Nous assis­tons depuis quelques années à une pro­liféra­tion de livres et de revues qui se récla­ment tous du marx­isme, et en même temps procla­ment qu’ils le « repensent », le « réex­am­i­nent»… Il y a aus­si de cette démarche dans le livre : « Jeunesse du Social­isme Lib­er­taire » de Daniel Guérin qui vient de paraître chez Mar­cel Riv­ière (1959). Son tra­vail nous retien­dra plus spé­ciale­ment car il traite de prob­lèmes intéres­sant les anar­chistes. Rap­pelons que l’au­teur nous est con­nu par ses études (« La Lutte de Class­es sous la Ière République », « Fas­cisme et Grand Cap­i­tal », etc…) et égale­ment pour son intérêt très ami­cal pour les lib­er­taires depuis quelques années.

Nous essaierons de don­ner un aperçu de ce livre, qui con­siste en une série d’es­sais un peu hétérogènes et de valeur assez dif­férente, puis nous en tirerons nos con­clu­sions, qui d’ailleurs seront brèves. Nous nous arrêterons surtout sur les trois pre­miers chapitres qui por­tent sur le social­isme lib­er­taire. Il est assez dif­fi­cile de choisir des cita­tions et de résumer un essai surtout soci­ologique, nais ces quelques extraits, nous l’e­spérons, en don­neront un petit aperçu ; pour nous, ces pages présen­tent un intérêt tout par­ti­c­uli­er car, par­tant de posi­tions marx­istes, Daniel Guérin est un des rares auteurs qui arrivent assez près de nous dans ses conclusions.

Ier Chapitre ― La Révolution déjacobinisée

Daniel Guérin com­mence par une con­stata­tion : « autour de nous aujour­d’hui tout n’est que ruine, le fas­cisme (…), la démoc­ra­tie bour­geoise (y com­pris la « Ve République ») (…), le stal­in­isme », dont il con­clut que « l’heure est venue pour la Gauche française de repar­tir à zéro, de repenser jusque dans leurs fonde­ments ses prob­lèmes, de refaire tout son bagage d’idées » ― ce qui doit être fait « dans le cadre de la pen­sée social­iste, qui demeure, en dépit de tout, la seule valeur solide de notre époque. La dou­ble fail­lite du réformisme et du stal­in­isme nous fait un devoir urgent de réc­on­cili­er la démoc­ra­tie (pro­lé­tari­enne) et le social­isme, la lib­erté et la Révolution ».

Guérin fait ensuite un retour en arrière, dans le temps, jusqu’à la Révo­lu­tion française qu’il con­naît comme peu d’his­to­riens ; pour lui, de la Com­mune de 1793, à celle de 1871, aux Sovi­ets de 1905―1917, la fil­i­a­tion est évi­dente. En suiv­ant sa pen­sée, arrê­tons-nous sur quelques points con­crets : avant tout, la DÉMOCRATIE DIRECTE, c’est-à-dire le pou­voir des mass­es, plus pré­cisé­ment des « sans-culotte », des « bras nus» ; démoc­ra­tie décou­verte spon­tané­ment et qui s’est matéri­al­isée par les sec­tions locales des sociétés pop­u­laires et des clubs (surtout en l’An II) des révo­lu­tion­naires qui de façon fédéral­iste sont arrivés au Con­seil Général de la Com­mune de 1793. Ce pou­voir des mass­es par en bas dou­ble en réal­ité le pou­voir bour­geois d’en haut ; c’est un pro­grès con­sid­érable, « sans doute la matu­rité d’une démoc­ra­tie directe expéri­men­tée pour la pre­mière fois dans un pays rel­a­tive­ment arriéré ». Daniel Guérin note au pas­sage que « c’est à cette source que Proud­hon, puis Bak­ou­nine ont puisé leur fédéral­isme libertaire ».

Si, il y a 12 ans, Daniel Guérin (« La lutte de class­es sous la Ière République » éd. Gal­li­mard 1946) cher­cha à présen­ter comme une dic­tature du pro­lé­tari­at la con­trainte que cette avant-garde pro­lé­tari­enne (ou qui com­mençait à se pro­lé­taris­er) se trou­vait oblig­ée d’ex­ercer sur la con­tre-révo­lu­tion ― il cherche aujour­d’hui ici à la présen­ter autrement, à atténuer le mot et à trou­ver des cor­rec­tifs, s’ap­puyant, entre autres, sur Bak­ou­nine : néces­sité d’«une force révo­lu­tion­naire, même comme tran­si­tion révo­lu­tion­naire » (Bak­ou­nine, « l’É­gal­ité » 20/6/1869), et l’op­posant à l’idée de Lénine : « Quiconque ne com­prend pas la néces­sité de la dic­tature ne com­prend rien à la Révo­lu­tion et n’est pas un véri­ta­ble révo­lu­tion­naire » (Con­tri­bu­tion à l’his­toire de la dic­tature, Lénine, 1920).

Les dan­gers de la dic­tature vien­nent soit d’en haut, le gou­verne­ment révo­lu­tion­naire ; soit d’en bas, le pro­lé­tari­at armé par le truche­ment du par­ti. D’après Guérin, la dic­tature mène tou­jours à une « con­cen­tra­tion du pou­voir » et à une « recon­sti­tu­tion d’un appareil d’op­pres­sion du peu­ple ». Il dis­cute en même temps avec les his­to­riens de droite et avec ceux de la gauche jacobine qui, se bas­ant tous sur une « néces­sité », arrivent tou­jours à la dic­tature et refusent le rôle de la démoc­ra­tie directe, et dit : « pen­dant les quelque six mois où s’é­panouit la démoc­ra­tie directe, le peu­ple fit la preuve de son génie créa­teur ; il révéla, bien que d’une façon encore embry­on­naire, qu’il existe d’autres tech­niques révo­lu­tion­naires que celles de la bour­geoisie, que celles de haut en bas » (p.47)(…). « Il n’est pas cer­tain que la Révo­lu­tion ne pou­vait être sauvée que par la tech­nique de la bour­geoisie et que par en haut (…) Le ren­force­ment du pou­voir cen­tral étouf­fa et tua l’ini­tia­tive d’en bas qui avait été le nerf de la Révo­lu­tion. La tech­nique bour­geoise fut sub­sti­tuée à la fougue pop­u­laire. La Révo­lu­tion perdit sa force essen­tielle, son dynamisme interne. » (p.40).

Un autre fait his­torique que Guérin souligne, c’est qu’à la fin de 1793 (surtout après le décret du 4/12/1973), en ren­forçant le pou­voir cen­tral sous le pré­texte de com­primer la con­tre-révo­lu­tion, la bour­geoisie s’ap­pli­qua surtout à détru­ire le régime jusque-là essen­tielle­ment démoc­ra­tique et décen­tral­isa­teur auquel elle avait elle-même con­tribué deux ans aupar­a­vant dans sa hâte à sup­primer le cen­tral­isme région­al de l’an­cien régime ; c’est « la volon­té con­sciente de refouler la démoc­ra­tie directe des sans-cu1ottes » (p.48).

Il mon­tre ensuite la nais­sance d’une bureau­cratie plébéi­enne (surtout hébertiste) qui, en trans­for­mant les mil­i­tants en employés , et en absorbant par l’ap­pareil d’É­tat les meilleurs cadres des sans-culottes, affaib­lit la démoc­ra­tie au sein des sec­tions locales, et en même temps pro­duit une sclérose bureau­cra­tique (qu’il com­pare lui-même à la bureau­cratie stalinienne).

Daniel Guérin essaie de défendre la con­cep­tion de la démoc­ra­tie directe en s’ap­puyant sur l’En­ragé Var­let : «‘Pour tout être qui raisonne, gou­verne­ment et révo­lu­tion sont incom­pat­i­bles» ; sur Jacques Roux : « Une révo­lu­tion menée par les mass­es et un pou­voir fort (con­tre les mass­es) sont deux choses incom­pat­i­bles» ; sur Babeuf : « Les gou­ver­nants ne font des révo­lu­tions que pour tou­jours gou­vern­er. Nous en voulons faire enfin une pour assur­er à jamais le bon­heur du peu­ple par la vraie démoc­ra­tie» ; sur Bue­nar­roti : « S’il se for­mait dans l’É­tat une classe exclu­sive­ment au fait des principes de l’art social, des lois et de l’ad­min­is­tra­tion, elle trou­verait bien­tôt le secret de se créer des dis­tinc­tions et des priv­ilèges », et surtout sur Proud­hon : « En procla­mant la lib­erté des opin­ions, l’é­gal­ité devant la loi, la sou­veraineté du peu­ple, la sub­or­di­na­tion du pou­voir au pays, la Révo­lu­tion a fait de la société et du gou­verne­ment deux choses incom­pat­i­bles (…). Il y a incom­pat­i­bil­ité absolue du pou­voir avec la lib­erté. Point d’au­torité, point de gou­verne­ment, même pop­u­laire : la Révo­lu­tion est là (…) Le gou­verne­ment du peu­ple sera tou­jours l’escamo­tage du peu­ple. Si la Révo­lu­tion laisse sub­sis­ter le Gou­verne­ment quelque part, il revien­dra partout. » (« L’Idée générale de la Révo­lu­tion au XIXe siècle »).

Cer­taines ques­tions restent à l’ar­rière-plan de ce chapitre, telles que la révo­lu­tion per­ma­nente, l’ap­pli­ca­tion abu­sive de la con­cep­tion matéri­al­iste de l’his­toire « qui mène inévitable­ment à un fatal­isme his­torique» ; la tra­di­tion jacobine qui se pro­longe dans le « désac­cord » entre marx­istes et lib­er­taires et se man­i­feste chez Lieb­necht, Lénine, Staline (pour Marx et Engels, Guérin se mon­tre plus conciliant).

2e chapitre ― « Du jeune Marx à Marx »

Nous dirons très peu de chose du ce chapitre, car non seule­ment les autres en ont trop dit sur les mérites, etc. de Marx, mais parce que Marx lui-même mal­gré toute sa présen­ta­tion sci­en­tifique est loin d’être clair.

Daniel Guérin en donne l’ex­em­ple dans les deux cita­tions suiv­antes : « Le marx­isme est authen­tique­ment un per­son­nal­isme » (J. Lacroix). et c’est « un antiper­son­nal­isme absolu » (André Piet­tre). Ce n’est pas seule­ment le zèle de ses élèves qui fausse la pen­sée du maître, mais celle-ci elle-même mène sou­vent à la con­tra­dic­tion. Avec la décou­verte des écrits du jeune Marx, avant 1848, le désac­cord est encore plus grand, la dis­cus­sion encore plus pas­sion­née. Sans déval­oris­er ni min­imiser le rôle de Marx (Guérin souligne que « la pen­sée de Marx domine notre époque »), il est temps de don­ner une juste mesure à ce rôle et à ces pen­sées et de sor­tir de l’ou­bli l’ap­port, le rôle et l’ac­tion des prédécesseurs et des con­tem­po­rains de Marx qui ont égale­ment par­ticipé à l’élab­o­ra­tion de la pen­sée sociale du XIXe siè­cle et à l’ac­tion des luttes sociales. Sans entr­er dans le détail des écrits de Marx, textes « boulever­sants et révéla­teurs », on peut admet­tre un souci éthique et humain plus grand dans les écrits d’a­vant 1848 que dans les suiv­ants : lui-même ne se con­sid­érait pas encore comme un génie absolu et ne se figeait pas dans une con­tem­pla­tion et une auto-admi­ra­tion stériles ; il accep­tait encore les dis­cus­sions et les recherch­es ― et la jeunesse est tou­jours plus altru­iste et plus enthousiaste.

Il faut aus­si essay­er de com­pren­dre l’acharne­ment de cer­tains marx­o­logues con­tre les « erreurs de jeunesse » du maître, ain­si que l’en­t­hou­si­asme de cer­tains néo­phytes de l’église marx­iste qui con­scients de l’ex­is­tence d’er­reurs dans la con­struc­tion de leur social­isme cherchent le remède dans la même bible et trou­vent dans les écrits de jeunesse de Marx un appui à leur « humanisme ».

Ouvrons ici une par­en­thèse : C’est une atti­tude très fréquente ces derniers temps ― ain­si Milo­van Dji­las fut chargé après juin 1948 par Tito de trou­ver des argu­ments dans la dis­cus­sion idéologique avec Moscou et il sut expli­quer par cer­tains textes de Marx, Engels et Lénine la con­cep­tion des « voies dif­férentes et spé­ci­fiques du social­isme» ; ces écrits furent non seule­ment accep­tés mais loués par les chefs de la Yougoslavie. Plus tard, quand Dji­las com­mença lui-même à douter de la vérac­ité des maîtres marx­istes, Tito l’en­voya en prison ― Guérin a de la chance de ne pas se trou­ver dans la posi­tion de Dji­las car le doute est inévitable­ment inter­prété comme une erreur, comme un crime.

Pour en revenir à la dis­cus­sion sur Marx jeune, Guérin la car­ac­térise ain­si : « Cette querelle entre marx­o­logues prend des formes tant soit peu byzan­tines, qu’elle se déroule prin­ci­pale­ment sur un plan abstrait et s’ex­prime sou­vent dans un con­fi­den­tiel jar­gon philosophique (dont, il faut bien l’avouer, le Marx de 1844 est le pre­mier respon­s­able); elle porte sur des textes sou­vent obscurs, par­fois même illis­i­bles, dont le car­ac­tère ésotérique est aggravé par des tra­duc­tions défectueuses à par­tir de textes dou­teux ou incom­plets et dont l’in­ter­pré­ta­tion est sou­vent ardue ; elle ne gag­n­erait donc pas à s’é­ten­dre au-delà d’un cer­cle d’ini­tiés et d’éru­dits, si, à tra­vers elle, à tra­vers les argu­ments con­fus et con­tra­dic­toires de ses par­tic­i­pants, n’ap­pa­rais­sent cer­taines failles de la pen­sée marx­iste. Le mil­i­tant qui veut trans­former le monde, et qui, pour ce faire, a besoin d’être guidé idéologique­ment, ne peut ignor­er ces incer­ti­tudes et ces points faibles d’une œuvre qui, face à la ban­quer­oute de la pen­sée bour­geoise, lui offre, aujour­d’hui encore, mal­gré ses défi­ciences, un fil con­duc­teur rel­a­tive­ment solide. » (p.71)

Dans ces con­di­tions, les dis­cus­sions sub­tiles des marx­o­logues sur « jusqu’où » le jeune Marx porte encore les empreintes de Hegel et Feuer­bach, sur la ques­tion de savoir s’il est plus « idéal­iste », « utopiste » que ses maîtres, et sur sa con­cep­tion de l’al­ié­na­tion des ouvri­ers dans le régime bour­geois, toutes ces dis­cus­sions présen­tent un intérêt sec­ondaire per­me­t­tant seule­ment de mieux com­pren­dre d’une part l’évo­lu­tion de Marx, et de l’autre la porte qu’il a lui-même entr’ou­verte … non seule­ment aux con­tro­ver­s­es théoriques mais aus­si et surtout aux réal­i­sa­tions actuelles main­tenant du socialisme.

Nous retien­drons quelques points ; Guérin cite et com­mente ce que Marx écriv­it en 1843–44 : « Marx à posé le principe qu’«abolition de la pro­priété privée et com­mu­nisme ne sont nulle­ment iden­tiques », que l’é­tati­sa­tion de la pro­priété n’est que la « général­i­sa­tion » de la pro­priété privée, pro­duc­trice d’al­ié­na­tion, que, par con­séquent, un com­mu­nisme qui se con­tenterait d’un tel état de choses, qui main­tiendrait le salari­at ne met­trait pas fin à l’al­ié­na­tion de l’homme » (Guérin p.70 ; Marx, « Œuvres philosophiques » 1843 et « Man­u­scrits » de 1844). Puis Guérin passe au texte de Marx de 1875 : « de tels défauts sont inévita­bles dans la pre­mière phase de la société com­mu­niste, telle qu’elle vient de sor­tir de la société cap­i­tal­iste, après un long et douloureux enfan­te­ment » (« Cap­i­tal », Nav­ille, p.453–55).

Cette dis­cus­sion a la plus grande impor­tance car, et l’ex­péri­ence l’a prou­vé, la nation­al­i­sa­tion et l’é­tati­sa­tion de la pro­duc­tion et de la pro­priété n’ont rien à voir avec la libéra­tion des ouvri­ers de l’ex­ploita­tion. Et ici nous sommes tout à fait d’ac­cord avec Guérin qui souligne que cette per­spec­tive marx­iste « tem­po­raire » a servi Lénine, Staline etc… pour instau­r­er un régime où les ouvri­ers sont aus­si aliénés pour ne pas dire même plus et où ils con­tin­u­ent d’être des salariés. Ain­si la ques­tion de la ges­tion ouvrière, de la pro­priété et de la répar­ti­tion des biens n’est pas résolue et se pose tout entière. Ce n’est pas par hasard que les révoltés de l’Est ont, d’une part, retrou­vé le vieux slo­gan des con­seils ouvri­ers, et, d’autre part, sont opposés à la ges­tion actuelle. Enfin pour nous, les con­seils ouvri­ers eux-mêmes, s’ils sont isolés et s’ils s’ac­com­pa­g­nent pas d’une social­i­sa­tion de toute l’é­conomie, d’échanges, etc…, s’ils restent isolés dans un régime étatiste et cen­tral­isé, ne peu­vent non plus résoudre la ques­tion (l’ex­péri­ence des « con­seils ouvri­ers » en Yougoslavie depuis quelques années con­corde avec cette conclusion).

Sur les points prin­ci­paux, Marx, con­sciem­ment ou incon­sciem­ment, laisse des équiv­o­ques : nous avons vu sa con­cep­tion sur la sup­pres­sion de l’al­ié­na­tion ; la même tac­tique est appliquée à sa con­cep­tion de l’É­tat qui dépérit et en même temps ne dépérit pas ; aus­si bien qu’à celle de la lib­erté qui doit être la base de la société, mais dans un avenir loin­tain. Cette con­cep­tion équiv­oque les lib­er­taires l’ont tou­jours vio­lem­ment com­bat­tue : devant chaque dif­fi­culté on repor­tait la respon­s­abil­ité sur les exé­cu­tants, mais on ne met­tait jamais la source, c’est-à-dire Marx, en doute ; Guérin se demande si « l’a­journe­ment sine die de la « réap­pro­pri­a­tion » et la per­sis­tance de la con­trainte éta­tique ne se trou­vent pas déjà, au moins en germe, dans la pen­sée de Marx de la matu­rité » (p.80) C’est un joli com­pli­ment fait à Marx pour son « évo­lu­tion » et sa maturité.

La même dialec­tique dou­teuse et miteuse existe au sujet de la con­cep­tion human­i­taire de Marx. Guérin oppose aux ent­hou­si­astes de Marx trop human­i­taires, en se bas­ant lui-même sur Marx, les argu­ments suiv­ants : « Il n’est pas cer­tain que la posi­tion du jeune Marx soit entière­ment sat­is­faisante pour ceux des social­istes qui se préoc­cu­pent de sauve­g­arder la lib­erté indi­vidu­elle. L’homme auquel se réfère con­stam­ment le Marx « human­iste » est, on n’y prend sans doute pas assez garde, un Homme hégélien et feuer­bachien, un Homme abstrait, uni­versel, un Homme « générique », c’est-à-dire mem­bre de l’«espèce », un Homme essen­tielle­ment social. Pour Marx, il n’ex­iste pas de véri­ta­ble prob­lème de l’in­di­vidu, car « l’in­di­vidu est l’être social ». « La vie indi­vidu­elle et la vie générique de l’homme ne sont pas dif­férentes ». « Le com­mu­nisme est la véri­ta­ble solu­tion du con­flit entre… l’in­di­vidu et l’e­spèce » (Marx, Man­u­scrits de 1844), entre l’in­di­vidu et la société. Dans la société com­mu­niste, « la sol­i­dar­ité exis­tant néces­saire­ment dans le libre développe­ment de tous assur­era la lib­erté indi­vidu­elle » (Marx, « L’Idéolo­gie alle­mande », 1846). Mais cette syn­thèse opti­miste et mes­sian­ique de l’in­di­vidu­el et du social n’est-elle pas un tour de pres­tidig­i­ta­tion trop bril­lant et trop habile pour être absol­u­ment con­va­in­cant ? L’in­di­vidu sera-t-il réelle­ment « désal­iéné » dans une telle per­spec­tive « human­iste » et la nou­velle forme de « société » qu’an­ticipe le jeune Marx cessera-t-elle vrai­ment, comme il en exprime l’e­spoir, de se « fix­er… comme abstrac­tion vis-à-vis de l’in­di­vidu » (Marx, Man­u­scrits de 1844)?» (Guérin p.80–81).

Déjà à l’époque, les rap­ports entre indi­vidu et société ont provo­qué de vives dis­cus­sions. Guérin retrou­ve les vieux textes de Proud­hon et les com­mente ain­si : « Proud­hon (per­son­ne à ma con­nais­sance, ne l’a dit) a été le pre­mier à faire des réserves sur la con­cep­tion « human­iste » de l’homme, d’abord vic­time de l’al­ié­na­tion (le mot vient sous sa plume), puis « réc­on­cil­ié avec lui-même ». Il appréhendait que cette réc­on­cil­i­a­tion n’aboutisse, en fait, à la notion d’«un moi col­lec­tif auquel s’asservit comme à un maître invis­i­ble le moi indi­vidu­el » (Philoso­phie de la Mis­ère, 1846)». (Guérin p.32).

Max Stirn­er a aus­si de son côté attaqué la con­cep­tion marx­iste, et Guérin cite ici l’opin­ion d’Ar­von sur Stirn­er : « Arvon a mon­tré que la dévas­ta­trice cri­tique stirnéni­enne de l’hu­man­isme hégélien et feuer­bachien, de la « sacral­i­sa­tion » de l’homme abstrait a, pour une large part, incité Marx a jeter par dessus bord cette philoso­phie idéal­iste dont il était encore quelque peu imprégné. Mais la rup­ture avec Feuer­bach, avec l’ensem­ble des jeûnes hégéliens, a entraîné Marx dans des voies diamé­trale­ment opposées à celles de Stirn­er : elle l’a con­duit à par­tir, non de l’in­di­vidu, mais du matéri­al­isme his­torique et de la prax­is révo­lu­tion­naire ». (Guérin, p.87)

3e chapitre ― « Lénine ou le socialisme par en haut »

Dans le chapitre précé­dent, Guérin essaie de décou­vrir l’équiv­oque et les faib­less­es de la pen­sée de Marx. Pour­suiv­ant sa cri­tique, il arrive à Lénine ; et dès le début, il déclare : « il parait indis­pens­able aujour­d’hui de procéder à une cri­tique ser­rée de cer­taines con­cep­tions lénin­istes, qui por­taient en elles le germe de la dic­tature sur le pro­lé­tari­at et dont le social­isme doit se débar­rass­er s’il veut retrou­ver son authen­tic­ité lib­er­taire » (p.91) tout en réser­vant son estime pour Lénine. En cher­chant l’o­rig­ine de la dic­tature du pro­lé­tari­at ― piv­ot de la con­cep­tion lénin­iste ― Guérin va, de la Con­spir­a­tion des Égaux (1796) dirigée par Babeuf, en pas­sant par les blan­quistes de 1839, par Kaut­sky et Rosa Lux­em­bourg, jusqu’à Lénine.

En quoi con­siste, d’après lui, l’er­reur de la con­cep­tion, du social­isme par en haut ? Avant tout en une con­cep­tion un peu « ambiva­lente de la pen­sée marx­iste dès sa nais­sance » qui oscille entre une con­cep­tion volon­tariste où le rôle prin­ci­pal est don­né a une avant-garde qui veut forcer l’his­toire, et une con­cep­tion pure­ment mécan­iste d’une évo­lu­tion inévitable, économique, en dehors de tout effort humain. Ain­si Engels cri­tique les blan­quistes : « ils par­taient de cette idée qu’un nom­bre rel­a­tive­ment petit d’hommes réso­lus et bien organ­isés étaient capa­bles, le moment venu, non seule­ment de s’emparer du pou­voir, assez longtemps pour réus­sir à entraîn­er la masse du peu­ple dans la Révo­lu­tion et à la rassem­bler autour de la petite troupe direc­trice. Pour cela, il fal­lait avant toute autre chose la plus stricte cen­tral­i­sa­tion dic­ta­to­ri­ale de tout le pou­voir entre les mains du nou­veau gou­verne­ment révo­lu­tion­naire. » (Engels, Intro­duc­tion du 18 mars 1821 à « la Guerre Civile en France » cité par Guérin, p.92). Et Kaut­sky : « Le pro­lé­tari­at, qui était trop igno­rant et démoral­isé pour s’or­gan­is­er et se diriger lui-même, devait être organ­isé et dirigé par un gou­verne­ment com­posé de son élite instru­ite, quelque chose comme les Jésuites du Paraguay qui avaient organ­isé et gou­verné les Indi­ens. » (Kaut­sky « la dic­tature du pro­lé­tari­at », 1918, cité par Guérin, p.92).

Mais en même temps, dans le Man­i­feste Com­mu­niste, existe la thèse opposée : « Pra­tique­ment, les com­mu­nistes sont (…) la frac­tion la plus résolue des par­tis ouvri­ers (…), celle qui pousse tou­jours en avant ; théorique­ment, ils ont sur le reste de la masse pro­lé­tari­enne l’a­van­tage de com­pren­dre les con­di­tions, la marche et les résul­tats généraux du mou­ve­ment pro­lé­tarien. » (Man­i­feste Com­mu­niste, p.82, cité par Guérin p.94).

Lénine prof­ite de cette ambiva­lence pour con­stru­ire et impos­er sa con­cep­tion qui, tout en gar­dant tou­jours une apparence d’his­tori­cisme, est beau­coup plus homogène et beau­coup plus logique que celle de ses maîtres. Il accepte avant tout le rôle d’une avant-garde de révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels, espèce de cer­cle fer­mé d’ini­tiés liés à une dis­ci­pline et un cen­tral­isme abso­lus, et en même temps il refuse toute expéri­ence ouvrière et s’acharne con­tre la spon­tanéité des mass­es pop­u­laires. « L’his­toire de tous pays atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriv­er qu’à la con­science trade-union­iste, c’est-à-dire la con­vic­tion qu’il faut s’u­nir en syn­di­cats, men­er la lutte con­tre les patrons. » (Lénine, « Que Faire ? » p.437, cité par Guérin p.98). « Toute soumis­sion à la spon­tanéité du mou­ve­ment ouvri­er, toute restric­tion du rôle de l’«élément con­scient » (…) sig­ni­fie (…) qu’on le veuille ou non, un ren­force­ment de l’in­flu­ence de l’idéolo­gie bour­geoise sur les ouvri­ers » (Lénine, « Que Faire ? » p.445, cité par Guérin p.98–99). Il refuse les luttes ouvrières sous pré­texte qu’elles sont l’ex­pres­sion de l’in­flu­ence cam­ou­flée de la bour­geoisie (…) pour accepter et glo­ri­fi­er d’une autre façon cette même bour­geoisie : « La doc­trine social­iste (…) a sur­gi des théories philosophiques, économiques élaborées par les représen­tants instru­its des class­es pos­sé­dantes, les intel­lectuels. Par leur sit­u­a­tion sociale, les fon­da­teurs du social­isme sci­en­tifique con­tem­po­rain, Marx et Engels, étaient des intel­lectuels bour­geois. » (Lénine, « Que faire ? » p.437, cité par Guérin p.99).

Non seule­ment il ne faut pas avoir con­fi­ance dans les mass­es, dans leur spon­tanéité, dans leur com­bat­iv­ité, y com­pris dans les mass­es ouvrières ; mais la vérité révélée à quelques fortes têtes (par hasard bour­geois­es) devait être imposée aux mass­es, descen­dre du som­met vers la base. Com­ment ? par l’in­ter­mé­di­aire de cette avant-garde de révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels, c’est-à-dire détachés de la pro­duc­tion, de la vie syn­di­cale, des mass­es, enfer­més dans les organ­i­sa­tions « mil­i­taires » (Lénine, sic) forte­ment hiérar­chisées, dis­ci­plinées « bureau­cratisées » (Lénine, re-sic). Parce que chaque démoc­ra­ti­sa­tion « mène aux anar­chismes » (tou­jours Lénine). On peut ain­si expli­quer le secret des suc­cès de Lénine : c’est une con­spir­a­tion qui était pré­parée pour la prise du pou­voir, suff­isam­ment sou­ple pour s’adapter à toutes les con­jonc­tures, suff­isam­ment dure pour mater toute con­tra­dic­tion ; en réal­ité elle com­porte une orig­i­nal­ité, car les con­spir­a­tions sem­blables dans l’his­toire s’é­taient appuyées soit sur une oli­garchie mil­i­taire ou aris­to­cra­tique, soit sur une dém­a­gogie patri­o­tique, tan­dis que Lénine s’ap­puyait sur une phraséolo­gie socialiste.

En l’hon­neur du marx­isme, il faut dire que la con­cep­tion de Lénine a été haute­ment dis­cutée par cer­tains marx­istes : les menchéviks (Mar­tynov, Axel­rod, Mar­tov, Trot­sky, Rosa Lux­em­bourg, etc…) Guérin retrou­ve les vieux textes, surtout de ces deux derniers. Nous citerons seule­ment Rosa Lux­em­bourg car Trot­sky, qui menait la cri­tique à peu près avec la même vigueur que Rosa Lux­em­bourg, s’est plus tard cor­rigé lui-même et a nié le brochure qu’il y avait con­sacré, s’alig­nant com­plète­ment sur les posi­tions de Lénine. D’après Rosa Lux­em­bourg (citée et com­men­tée par Guérin) « les mem­bres du par­ti ne sont plus que des instru­ments, des agents d’exé­cu­tion de son altesse le comité cen­tral ». Elle s’élève con­tres « l’impi­toy­able cen­tral­isme de Lénine » con­sid­érant que celui-ci « prête au pro­lé­tari­at une sorte de goût masochiste pour les rigueurs d’une dis­ci­pline impi­toy­able », et lui oppose sa pro­pre con­cep­tion, selon laque­lle « ce n’est qu’en extir­pant jusqu’à la dernière racine ces habi­tudes d’obéis­sance et du ser­vil­ité que la classe ouvrière pour­ra acquérir le sens d’une dis­ci­pline nou­velle, de l’au­to-dis­ci­pline libre­ment con­sen­tie. » Elle con­tin­ue : « Les révo­lu­tions ne se lais­sent pas diriger comme par un maître d’é­cole, jamais le mou­ve­ment de class­es du pro­lé­tari­at ne doit être conçu comme mou­ve­ment d’une minorité organ­isée (…). Toute véri­ta­ble grande lutte de class­es doit repos­er sur l’ap­pui et la col­lab­o­ra­tion des mass­es les plus éten­dues et une stratégie de la lutte de class­es qui (…) serait faite unique­ment à la mesure des march­es bien exé­cutées d’une minorité serait vouée par avance à un pitoy­able fias­co. » (R.L., « Grève générale, Par­ti et Syn­di­cats », 1906, p.47 ; cité par Guérin p.107). « L’ul­tra-cen­tral­isme défendu par Lénine nous paraît comme imprégné, non-point d’un esprit posi­tif et créa­teur, mais de l’e­sprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à con­trôler l’ac­tiv­ité du par­ti et non à le fécon­der, à rétré­cir le mou­ve­ment plutôt qu’à le dévelop­per ». Elle con­clut : « Nous ne sauri­ons con­cevoir de plus grand dan­ger pour le par­ti social­iste russe que les plans d’or­gan­i­sa­tion pro­posés par Lénine. Rien ne pour­rait plus sûre­ment asservir un mou­ve­ment ouvri­er, encore si jeune, à une élite intel­lectuelle assoif­fée de pou­voir que cette cuirasse bureau­cra­tique où on l’im­mo­bilise (…)» (cité par Guérin p.109).

Pour nous, tout en con­ser­vant une cer­taine estime pour Rosa Lux­em­bourg, nous ne pou­vons que con­sid­ér­er cette cri­tique conne stérile et super­fi­cielle : elle porte sur les aspects sec­ondaires, mais non sur le fond même, lequel con­siste dans la ques­tion du pou­voir, dans la pré­pa­ra­tion de la prise du pou­voir avant la Révo­lu­tion et dans l’exé­cu­tion de cette prise de pou­voir pen­dant et après la révo­lu­tion. Dans ce but, Lénine a fait tous les « com­pro­mis » et pour Rosa Lux­em­bourg ce but même est val­able. Pour nous, le fonc­tion­nement et le sché­ma d’une organ­i­sa­tion révo­lu­tion­naire en lutte reflè­tent le fonc­tion­nement et le sché­ma d’une organ­i­sa­tion sociale telle que ces mêmes révo­lu­tion­naires se pro­posent de la con­stru­ire par la suite. Pour nous, il y a une logique entre les erreurs théoriques de Lénine avant 1917 et son action depuis. C’est pourquoi la dis­cus­sion qui s’est ouverte il y a un siè­cle entre marx­istes et lib­er­taires pré­cisé­ment sur la forme d’une organ­i­sa­tion révo­lu­tion­naire et sociale, sur le pou­voir et l’É­tat, n’é­taient pas un sim­ple jeu de l’e­sprit, un sim­ple malen­ten­du ou une blessure d’orgueil per­son­nel. Et les prévi­sions faites il y a un siè­cle sont aujour­d’hui réalité.

C’est dans cette per­spec­tive que Guérin, allant plus loin que Rosa Lux­em­bourg, écrit : « Cette con­cep­tion du par­ti dirigeant va se fon­dre dans une con­cep­tion non moins autori­taire, non moins jacobine de la forme du pou­voir qui doit naître de la révo­lu­tion pro­lé­tari­enne. Dans « l’É­tat et la Révo­lu­tion », écrit à la veille de la Révo­lu­tion d’Oc­to­bre, Lénine com­mence par se pos­er en lib­er­taire. L’ob­jec­tif ultime du social­isme c’est le dépérisse­ment de l’É­tat. Il reprend à son compte les vues de Proud­hon sur l’«incompatibilité absolue du pou­voir avec le lib­erté » qu’il résume en une for­mule aus­si bril­lante que lap­idaire : « Tant que l’É­tat existe, pas de lib­erté ; quand régn­era la lib­erté il n’y aura plus d’É­tat. » Mais une fois ce coup de cha­peau don­né à l’a­n­ar­chisme, il s’empresse de pré­cis­er que la dis­pari­tion de l’É­tat ne suiv­ra pas immé­di­ate­ment la con­quête du pou­voir par le pro­lé­tari­at. Elle ne sera pos­si­ble qu’après une péri­ode tran­si­toire plus ou moins longue. » (p.110).

Pen­dant ce temps… « quant à la chose informe, inédite et indéfiniss­able qui naître au lende­main de la Révo­lu­tion, ce sera un « État tran­si­toire », une « forme révo­lu­tion­naire et pas­sagère de l’É­tat », un État à la fois « démoc­ra­tique » et « dic­ta­to­r­i­al », un « État non poli­tique », un État « pro­lé­tarien ou demi-État », « quelque chose qui n’est plus à pro­pre­ment par­ler l’É­tat », un « État en voie de dépérisse­ment », une « dic­tature du pro­lé­tari­at », une « dic­tature pro­vi­soire de la classe opprimée ». Cette cas­cade de déf­i­ni­tions var­iées et embar­rassées ouvre la porte à toutes les inter­pré­ta­tions et donc, quand son­nera l’heure de l’ap­pli­ca­tion, à tous les abus. » (p.111–112).

Un des moyens d’ar­riv­er au pou­voir est le suiv­ant : « Dans son désir de capter au prof­it de son par­ti le puis­sant mou­ve­ment des mass­es qui, au moment où il écrit, s’ex­prime spon­tané­ment par les sovi­ets, il sug­gère que les min­istères bour­geois soient rem­placés par des « sovi­ets sou­verains et tout-puis­sants de députés ouvri­ers et sol­dats », et appelle du ses vœux « une république démoc­ra­tique du type de le Com­mune ou de la République des Sovi­ets ». Mais, à d’autres moments, ce miroir aux alou­ettes des­tiné à amen­er au bolchevisme les mass­es. pro­lé­tari­ennes, fait place à des per­spec­tives pour celles-ci beau­coup moins ras­sur­antes (…)» (p.112).

Lénine suit en cela les exam­ples de ses illus­tres prédécesseurs : « Déjà, un 1848, Marx et Engels pro­je­taient de con­cen­tr­er tout le cap­i­tal, toute l’in­dus­trie, tous les trans­ports, tout l’échange, entre les mains de l’É­tat. Depuis, sous la pres­sion des lib­er­taires, ils mirent beau­coup d’eau dans le vin de cet étatisme. Mais Lénine demeure un rigide com­mu­niste d’É­tat. Il se fixe pour tâche de se « met­tre à l’é­cole du cap­i­tal­isme d’É­tat alle­mand ». L’or­gan­i­sa­tion de la grande indus­trie mod­erne par le cap­i­tal­isme, avec sa « dis­ci­pline de fer », ne le séduit pas moins et il la pro­pose comme mod­èle. Pour lui, le cap­i­tal­isme d’É­tat est « l’an­ticham­bre du social­isme » et l’on peut pass­er de l’un à l’autre « par de sim­ples décrets » (…) (p.113).

En face de la « néces­sité » qui fait fléchir Trostky, Rosa Lux­em­bourg, Guérin con­clut : « Il faut être aveuglé par le dog­ma­tisme pour ne pas dis­cern­er dans le lénin­isme, se super­posant à des ten­dances lib­er­taires et les anni­hi­lant, une propen­sion au plus autori­taires des com­mu­nismes d’É­tat. » (p.115).

Il ter­mine son étude par quelques cita­tions de Bak­ou­nine « un révo­lu­tion­naire de génie, aujour­d’hui trop oublié. »

Conclusion

Bien qu’ayant voulu don­ner nos con­clu­sions après l’ex­posé du livre lui-même, il nous a été impos­si­ble de ne pas en don­ner déjà cer­taines en cours de route ; nous essaierons de les com­pléter ici.

Ce qui nous sem­ble posi­tif dans l’es­sai de Guérin est d’abord son souci de repenser vrai­ment un cer­tain nom­bre de prob­lèmes que presque tous les autres cri­tiques n’osent pas affron­ter ou le font de façon super­fi­cielle ; ce souci, lié à une rigueur de pen­sée, con­duit sou­vent l’au­teur à cer­tains « tabous » tels la dic­tature du pro­lé­tari­at, l’al­ié­na­tion de la classe ouvrière, etc… et lui donne le courage de cri­ti­quer les maîtres du marx­isme eux-mêmes. Cette qual­ité de Guérin n’est pas liée dans notre esprit à son atti­tude anti-par­ti (comme le feraient les théoriciens du P.C., en accu­sant tous ceux qui ne sont pas d’ac­cord avec eux), ni à sa recherche des textes anar­chistes ; mais nous pen­sons qu’en remon­tant vers l’o­rig­ine de ces prob­lèmes soci­aux, on arrive inévitable­ment à la grande dis­cus­sion : social­isme lib­er­taire ― social­isme autoritaire.

Peu de soci­o­logues vont jusque là, et pour nous il sera tou­jours réjouis­sant d’en voir, ne serait-ce qu’un seul, y arriv­er même sur cer­tains points seule­ment, sans que nous per­dions évidem­ment pour cela notre sens critique.

Les textes de Roker, Voline, Stirn­er, Proud­hon, Bak­ou­nine, que Guérin a retrou­vés, mon­trent une recherche dirigée dans un sens qui nous sem­ble encour­ageant. Ces textes, il faut aus­si le dire, devraient être ressor­tis non seule­ment par les non-lib­er­taires, mais aus­si par les lib­er­taires ; car un esprit de con­formisme mal com­pris, ou plutôt une com­mod­ité d’habi­tudes a con­duit égale­ment par­mi nous à une stag­na­tion qu’il serait bon de chang­er par des dis­cus­sions et des con­fronta­tions. C’est ain­si que, en s’op­posant au livre du Guérin, Mau­rice Joyeux donne cette déf­i­ni­tion de l’a­n­ar­chisme : « C’est une mosaïque d’é­cole social­iste mul­ti­ple répon­dant aux diver­sités des métiers, des races, des goûts, des éthiques ou mieux, c’est une pléi­ade de col­lec­tiv­ités qui épouse le con­tour des êtres et des choses dont l’e­sprit lib­er­taire est le dénom­i­na­teur com­mun. » (« Le Monde Lib­er­taire » n°49, p.4, À pro­pos de « Jeunesse du Social­isme lib­er­taire »). Nous ne pou­vons pas être d’ac­cord avec ce cama­rade bien qu’il soit aus­si lib­er­taire que nous, non seule­ment parce que sa déf­i­ni­tion est vague et impré­cise surtout dans son con­tenu social, mais aus­si à cause de son style de clerc (nous avons la vérité et en dehors de nous il ne peut y avoir de vérité…). Il se plaint lui-même de l’ex­is­tence des gar­di­ens des tables des lois, mais son arti­cle est dans le même esprit.

Cela dit, en quoi ne sommes-nous pas d’ac­cord avec Guérin ? Sa clas­si­fi­ca­tion : dans les pre­mières pages, il classe d’un côté les lib­er­taires comme social­istes anti-autori­taires, de l’autre les social­istes autori­taires (par­ti­c­ulière­ment les bolchevistes), et à mi-chemin entre les deux les marx­istes (social­istes scientifiques (

Guérin se demande com­ment on peut « réc­on­cili­er la lib­erté et la révo­lu­tion, la démoc­ra­tie pro­lé­tari­enne et le social­isme» ; pour nous, cette con­cep­tion est réal­isée dans l’a­n­ar­chisme, plus pré­cisé­ment dans cette con­cep­tion d’un anar­chisme social, révo­lu­tion­naire et pro­lé­tarien que nous essayons de défendre même con­tre cer­taines autres ten­dances anar­chistes. Cela ne veut pas dire que cette con­cep­tion soit suff­isam­ment claire pour ne pas avoir besoin de recherch­es et de dis­cus­sions ; l’ex­is­tence de N. et R. se jus­ti­fie pré­cisé­ment par le rôle qu’il peut rem­plir dans ce sens ; c’est pourquoi le livre de Daniel Guérin est un apport intéres­sant pour nous : sor­tant d’une expéri­ence dif­férente, et regar­dant d’un point de vue dif­férent du nôtre, il traite de ques­tions qui nous occu­pent tous.

La syn­thèse que Guérin pré­conise et tache en par­tie de jus­ti­fi­er entre marx­isme et anar­chisme nous sem­ble vouée à l’échec. Il n’y a pas longtemps une expéri­ence sem­blable mais née dans nos rangs, l’ex­péri­ence Fonte­nis, a échoué entre autres parce qu’il a sac­ri­fié cer­tains principes anti-autori­taires à une « cer­taine effi­cac­ité », en s’in­spi­rant pré­cisé­ment du « suc­cès marx­iste ». Il y avait par exem­ple en troisième page du « Lib­er­taire » do larges extraits com­parés d’En­gels et Bak­ou­nine, il y avait des erreurs sur le rôle de l’a­vant-garde révo­lu­tion­naire trans­for­mée en un par­ti révo­lu­tion­naire, sur les tac­tiques majori­taires, par­lemen­taires etc… Ce mariage est arti­fi­ciel, bien qu’on puisse accepter une cer­taine par­en­té en ce qui con­cerne le but, parce que la base, les moyens, les tac­tiques sont com­plète­ment dif­férents. Guérin lui-même voit cette pro­fonde dif­férence mais garde encore la nos­tal­gie d’une idylle. Même en dépouil­lant le marx­isme de tous ses vête­ments crasseux, même en n’en gar­dant que cer­tains car­ac­tères qui d’ailleurs ne sont pas négat­ifs (la con­cep­tion de lutte des class­es, la cri­tique de l’é­conomie bour­geoise), tout mélange idéologique entre marx­isme et anar­chisme, tout rat­tache­ment de ces con­cep­tions pos­i­tives exclu­sive­ment à Marx ou Engels, ne nous sem­blent pas acceptable.

Nous ter­minerons ces quelques lignes par la con­clu­sion de Guérin lui-même (con­clu­sion où il va plus loin, par exem­ple, que Dji­las qui retourne vers la démoc­ra­tie sociale): « L’avenir n’est ni au cap­i­tal­isme clas­sique, pas d’a­van­tage, comme voudrait nous en per­suad­er Mer­leau-Pon­ty, au cap­i­tal­isme revu et cor­rigé par un « néo-libéral­isme » ou par le réformisme social-démoc­rate. Leur dou­ble fail­lite n’est pas moins reten­tis­sante que celle du com­mu­nisme d’É­tat. L’avenir est tou­jours, est plus que jamais, au social­isme, mais à un social­isme lib­er­taire. » (Guérin, p.21)

Théo


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