Nous assistons depuis quelques années à une prolifération de livres et de revues qui se réclament tous du marxisme, et en même temps proclament qu’ils le « repensent », le « réexaminent»… Il y a aussi de cette démarche dans le livre : « Jeunesse du Socialisme Libertaire » de Daniel Guérin qui vient de paraître chez Marcel Rivière (1959). Son travail nous retiendra plus spécialement car il traite de problèmes intéressant les anarchistes. Rappelons que l’auteur nous est connu par ses études (« La Lutte de Classes sous la Ière République », « Fascisme et Grand Capital », etc…) et également pour son intérêt très amical pour les libertaires depuis quelques années.
Nous essaierons de donner un aperçu de ce livre, qui consiste en une série d’essais un peu hétérogènes et de valeur assez différente, puis nous en tirerons nos conclusions, qui d’ailleurs seront brèves. Nous nous arrêterons surtout sur les trois premiers chapitres qui portent sur le socialisme libertaire. Il est assez difficile de choisir des citations et de résumer un essai surtout sociologique, nais ces quelques extraits, nous l’espérons, en donneront un petit aperçu ; pour nous, ces pages présentent un intérêt tout particulier car, partant de positions marxistes, Daniel Guérin est un des rares auteurs qui arrivent assez près de nous dans ses conclusions.
Ier Chapitre ― La Révolution déjacobinisée
Daniel Guérin commence par une constatation : « autour de nous aujourd’hui tout n’est que ruine, le fascisme (…), la démocratie bourgeoise (y compris la « Ve République ») (…), le stalinisme », dont il conclut que « l’heure est venue pour la Gauche française de repartir à zéro, de repenser jusque dans leurs fondements ses problèmes, de refaire tout son bagage d’idées » ― ce qui doit être fait « dans le cadre de la pensée socialiste, qui demeure, en dépit de tout, la seule valeur solide de notre époque. La double faillite du réformisme et du stalinisme nous fait un devoir urgent de réconcilier la démocratie (prolétarienne) et le socialisme, la liberté et la Révolution ».
Guérin fait ensuite un retour en arrière, dans le temps, jusqu’à la Révolution française qu’il connaît comme peu d’historiens ; pour lui, de la Commune de 1793, à celle de 1871, aux Soviets de 1905―1917, la filiation est évidente. En suivant sa pensée, arrêtons-nous sur quelques points concrets : avant tout, la DÉMOCRATIE DIRECTE, c’est-à-dire le pouvoir des masses, plus précisément des « sans-culotte », des « bras nus» ; démocratie découverte spontanément et qui s’est matérialisée par les sections locales des sociétés populaires et des clubs (surtout en l’An II) des révolutionnaires qui de façon fédéraliste sont arrivés au Conseil Général de la Commune de 1793. Ce pouvoir des masses par en bas double en réalité le pouvoir bourgeois d’en haut ; c’est un progrès considérable, « sans doute la maturité d’une démocratie directe expérimentée pour la première fois dans un pays relativement arriéré ». Daniel Guérin note au passage que « c’est à cette source que Proudhon, puis Bakounine ont puisé leur fédéralisme libertaire ».
Si, il y a 12 ans, Daniel Guérin (« La lutte de classes sous la Ière République » éd. Gallimard 1946) chercha à présenter comme une dictature du prolétariat la contrainte que cette avant-garde prolétarienne (ou qui commençait à se prolétariser) se trouvait obligée d’exercer sur la contre-révolution ― il cherche aujourd’hui ici à la présenter autrement, à atténuer le mot et à trouver des correctifs, s’appuyant, entre autres, sur Bakounine : nécessité d’«une force révolutionnaire, même comme transition révolutionnaire » (Bakounine, « l’Égalité » 20/6/1869), et l’opposant à l’idée de Lénine : « Quiconque ne comprend pas la nécessité de la dictature ne comprend rien à la Révolution et n’est pas un véritable révolutionnaire » (Contribution à l’histoire de la dictature, Lénine, 1920).
Les dangers de la dictature viennent soit d’en haut, le gouvernement révolutionnaire ; soit d’en bas, le prolétariat armé par le truchement du parti. D’après Guérin, la dictature mène toujours à une « concentration du pouvoir » et à une « reconstitution d’un appareil d’oppression du peuple ». Il discute en même temps avec les historiens de droite et avec ceux de la gauche jacobine qui, se basant tous sur une « nécessité », arrivent toujours à la dictature et refusent le rôle de la démocratie directe, et dit : « pendant les quelque six mois où s’épanouit la démocratie directe, le peuple fit la preuve de son génie créateur ; il révéla, bien que d’une façon encore embryonnaire, qu’il existe d’autres techniques révolutionnaires que celles de la bourgeoisie, que celles de haut en bas » (p.47)(…). « Il n’est pas certain que la Révolution ne pouvait être sauvée que par la technique de la bourgeoisie et que par en haut (…) Le renforcement du pouvoir central étouffa et tua l’initiative d’en bas qui avait été le nerf de la Révolution. La technique bourgeoise fut substituée à la fougue populaire. La Révolution perdit sa force essentielle, son dynamisme interne. » (p.40).
Un autre fait historique que Guérin souligne, c’est qu’à la fin de 1793 (surtout après le décret du 4/12/1973), en renforçant le pouvoir central sous le prétexte de comprimer la contre-révolution, la bourgeoisie s’appliqua surtout à détruire le régime jusque-là essentiellement démocratique et décentralisateur auquel elle avait elle-même contribué deux ans auparavant dans sa hâte à supprimer le centralisme régional de l’ancien régime ; c’est « la volonté consciente de refouler la démocratie directe des sans-cu1ottes » (p.48).
Il montre ensuite la naissance d’une bureaucratie plébéienne (surtout hébertiste) qui, en transformant les militants en employés , et en absorbant par l’appareil d’État les meilleurs cadres des sans-culottes, affaiblit la démocratie au sein des sections locales, et en même temps produit une sclérose bureaucratique (qu’il compare lui-même à la bureaucratie stalinienne).
Daniel Guérin essaie de défendre la conception de la démocratie directe en s’appuyant sur l’Enragé Varlet : «‘Pour tout être qui raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles» ; sur Jacques Roux : « Une révolution menée par les masses et un pouvoir fort (contre les masses) sont deux choses incompatibles» ; sur Babeuf : « Les gouvernants ne font des révolutions que pour toujours gouverner. Nous en voulons faire enfin une pour assurer à jamais le bonheur du peuple par la vraie démocratie» ; sur Buenarroti : « S’il se formait dans l’État une classe exclusivement au fait des principes de l’art social, des lois et de l’administration, elle trouverait bientôt le secret de se créer des distinctions et des privilèges », et surtout sur Proudhon : « En proclamant la liberté des opinions, l’égalité devant la loi, la souveraineté du peuple, la subordination du pouvoir au pays, la Révolution a fait de la société et du gouvernement deux choses incompatibles (…). Il y a incompatibilité absolue du pouvoir avec la liberté. Point d’autorité, point de gouvernement, même populaire : la Révolution est là (…) Le gouvernement du peuple sera toujours l’escamotage du peuple. Si la Révolution laisse subsister le Gouvernement quelque part, il reviendra partout. » (« L’Idée générale de la Révolution au XIXe siècle »).
Certaines questions restent à l’arrière-plan de ce chapitre, telles que la révolution permanente, l’application abusive de la conception matérialiste de l’histoire « qui mène inévitablement à un fatalisme historique» ; la tradition jacobine qui se prolonge dans le « désaccord » entre marxistes et libertaires et se manifeste chez Liebnecht, Lénine, Staline (pour Marx et Engels, Guérin se montre plus conciliant).
2e chapitre ― « Du jeune Marx à Marx »
Nous dirons très peu de chose du ce chapitre, car non seulement les autres en ont trop dit sur les mérites, etc. de Marx, mais parce que Marx lui-même malgré toute sa présentation scientifique est loin d’être clair.
Daniel Guérin en donne l’exemple dans les deux citations suivantes : « Le marxisme est authentiquement un personnalisme » (J. Lacroix). et c’est « un antipersonnalisme absolu » (André Piettre). Ce n’est pas seulement le zèle de ses élèves qui fausse la pensée du maître, mais celle-ci elle-même mène souvent à la contradiction. Avec la découverte des écrits du jeune Marx, avant 1848, le désaccord est encore plus grand, la discussion encore plus passionnée. Sans dévaloriser ni minimiser le rôle de Marx (Guérin souligne que « la pensée de Marx domine notre époque »), il est temps de donner une juste mesure à ce rôle et à ces pensées et de sortir de l’oubli l’apport, le rôle et l’action des prédécesseurs et des contemporains de Marx qui ont également participé à l’élaboration de la pensée sociale du XIXe siècle et à l’action des luttes sociales. Sans entrer dans le détail des écrits de Marx, textes « bouleversants et révélateurs », on peut admettre un souci éthique et humain plus grand dans les écrits d’avant 1848 que dans les suivants : lui-même ne se considérait pas encore comme un génie absolu et ne se figeait pas dans une contemplation et une auto-admiration stériles ; il acceptait encore les discussions et les recherches ― et la jeunesse est toujours plus altruiste et plus enthousiaste.
Il faut aussi essayer de comprendre l’acharnement de certains marxologues contre les « erreurs de jeunesse » du maître, ainsi que l’enthousiasme de certains néophytes de l’église marxiste qui conscients de l’existence d’erreurs dans la construction de leur socialisme cherchent le remède dans la même bible et trouvent dans les écrits de jeunesse de Marx un appui à leur « humanisme ».
Ouvrons ici une parenthèse : C’est une attitude très fréquente ces derniers temps ― ainsi Milovan Djilas fut chargé après juin 1948 par Tito de trouver des arguments dans la discussion idéologique avec Moscou et il sut expliquer par certains textes de Marx, Engels et Lénine la conception des « voies différentes et spécifiques du socialisme» ; ces écrits furent non seulement acceptés mais loués par les chefs de la Yougoslavie. Plus tard, quand Djilas commença lui-même à douter de la véracité des maîtres marxistes, Tito l’envoya en prison ― Guérin a de la chance de ne pas se trouver dans la position de Djilas car le doute est inévitablement interprété comme une erreur, comme un crime.
Pour en revenir à la discussion sur Marx jeune, Guérin la caractérise ainsi : « Cette querelle entre marxologues prend des formes tant soit peu byzantines, qu’elle se déroule principalement sur un plan abstrait et s’exprime souvent dans un confidentiel jargon philosophique (dont, il faut bien l’avouer, le Marx de 1844 est le premier responsable); elle porte sur des textes souvent obscurs, parfois même illisibles, dont le caractère ésotérique est aggravé par des traductions défectueuses à partir de textes douteux ou incomplets et dont l’interprétation est souvent ardue ; elle ne gagnerait donc pas à s’étendre au-delà d’un cercle d’initiés et d’érudits, si, à travers elle, à travers les arguments confus et contradictoires de ses participants, n’apparaissent certaines failles de la pensée marxiste. Le militant qui veut transformer le monde, et qui, pour ce faire, a besoin d’être guidé idéologiquement, ne peut ignorer ces incertitudes et ces points faibles d’une œuvre qui, face à la banqueroute de la pensée bourgeoise, lui offre, aujourd’hui encore, malgré ses déficiences, un fil conducteur relativement solide. » (p.71)
Dans ces conditions, les discussions subtiles des marxologues sur « jusqu’où » le jeune Marx porte encore les empreintes de Hegel et Feuerbach, sur la question de savoir s’il est plus « idéaliste », « utopiste » que ses maîtres, et sur sa conception de l’aliénation des ouvriers dans le régime bourgeois, toutes ces discussions présentent un intérêt secondaire permettant seulement de mieux comprendre d’une part l’évolution de Marx, et de l’autre la porte qu’il a lui-même entr’ouverte … non seulement aux controverses théoriques mais aussi et surtout aux réalisations actuelles maintenant du socialisme.
Nous retiendrons quelques points ; Guérin cite et commente ce que Marx écrivit en 1843 – 44 : « Marx à posé le principe qu’«abolition de la propriété privée et communisme ne sont nullement identiques », que l’étatisation de la propriété n’est que la « généralisation » de la propriété privée, productrice d’aliénation, que, par conséquent, un communisme qui se contenterait d’un tel état de choses, qui maintiendrait le salariat ne mettrait pas fin à l’aliénation de l’homme » (Guérin p.70 ; Marx, « Œuvres philosophiques » 1843 et « Manuscrits » de 1844). Puis Guérin passe au texte de Marx de 1875 : « de tels défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement » (« Capital », Naville, p.453 – 55).
Cette discussion a la plus grande importance car, et l’expérience l’a prouvé, la nationalisation et l’étatisation de la production et de la propriété n’ont rien à voir avec la libération des ouvriers de l’exploitation. Et ici nous sommes tout à fait d’accord avec Guérin qui souligne que cette perspective marxiste « temporaire » a servi Lénine, Staline etc… pour instaurer un régime où les ouvriers sont aussi aliénés pour ne pas dire même plus et où ils continuent d’être des salariés. Ainsi la question de la gestion ouvrière, de la propriété et de la répartition des biens n’est pas résolue et se pose tout entière. Ce n’est pas par hasard que les révoltés de l’Est ont, d’une part, retrouvé le vieux slogan des conseils ouvriers, et, d’autre part, sont opposés à la gestion actuelle. Enfin pour nous, les conseils ouvriers eux-mêmes, s’ils sont isolés et s’ils s’accompagnent pas d’une socialisation de toute l’économie, d’échanges, etc…, s’ils restent isolés dans un régime étatiste et centralisé, ne peuvent non plus résoudre la question (l’expérience des « conseils ouvriers » en Yougoslavie depuis quelques années concorde avec cette conclusion).
Sur les points principaux, Marx, consciemment ou inconsciemment, laisse des équivoques : nous avons vu sa conception sur la suppression de l’aliénation ; la même tactique est appliquée à sa conception de l’État qui dépérit et en même temps ne dépérit pas ; aussi bien qu’à celle de la liberté qui doit être la base de la société, mais dans un avenir lointain. Cette conception équivoque les libertaires l’ont toujours violemment combattue : devant chaque difficulté on reportait la responsabilité sur les exécutants, mais on ne mettait jamais la source, c’est-à-dire Marx, en doute ; Guérin se demande si « l’ajournement sine die de la « réappropriation » et la persistance de la contrainte étatique ne se trouvent pas déjà, au moins en germe, dans la pensée de Marx de la maturité » (p.80) C’est un joli compliment fait à Marx pour son « évolution » et sa maturité.
La même dialectique douteuse et miteuse existe au sujet de la conception humanitaire de Marx. Guérin oppose aux enthousiastes de Marx trop humanitaires, en se basant lui-même sur Marx, les arguments suivants : « Il n’est pas certain que la position du jeune Marx soit entièrement satisfaisante pour ceux des socialistes qui se préoccupent de sauvegarder la liberté individuelle. L’homme auquel se réfère constamment le Marx « humaniste » est, on n’y prend sans doute pas assez garde, un Homme hégélien et feuerbachien, un Homme abstrait, universel, un Homme « générique », c’est-à-dire membre de l’«espèce », un Homme essentiellement social. Pour Marx, il n’existe pas de véritable problème de l’individu, car « l’individu est l’être social ». « La vie individuelle et la vie générique de l’homme ne sont pas différentes ». « Le communisme est la véritable solution du conflit entre… l’individu et l’espèce » (Marx, Manuscrits de 1844), entre l’individu et la société. Dans la société communiste, « la solidarité existant nécessairement dans le libre développement de tous assurera la liberté individuelle » (Marx, « L’Idéologie allemande », 1846). Mais cette synthèse optimiste et messianique de l’individuel et du social n’est-elle pas un tour de prestidigitation trop brillant et trop habile pour être absolument convaincant ? L’individu sera-t-il réellement « désaliéné » dans une telle perspective « humaniste » et la nouvelle forme de « société » qu’anticipe le jeune Marx cessera-t-elle vraiment, comme il en exprime l’espoir, de se « fixer… comme abstraction vis-à-vis de l’individu » (Marx, Manuscrits de 1844)?» (Guérin p.80 – 81).
Déjà à l’époque, les rapports entre individu et société ont provoqué de vives discussions. Guérin retrouve les vieux textes de Proudhon et les commente ainsi : « Proudhon (personne à ma connaissance, ne l’a dit) a été le premier à faire des réserves sur la conception « humaniste » de l’homme, d’abord victime de l’aliénation (le mot vient sous sa plume), puis « réconcilié avec lui-même ». Il appréhendait que cette réconciliation n’aboutisse, en fait, à la notion d’«un moi collectif auquel s’asservit comme à un maître invisible le moi individuel » (Philosophie de la Misère, 1846)». (Guérin p.32).
Max Stirner a aussi de son côté attaqué la conception marxiste, et Guérin cite ici l’opinion d’Arvon sur Stirner : « Arvon a montré que la dévastatrice critique stirnénienne de l’humanisme hégélien et feuerbachien, de la « sacralisation » de l’homme abstrait a, pour une large part, incité Marx a jeter par dessus bord cette philosophie idéaliste dont il était encore quelque peu imprégné. Mais la rupture avec Feuerbach, avec l’ensemble des jeûnes hégéliens, a entraîné Marx dans des voies diamétralement opposées à celles de Stirner : elle l’a conduit à partir, non de l’individu, mais du matérialisme historique et de la praxis révolutionnaire ». (Guérin, p.87)
3e chapitre ― « Lénine ou le socialisme par en haut »
Dans le chapitre précédent, Guérin essaie de découvrir l’équivoque et les faiblesses de la pensée de Marx. Poursuivant sa critique, il arrive à Lénine ; et dès le début, il déclare : « il parait indispensable aujourd’hui de procéder à une critique serrée de certaines conceptions léninistes, qui portaient en elles le germe de la dictature sur le prolétariat et dont le socialisme doit se débarrasser s’il veut retrouver son authenticité libertaire » (p.91) tout en réservant son estime pour Lénine. En cherchant l’origine de la dictature du prolétariat ― pivot de la conception léniniste ― Guérin va, de la Conspiration des Égaux (1796) dirigée par Babeuf, en passant par les blanquistes de 1839, par Kautsky et Rosa Luxembourg, jusqu’à Lénine.
En quoi consiste, d’après lui, l’erreur de la conception, du socialisme par en haut ? Avant tout en une conception un peu « ambivalente de la pensée marxiste dès sa naissance » qui oscille entre une conception volontariste où le rôle principal est donné a une avant-garde qui veut forcer l’histoire, et une conception purement mécaniste d’une évolution inévitable, économique, en dehors de tout effort humain. Ainsi Engels critique les blanquistes : « ils partaient de cette idée qu’un nombre relativement petit d’hommes résolus et bien organisés étaient capables, le moment venu, non seulement de s’emparer du pouvoir, assez longtemps pour réussir à entraîner la masse du peuple dans la Révolution et à la rassembler autour de la petite troupe directrice. Pour cela, il fallait avant toute autre chose la plus stricte centralisation dictatoriale de tout le pouvoir entre les mains du nouveau gouvernement révolutionnaire. » (Engels, Introduction du 18 mars 1821 à « la Guerre Civile en France » cité par Guérin, p.92). Et Kautsky : « Le prolétariat, qui était trop ignorant et démoralisé pour s’organiser et se diriger lui-même, devait être organisé et dirigé par un gouvernement composé de son élite instruite, quelque chose comme les Jésuites du Paraguay qui avaient organisé et gouverné les Indiens. » (Kautsky « la dictature du prolétariat », 1918, cité par Guérin, p.92).
Mais en même temps, dans le Manifeste Communiste, existe la thèse opposée : « Pratiquement, les communistes sont (…) la fraction la plus résolue des partis ouvriers (…), celle qui pousse toujours en avant ; théoriquement, ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l’avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement prolétarien. » (Manifeste Communiste, p.82, cité par Guérin p.94).
Lénine profite de cette ambivalence pour construire et imposer sa conception qui, tout en gardant toujours une apparence d’historicisme, est beaucoup plus homogène et beaucoup plus logique que celle de ses maîtres. Il accepte avant tout le rôle d’une avant-garde de révolutionnaires professionnels, espèce de cercle fermé d’initiés liés à une discipline et un centralisme absolus, et en même temps il refuse toute expérience ouvrière et s’acharne contre la spontanéité des masses populaires. « L’histoire de tous pays atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre les patrons. » (Lénine, « Que Faire ? » p.437, cité par Guérin p.98). « Toute soumission à la spontanéité du mouvement ouvrier, toute restriction du rôle de l’«élément conscient » (…) signifie (…) qu’on le veuille ou non, un renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers » (Lénine, « Que Faire ? » p.445, cité par Guérin p.98 – 99). Il refuse les luttes ouvrières sous prétexte qu’elles sont l’expression de l’influence camouflée de la bourgeoisie (…) pour accepter et glorifier d’une autre façon cette même bourgeoisie : « La doctrine socialiste (…) a surgi des théories philosophiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, les intellectuels. Par leur situation sociale, les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient des intellectuels bourgeois. » (Lénine, « Que faire ? » p.437, cité par Guérin p.99).
Non seulement il ne faut pas avoir confiance dans les masses, dans leur spontanéité, dans leur combativité, y compris dans les masses ouvrières ; mais la vérité révélée à quelques fortes têtes (par hasard bourgeoises) devait être imposée aux masses, descendre du sommet vers la base. Comment ? par l’intermédiaire de cette avant-garde de révolutionnaires professionnels, c’est-à-dire détachés de la production, de la vie syndicale, des masses, enfermés dans les organisations « militaires » (Lénine, sic) fortement hiérarchisées, disciplinées « bureaucratisées » (Lénine, re-sic). Parce que chaque démocratisation « mène aux anarchismes » (toujours Lénine). On peut ainsi expliquer le secret des succès de Lénine : c’est une conspiration qui était préparée pour la prise du pouvoir, suffisamment souple pour s’adapter à toutes les conjonctures, suffisamment dure pour mater toute contradiction ; en réalité elle comporte une originalité, car les conspirations semblables dans l’histoire s’étaient appuyées soit sur une oligarchie militaire ou aristocratique, soit sur une démagogie patriotique, tandis que Lénine s’appuyait sur une phraséologie socialiste.
En l’honneur du marxisme, il faut dire que la conception de Lénine a été hautement discutée par certains marxistes : les menchéviks (Martynov, Axelrod, Martov, Trotsky, Rosa Luxembourg, etc…) Guérin retrouve les vieux textes, surtout de ces deux derniers. Nous citerons seulement Rosa Luxembourg car Trotsky, qui menait la critique à peu près avec la même vigueur que Rosa Luxembourg, s’est plus tard corrigé lui-même et a nié le brochure qu’il y avait consacré, s’alignant complètement sur les positions de Lénine. D’après Rosa Luxembourg (citée et commentée par Guérin) « les membres du parti ne sont plus que des instruments, des agents d’exécution de son altesse le comité central ». Elle s’élève contres « l’impitoyable centralisme de Lénine » considérant que celui-ci « prête au prolétariat une sorte de goût masochiste pour les rigueurs d’une discipline impitoyable », et lui oppose sa propre conception, selon laquelle « ce n’est qu’en extirpant jusqu’à la dernière racine ces habitudes d’obéissance et du servilité que la classe ouvrière pourra acquérir le sens d’une discipline nouvelle, de l’auto-discipline librement consentie. » Elle continue : « Les révolutions ne se laissent pas diriger comme par un maître d’école, jamais le mouvement de classes du prolétariat ne doit être conçu comme mouvement d’une minorité organisée (…). Toute véritable grande lutte de classes doit reposer sur l’appui et la collaboration des masses les plus étendues et une stratégie de la lutte de classes qui (…) serait faite uniquement à la mesure des marches bien exécutées d’une minorité serait vouée par avance à un pitoyable fiasco. » (R.L., « Grève générale, Parti et Syndicats », 1906, p.47 ; cité par Guérin p.107). « L’ultra-centralisme défendu par Lénine nous paraît comme imprégné, non-point d’un esprit positif et créateur, mais de l’esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l’activité du parti et non à le féconder, à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer ». Elle conclut : « Nous ne saurions concevoir de plus grand danger pour le parti socialiste russe que les plans d’organisation proposés par Lénine. Rien ne pourrait plus sûrement asservir un mouvement ouvrier, encore si jeune, à une élite intellectuelle assoiffée de pouvoir que cette cuirasse bureaucratique où on l’immobilise (…)» (cité par Guérin p.109).
Pour nous, tout en conservant une certaine estime pour Rosa Luxembourg, nous ne pouvons que considérer cette critique conne stérile et superficielle : elle porte sur les aspects secondaires, mais non sur le fond même, lequel consiste dans la question du pouvoir, dans la préparation de la prise du pouvoir avant la Révolution et dans l’exécution de cette prise de pouvoir pendant et après la révolution. Dans ce but, Lénine a fait tous les « compromis » et pour Rosa Luxembourg ce but même est valable. Pour nous, le fonctionnement et le schéma d’une organisation révolutionnaire en lutte reflètent le fonctionnement et le schéma d’une organisation sociale telle que ces mêmes révolutionnaires se proposent de la construire par la suite. Pour nous, il y a une logique entre les erreurs théoriques de Lénine avant 1917 et son action depuis. C’est pourquoi la discussion qui s’est ouverte il y a un siècle entre marxistes et libertaires précisément sur la forme d’une organisation révolutionnaire et sociale, sur le pouvoir et l’État, n’étaient pas un simple jeu de l’esprit, un simple malentendu ou une blessure d’orgueil personnel. Et les prévisions faites il y a un siècle sont aujourd’hui réalité.
C’est dans cette perspective que Guérin, allant plus loin que Rosa Luxembourg, écrit : « Cette conception du parti dirigeant va se fondre dans une conception non moins autoritaire, non moins jacobine de la forme du pouvoir qui doit naître de la révolution prolétarienne. Dans « l’État et la Révolution », écrit à la veille de la Révolution d’Octobre, Lénine commence par se poser en libertaire. L’objectif ultime du socialisme c’est le dépérissement de l’État. Il reprend à son compte les vues de Proudhon sur l’«incompatibilité absolue du pouvoir avec le liberté » qu’il résume en une formule aussi brillante que lapidaire : « Tant que l’État existe, pas de liberté ; quand régnera la liberté il n’y aura plus d’État. » Mais une fois ce coup de chapeau donné à l’anarchisme, il s’empresse de préciser que la disparition de l’État ne suivra pas immédiatement la conquête du pouvoir par le prolétariat. Elle ne sera possible qu’après une période transitoire plus ou moins longue. » (p.110).
Pendant ce temps… « quant à la chose informe, inédite et indéfinissable qui naître au lendemain de la Révolution, ce sera un « État transitoire », une « forme révolutionnaire et passagère de l’État », un État à la fois « démocratique » et « dictatorial », un « État non politique », un État « prolétarien ou demi-État », « quelque chose qui n’est plus à proprement parler l’État », un « État en voie de dépérissement », une « dictature du prolétariat », une « dictature provisoire de la classe opprimée ». Cette cascade de définitions variées et embarrassées ouvre la porte à toutes les interprétations et donc, quand sonnera l’heure de l’application, à tous les abus. » (p.111 – 112).
Un des moyens d’arriver au pouvoir est le suivant : « Dans son désir de capter au profit de son parti le puissant mouvement des masses qui, au moment où il écrit, s’exprime spontanément par les soviets, il suggère que les ministères bourgeois soient remplacés par des « soviets souverains et tout-puissants de députés ouvriers et soldats », et appelle du ses vœux « une république démocratique du type de le Commune ou de la République des Soviets ». Mais, à d’autres moments, ce miroir aux alouettes destiné à amener au bolchevisme les masses. prolétariennes, fait place à des perspectives pour celles-ci beaucoup moins rassurantes (…)» (p.112).
Lénine suit en cela les examples de ses illustres prédécesseurs : « Déjà, un 1848, Marx et Engels projetaient de concentrer tout le capital, toute l’industrie, tous les transports, tout l’échange, entre les mains de l’État. Depuis, sous la pression des libertaires, ils mirent beaucoup d’eau dans le vin de cet étatisme. Mais Lénine demeure un rigide communiste d’État. Il se fixe pour tâche de se « mettre à l’école du capitalisme d’État allemand ». L’organisation de la grande industrie moderne par le capitalisme, avec sa « discipline de fer », ne le séduit pas moins et il la propose comme modèle. Pour lui, le capitalisme d’État est « l’antichambre du socialisme » et l’on peut passer de l’un à l’autre « par de simples décrets » (…) (p.113).
En face de la « nécessité » qui fait fléchir Trostky, Rosa Luxembourg, Guérin conclut : « Il faut être aveuglé par le dogmatisme pour ne pas discerner dans le léninisme, se superposant à des tendances libertaires et les annihilant, une propension au plus autoritaires des communismes d’État. » (p.115).
Il termine son étude par quelques citations de Bakounine « un révolutionnaire de génie, aujourd’hui trop oublié. »
Conclusion
Bien qu’ayant voulu donner nos conclusions après l’exposé du livre lui-même, il nous a été impossible de ne pas en donner déjà certaines en cours de route ; nous essaierons de les compléter ici.
Ce qui nous semble positif dans l’essai de Guérin est d’abord son souci de repenser vraiment un certain nombre de problèmes que presque tous les autres critiques n’osent pas affronter ou le font de façon superficielle ; ce souci, lié à une rigueur de pensée, conduit souvent l’auteur à certains « tabous » tels la dictature du prolétariat, l’aliénation de la classe ouvrière, etc… et lui donne le courage de critiquer les maîtres du marxisme eux-mêmes. Cette qualité de Guérin n’est pas liée dans notre esprit à son attitude anti-parti (comme le feraient les théoriciens du P.C., en accusant tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux), ni à sa recherche des textes anarchistes ; mais nous pensons qu’en remontant vers l’origine de ces problèmes sociaux, on arrive inévitablement à la grande discussion : socialisme libertaire ― socialisme autoritaire.
Peu de sociologues vont jusque là, et pour nous il sera toujours réjouissant d’en voir, ne serait-ce qu’un seul, y arriver même sur certains points seulement, sans que nous perdions évidemment pour cela notre sens critique.
Les textes de Roker, Voline, Stirner, Proudhon, Bakounine, que Guérin a retrouvés, montrent une recherche dirigée dans un sens qui nous semble encourageant. Ces textes, il faut aussi le dire, devraient être ressortis non seulement par les non-libertaires, mais aussi par les libertaires ; car un esprit de conformisme mal compris, ou plutôt une commodité d’habitudes a conduit également parmi nous à une stagnation qu’il serait bon de changer par des discussions et des confrontations. C’est ainsi que, en s’opposant au livre du Guérin, Maurice Joyeux donne cette définition de l’anarchisme : « C’est une mosaïque d’école socialiste multiple répondant aux diversités des métiers, des races, des goûts, des éthiques ou mieux, c’est une pléiade de collectivités qui épouse le contour des êtres et des choses dont l’esprit libertaire est le dénominateur commun. » (« Le Monde Libertaire » n°49, p.4, À propos de « Jeunesse du Socialisme libertaire »). Nous ne pouvons pas être d’accord avec ce camarade bien qu’il soit aussi libertaire que nous, non seulement parce que sa définition est vague et imprécise surtout dans son contenu social, mais aussi à cause de son style de clerc (nous avons la vérité et en dehors de nous il ne peut y avoir de vérité…). Il se plaint lui-même de l’existence des gardiens des tables des lois, mais son article est dans le même esprit.
Cela dit, en quoi ne sommes-nous pas d’accord avec Guérin ? Sa classification : dans les premières pages, il classe d’un côté les libertaires comme socialistes anti-autoritaires, de l’autre les socialistes autoritaires (particulièrement les bolchevistes), et à mi-chemin entre les deux les marxistes (socialistes scientifiques (
Guérin se demande comment on peut « réconcilier la liberté et la révolution, la démocratie prolétarienne et le socialisme» ; pour nous, cette conception est réalisée dans l’anarchisme, plus précisément dans cette conception d’un anarchisme social, révolutionnaire et prolétarien que nous essayons de défendre même contre certaines autres tendances anarchistes. Cela ne veut pas dire que cette conception soit suffisamment claire pour ne pas avoir besoin de recherches et de discussions ; l’existence de N. et R. se justifie précisément par le rôle qu’il peut remplir dans ce sens ; c’est pourquoi le livre de Daniel Guérin est un apport intéressant pour nous : sortant d’une expérience différente, et regardant d’un point de vue différent du nôtre, il traite de questions qui nous occupent tous.
La synthèse que Guérin préconise et tache en partie de justifier entre marxisme et anarchisme nous semble vouée à l’échec. Il n’y a pas longtemps une expérience semblable mais née dans nos rangs, l’expérience Fontenis, a échoué entre autres parce qu’il a sacrifié certains principes anti-autoritaires à une « certaine efficacité », en s’inspirant précisément du « succès marxiste ». Il y avait par exemple en troisième page du « Libertaire » do larges extraits comparés d’Engels et Bakounine, il y avait des erreurs sur le rôle de l’avant-garde révolutionnaire transformée en un parti révolutionnaire, sur les tactiques majoritaires, parlementaires etc… Ce mariage est artificiel, bien qu’on puisse accepter une certaine parenté en ce qui concerne le but, parce que la base, les moyens, les tactiques sont complètement différents. Guérin lui-même voit cette profonde différence mais garde encore la nostalgie d’une idylle. Même en dépouillant le marxisme de tous ses vêtements crasseux, même en n’en gardant que certains caractères qui d’ailleurs ne sont pas négatifs (la conception de lutte des classes, la critique de l’économie bourgeoise), tout mélange idéologique entre marxisme et anarchisme, tout rattachement de ces conceptions positives exclusivement à Marx ou Engels, ne nous semblent pas acceptable.
Nous terminerons ces quelques lignes par la conclusion de Guérin lui-même (conclusion où il va plus loin, par exemple, que Djilas qui retourne vers la démocratie sociale): « L’avenir n’est ni au capitalisme classique, pas d’avantage, comme voudrait nous en persuader Merleau-Ponty, au capitalisme revu et corrigé par un « néo-libéralisme » ou par le réformisme social-démocrate. Leur double faillite n’est pas moins retentissante que celle du communisme d’État. L’avenir est toujours, est plus que jamais, au socialisme, mais à un socialisme libertaire. » (Guérin, p.21)
Théo