La Presse Anarchiste

La Huerta de Valence (2)

(suite)

Le por­tail des Apôtres, vieux, rou­geâtre, consu­mé par des siècles, éta­lant à la lumière du soleil ses beau­tés cor­ro­dées, for­mait un fond digne de l’an­tique tri­bu­nal : c’é­tait comme un bal­da­quin de pierre construit pour abri­ter cette ins­ti­tu­tion d’un autre âge. À la voûte de la baie, le long des trois arceaux super­po­sés, cou­raient trois guir­landes de figu­rines, anges, rois et saints, logés sous de petits dais ouvra­gés comme une den­telle. Contre les robustes mas­sifs qui for­maient les avant-corps du por­tail, on voyait les douze apôtres, mais si défi­gu­rés, si mal en point, que Jésus lui-même ne les aurait pas recon­nu. Dans le haut, à la cime du por­tail, sous un treillage de fer, s’é­pa­nouis­sait, telle une fleur gigan­tesque, la rosace en vitraux de cou­leur qui don­nait du jour à l’é­glise ; et, dans le bas, sur le sou­bas­se­ment des colonnes qu’or­naient les armoi­ries d’A­ra­gon, les pierres étaient usées, les ner­vures et les feuillages d’argent étaient éli­més par le frot­te­ment de géné­ra­tions innombrables.

À voir cette dégra­da­tion du por­tail, on devi­nait que la révolte et l’é­meute avaient pas­sé par là. En d’autres siècles s’é­tait ras­sem­blé, près de ces pierres, tout un peuple en tumulte, s’é­tait agi­té, voci­fé­rant et rouge de fureur, le Valen­cia­nisme séditieux.

Quand l’al­gua­zil eut fini de dis­po­ser le tri­bu­nal, il res­ta debout à l’en­trée de la bar­rière pour attendre les juges. Ceux-ci arri­vaient, solen­nels, avec l’as­pect de riches pay­sans, vêtus de noir, chaus­sés d’es­pa­drilles blanches ; le fou­lard de soie bien arran­gé sous le large cha­peau ; et cha­cun d’eux traî­nait der­rière lui un cor­tège de gar­diens des canaux et de jus­ti­ciables qui, avant l’ou­ver­ture de la séance, tâchaient de les pré­ve­nir en leur faveur.

Ce vieux, sec et voû­té, dont les mains rouges et cou­vertes d’é­cailles trem­blaient en s’ap­puyant sur la crosse d’une grosse canne, c’é­tait Cuart Fein­te­nar. Cet autre, cor­pu­lent et majes­tueux, avec de petits yeux qui se voyaient à peine sous les deux poi­gnées de poils blancs qui lui ser­vaient de sour­cils, c’é­tait Mis­la­ta. Puis c’é­tait Ras­ca­na, un solide gar­çon à la blouse bien repas­sée, à la tête ronde de frère lai. Puis venaient les quatre autres. Ces hommes étaient les maîtres des eaux ; ils tenaient entre leurs mains la vie des familles, la nour­ri­ture des champs, l’ar­ro­sage oppor­tun dont la pri­va­tion tuait une récolte ; leurs déci­sions étaient sans appel. Et les habi­tants de la vaste plaine, divi­sées en deux par­ties par le fleuve comme par une fron­tière infran­chis­sable, dési­gnaient chaque juge en lui don­nant le nom du canal auquel celui-ci était préposé.

Main­te­nant, la repré­sen­ta­tion des deux rives était au com­plet ; ― celle de la rive gauche, la rive où il y a quatre canaux et où s’é­tend la huer­ta de Ruza­fa, dont les che­mins, abri­tés sous un épais feuillage, vont se perdre à la limite de la maré­ca­geuse Albu­fe­ra ; ― et celle de la rive droite, la rive poé­tique, la rive où sont les fraises de Beni­ma­clet, les sou­chets d’Al­bo­raya et les jar­dins luxu­riants de fleurs.

Les sept juges se saluaient comme des gens qui ne se sont pas vus de toute la semaine ; ils cau­saient de leurs affaires devant le por­tail de la basi­lique ; et, de temps à autre, lorsque s’ou­vraient les portes des tam­bours cou­vertes d’an­nonces reli­gieuses, il se répan­dait dans la brû­lante atmo­sphère de la place une fraîche bouf­fée d’en­cens, quelque chose comme l’hu­mide haleine d’un lieu souterrain.

À onze heures et demie, les offices divins ter­mi­nés, quand il ne sor­tait plus de la cathé­drale que quelques dévotes attar­dées, le Tri­bu­nal entra en fonc­tion. Les sept juges s’as­sirent sur le vieux sofa ; les gens de la Huer­ta accou­rurent de tous les côtés pour se ramas­ser autour de la bar­rière, pres­sant les uns contre les autres leurs corps en trans­pi­ra­tion qui sen­taient la paille et le suint ; l’al­gua­zil se pos­ta, raide et majes­tueux, près du mât sur­mon­té d’un cro­chet de bronze, emblème de la Jus­tice des Eaux.

Les Sept Canaux se décou­vrirent, puis demeu­ré immo­biles, les mains entre les genoux, les yeux fixés sur le sol ; et le plus vieux pro­non­ça la phrase tra­di­tion­nelle : « Se ôbri el Tri­bu­nal », (« l’au­dience est ouverte »). Silence abso­lu. Toute cette foule gar­dait un recueille­ment reli­gieux ; elle se tenait sur cette place publique comme dans un temple. Le bruit des voi­tures, le rou­le­ment des tram­ways, tout le fra­cas de la vie moderne pas­sait aux alen­tours sans tou­cher ni déran­ger cette antique ins­ti­tu­tion, aus­si tran­quille en ce lieu qu’un homme qui est chez, lui ; insen­sible au temps, insou­cieuse du chan­ge­ment pro­fond de tout ce qui l’en­vi­ron­nait et inca­pable d’au­cune réforme.

Les habi­tants de la Huer­ta contem­plaient avec res­pect ces juges issus de leur classe, étaient fiers de leur Tri­bu­nal. « Voi­là ce qui s’ap­pe­lait rendre la jus­tice : la condam­na­tion pro­non­cée tout de
suite, et pas de ces papiers qui ne servent qu’à ember­li­fi­co­ter les hon­nêtes gens. » L’ab­sence de papier tim­bré et de gref­fier qui fait peur, voi­là ce qui plai­sait le plus à ces pay­sans accou­tu­més à consi­dé­rer avec une sorte de crainte super­sti­tieuse l’art d’é­crire, qu’ils ignorent. Il n’y avait là ni plume, ni secré­taire, ni gen­darmes effrayants, ni jours d’an­goisse pen­dant les­quels on attend la sen­tence ; il n’y avait rien que des paroles.

Les juges conser­vaient dans leur mémoire les décla­ra­tions faites et pro­non­çaient leur juge­ment en consé­quence, avec le calme de gens qui savent que leurs déci­sions doivent être exé­cu­tées. À celui qui se mon­trait inso­lent envers le Tri­bu­nal, ils lui infli­geaient une amende ; à celui qui refu­sait de se sou­mettre à la sen­tence, ils lui reti­raient l’eau pour tou­jours, et le mal­heu­reux n’a­vait plus qu’à mou­rir de faim. Avec un pareil Tri­bu­nal, per­sonne ne son­geait à plaisanter.

Tan­dis que le public, dési­reux de ne perdre aucune parole s’é­cra­sait — hommes, femmes et enfants — contre la bar­rière et, par moments, s’a­gi­tait et se pous­sait des épaules pour évi­ter l’as­phyxie, les plai­gnants com­pa­rais­saient de l’autre côté de la bar­rière, devant ce sofa aus­si véné­ra­ble­ment que le Tri­bu­nal. L’al­gua­zil leur enle­vait leurs bâtons et leurs hou­lettes, regar­dés comme des armes offen­sives incom­pa­tibles avec le res­pect dû à la jus­tice, il les pous­sait jus­qu’à ce qu’ils fussent plan­tés à quelques pas des juges, avec leur mante pliée sur les mains ; et, s’ils tar­daient à se décou­vrir, par deux coups de revers, il leur fai­sait sau­ter le fou­lard de la tête. « C’é­tait dur ! Mais avec ces mâtins-là, il fal­lait bien agir de cette façon. »

L’au­dience était une conti­nuelle expo­si­tion d’af­faires très embrouillées, que ces juges gar­diens et igno­rants résol­vaient avec une faci­li­té sur­pre­nante. Les gar­diens des canaux et les atan­ta­dores char­gés d’é­ta­blir le tour d’ar­ro­sage arti­cu­laient leurs dénon­cia­tions ; et les accu­sés déve­lop­paient leurs moyens de défense. Le vieux père lais­sait par­ler ces fils, qui savaient s’ex­pri­mer avec plus d’éner­gie ; la veuve s’a­van­çait, accom­pa­gnée de quelque ami du défunt, pro­tec­teur déci­dé qui por­tait la parole à sa place.

« Parle, vos­té ! » dit, en allon­geant un pied, le plus vieux Canal. Car, par une, manière sécu­laire, le pré­sident, au lieu de se ser­vir des mains, dési­gnait avec son espa­drille blanche celui qui devait parler.

À chaque ins­tant, l’ar­deur méri­dio­nale per­çait dans les débats. Au milieu de l’ac­cu­sa­tion, l’ac­cu­sé ne pou­vait se conte­nir. « Men­songe ! Ce que l’on disait était faux et méchant ! On vou­lait le
perdre ! » Sept Canaux accueillaient ces inter­rup­tions avec des regards furieux. « Ici, per­sonne ne devait par­ler avant son tour. Si l’ac­cu­sé inter­rom­pait encore, il paye­rait tant de sous d’a­mende. » Et il y avait des entê­tés qui payaient, amende sur amende, empor­tés par la vio­lence de la rage qui ne leur per­met­tait pas de se taire en face de l’ac­cu­sa­teur. Puis les juges, sans quit­ter le sofa, rap­pro­chaient leurs têtes comme des chèvres qui jouent, échan­geaient quelques chu­cho­te­ments sourds ; et le plus vieux, d’une voix posée et solen­nelle, pro­non­çait la sen­tence où les amendes étaient comp­tées en livres et en sous, comme si la mon­naie n’a­vait subi aucune modi­fi­ca­tion et que, tout à l’heure, dût pas­ser encore sur la place le majes­tueux Jus­ti­cia, avec sa robe et son escorte d’Ar­ba­lé­triers de la Plume.

(L’Es­pagne et le Por­tu­gal illus­trés, par P. Jous­set, pages 155 – 161. ― Col­lec­tion Larousse.)

La Presse Anarchiste